Ah, mais quand serons-nous enfin débarrassés de cette encombrante bestiole ?, s’écrie-t-on à l’envi depuis que s’est abattue sur le monde la récente pandémie. Et tout un chacun d’y aller de sa vocifération accusatoire contre quelques bêtes forcément coupables de ce dérangement majeur. L’humain, parce qu’il s’est arrogé depuis si longtemps une tyrannie sur tout ce qui bouge et n’est pas lui, ne conçoit pas qu’on lui résiste du côté des bêtes. Cette mauvaise réputation remonte aux aurores de la création, assortie de peur, de violence, de danger réel ou supposé.
Est bête ce qui ne correspond pas aux critères d’une normalité, unilatéralement décrétée. Et qui ne peut qu’exprimer les faiblesses, les défauts, les pesanteurs.
Quand Flaubert s’attache à la bêtise, ses « héros » sont un boeuf stupide, Bouvard, et son comparse une figure indistincte du troupeau, Pécuchet. Bovin et pécore du latin *pecus, tête de bétail, grammaticalement neutre, parce que son origine lexicale le désigne comme ce qu’on peut posséder, un bien meuble en argent ou autre, une source de richesse. Il n’est pas indifférent de constater que la pécore,qui en est issue, est éminemment femelle dans le vocabulaire courant… Double peine, non ?
Dans le champ sémantique de la *bestia latine, aucun mot n’échappe à la dépréciation. Les bestiaux sont lents et stupides, d’ailleurs ils méritent bien la bétaillère de leur transport, bétail indistinct dont on isolera une tête à des fins d’abattage ou de comptabilisation.
Car la bête n’est pas un animal. La bête de somme est mise sous le joug, alors que l’animal est de compagnie ou de foire, digne d’être cajolé même s’il se voit insidieusement dompté… Le langage, toujours subtil dans ses emplois même et surtout involontaires, est le révélateur de nuances laudatives ou méprisantes. La langue métaphorique désigne comme bête noire des médecins, au XIXe siècle ,le corset, dont ils dénoncent les risques multiples pour la circulation sanguine, le coeur, le foie et autres organes, pour les facultés mentales, et ils mettent en garde contre ce fauteur de tuberculose et de… « spasmes voluptueux par désir d’amour » (sic) dus à la compression sanguine de la région génitale, féminine cela va de soi. Une vénéneuse panacée, universelle comme il se doit…
Comme disait Paul Léautaud, » je déteste les bêtes, mais j’adore les animaux. »
Et quand l’humain déchoit de son statut privilégié, il n’échappe pas à l’abêtissement. Au minimum il est bêta, il bêtifie, ne peut s’empêcher de proférer des bêtises, de se comporter bêtement.
Au pire, la bestialité le guette. Il sera faramineux, telle la bête fabuleuse et féroce, ainsi nommée Faramine dans des légendes de Bretagne et de Bourgogne. On n’est pas loin de la Bête du Gévaudan, qui dévora dans les Cévennes une bonne centaine de femmes et d’enfants, avant qu’un régiment de dragons ne vienne enfin à bout de ce loup monstrueux.
Sait-on bien qu’à une époque pas si éloignée de la nôtre, dans le divorce pour adultère, si le mari pouvait se contenter de prouver l’infidélité de sa femme, l’épouse devait quant à elle prouver que l’adultère de son mari était assorti de circonstances aggravantes, la bestialité, l’inceste ?
Phantasme irréductible d’un bestiaire de l’horreur si propice à l’imagination littéraire. Heureusement, des écrivains tels La Fontaine, Jules Renard ou Apollinaire, ont redonné, avec tendresse et humour, leurs lettres de noblesse à ces bêtes auxquelles nous ressemblons tant, surtout quand nous cessons de prétendre les dominer, les dévorer, les exterminer par notre inconséquence. Nos voracités plurielles, nourriture, chasse, appropriations territoriales, entre autres, les ont menées en foule au bord de l’extinction. La lucidité est bien tardive, imposée par des circonstances dramatiques.
Et nous n’en avons cependant pas terminé avec le paradoxe. A vouloir les protéger de notre propre barbarie bestiale à leur encontre, nous courons le risque de les étouffer de nos prévenances ou de les rendre encombrantes, en les délestant des utilités nourricières auxquelles l’évolution des sociétés omnivores les a préposées. La science démontre que l’ingestion de protéines animales est une donnée essentielle et non remplaçable dans le développement du cerveau humain. C’est par elles que le cerveau de l’homme s’est différencié de celui des autres mammifères. Facteur d’une intelligence qui court le risque d’en causer aussi la perte…
Décidément, l’humain ne connaît pas la cohabitation équilibrée et apaisée…
Annick Drogou
Galilée.sp