Nous voici plongés, avec plus ou moins d’entrain, dans ces périodes de festivités obligées, qui s’amorcent avec Noël et son emblème rouge et barbu, perdurent avec les Rois et leurs galettes.
Joie, réelle ou factice, de fêtes désormais dépouillées de leurs significations originelles, livrées à l’empire de la dépense et de la gabegie. On s’écharpe autour de la crèche, on a oublié la marche tranquille des Mages. On s’adonne sans imagination à la tradition de voeux auxquels on croit d’autant moins que la facilité numérique permet des envois groupés sans avoir à les personnaliser.
Une ère d’hypocrisie et de masques. Au sens propre des deux vocables.
L’hupokritès grec désigne « celui qui répond », dénomination de l’acteur protagoniste qui dialogue avec le Choeur de la tragédie antique. Oedipe, Antigone, Agamemnon, Alceste, entre nombre d’autres.
Et ces rôles sont toujours interprétés, quel que soit le sexe du personnage, par un homme au visage caché par un masque symbolisant sa fonction tragique.
Le masque, donc. Initialement, il caractérise la noirceur, celle de la sorcière, du démon. Il s’assortit de travestissements divers, propres à tourner en dérision. De toute façon à cacher la vraie nature.
Masque mortuaire de celui qu’a quitté la vie. Pâte épaisse dont on se mâchure le visage, sombre mascara qui fausse le regard.
La mascotte, d’abord talisman de sorcier, se revêt d’un pouvoir plus bénéfique.
Le mascaron est la figure fantastique ou grotesqueà repérer en clé de voûte.
On ne saurait oublier que la mascarade a pour nature foncière de cacher, de déguiser, d’afficher autre chose que soi, s’appropriant ainsi une forme de magie. Les masques sont des vestiges du délire ionysiaque rituel, on le trouve dans la fête celtique d’Imbolc, les cérémonies expiatoires des Romains. L’Eglise, lors de conciles répétés, les condamne dès le haut Moyen Âge, allant jusqu’à déplacer vers Noël le Premier de l’An, pour instaurer le jeûne le 1er janvier, jadis réservé aux saturnales et fêtes de Janus. Qu’à cela ne tienne, les mascarades commenceront dès le jour suivant, et les masques tourneront en dérision un pouvoir ecclésiastique si pesant, masques du bœuf, de l’âne, du chameau issus de la crèche. Fête de l’Âne, des Fous, entre autres. Jeux dangereux de provocation et de violence débridée. Lors du Bal des Ardents, le 28 janvier 1393, le roi Charles VI, déjà fortement mentalement dérangé, s’était déguisé en ours et faillit en perdre la vie. La Fête des Fous singeait la hiérarchie, en élisant abbé, évêque, pape des fous… avant de se voir sévèrement interdite, pour cause de débauche théâtrale, voire érotique, dans les sanctuaires.
Telle est la violence de rituels antiques qui n’ont pas oublié leur filigrane de sacrifice dionysiaque d’un bouc. Les poètes Ronsard et Baïf n’en avaient pas mesuré les dangers, lorsqu’en 1553, devant le roi Henri II, ils décernèrent une « pompe du bouc » à leur confrère Etienne Jodelle. Ce qui leur valut un exil immédiat.
Paillardise des Saturnales romaines, nécessité vitale de sociétés essentiellement rurales, comment canaliser une virulence si naturelle et païenne, associée au solstice hivernal qui marque la résurgence solaire ?
Le masque se voit ainsi investi d’un pouvoir, même très limité dans le temps, de remise en cause du carcan des hiérarchies et des certitudes.
Il permet de se choisir une liberté par le déguisement, qui autorise à apparaître autre que ce qu’on est. Les diverses formes du Carnaval en témoignent.
Mais, – parce qu’il y a un « mais »-, les masques contemporains prennent des aspects beaucoup plus dangereux et pervers. Parce qu’on y confond désormais le rôle momentanément joué, et parfaitement défini comme dans la théâtralisation antique, avec la personnalité réelle de qui le porte.
Le recours systématique au pseudonyme et à la vignette qui l’assortit, dans les échanges par réseaux sociaux, induit une impunité ni contrôlée ni contrôlable de l’anonymat. Il ne s’agit plus de jouer un rôle momentané, concerté, mais de s’octroyer une liberté sans frein de profération écrite.
Le masque, ainsi dévoyé, ne joue plus son rôle d’une lucidité volontiers dilatoire, très strictement codifiée et acceptée comme telle.
Alors que le masque permettait à l’acteur de la tragédie grecque, ou nippon du théâtre Nô, de se « désincarner », de regarder autrement, en excluant le pathos personnel, le dénuement physique autant que verbal, le masque contemporain, via les réseaux sociaux, est trop souvent tissé d’un anonymat faussement protecteur. Photo factice et fallacieuse placée comme signature. Nombre d’ « échangistes du message » y dévêtent sans pudeur une intimité quotidienne qui ne devrait regarder qu’eux, y déversent sans filtre le flot de leurs haines. Dans le narcissisme obsessionnel de l’égocentrisme, de l’individualisme, de l’égoïsme, faussement libérateur des revendications contemporaines du caprice de chacun, érigé comme loi unique de fonctionnement et de comportement. Le masque ainsi façonné n’est plus métaphore d’un rôle assumé, socialement reconnu et acceptable, mais permet le déballage hypocrite et en impunité de tout et n’importe quoi, de la haine, du crachat, de la fausse sociabilité.
La luxure et l’explosion, qu’autorisait le carnaval antérieur, étaient une fissure dans le carcan ordinaire, en réalité très codifiée et surtout maîtrisée et circonscrite. Après la débauche et l’inversion des rôles, soupape nécessaire et vitale sous peine d’une implosion mortelle, on reprenait inexorablement son rôle coutumier. Folie dévoyée puis sagesse contrainte.
Le masque, dès son origine, est une caricature, difforme tant du nez que des joues, des plis de la bouche, amère, pessimiste, hilare, artificiellement joyeuse. Excessive, jamais naturelle.
Ce n’est surtout qu’une tête, comme séparée du corps.
Les médaillons-signatures des réseaux sociaux sont censés représenter des individus vivants et légitimes dans leurs paroles, alors qu’ils n’ont même pas l’épaisseur d’un homme-tronc…
Une tête sans corps n’a pas de sens, elle ne peut exprimer ce qui fait la vie, c’est-à-dire le mouvement qui l’anime.
Ces masques actuels figent la parole et les mots, même s’ils se disent vivants par eux-mêmes. Paroles désincarnées qui se prétendent porteuses de vie et d’authenticité ! En réalité, des bouches qui, trop souvent, éructent sans les corps qui les incarneraient !
Paradoxe d’une virulence verbale, prise au premier sens de mots sans réalité tangible, alors qu’ils se révèlent assassins hors d’atteinte, sans remède ni rémission. Ni droit d’oubli surtout.
Annick Drogou
Galilée.sp