D’après le site « we are social »
Cela pourrait être le sous-titre de la visio-conférence du 8 juin dernier avec Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique pour la France…
Suite à la publication de l’ouvrage « Numérique, action publique et démocratie » du CIRIEC France édité par les Presses universitaires de Rouen et du Havre (PURH) sous la direction de Philippe Bance et Jacques Fournier, rendez-vous avait été pris pour une visio-conférence Galilée.sp le 8 juin avec Henri Verdier, Ambassadeur pour le numérique pour la France.
L’intervention d’Henri Verdier s’inscrivait dans le cadre particulier des réflexions et activités du groupe de travail sur l’illettrisme numérique et celui plus général des enjeux liés au recours au numérique dans de nombreux domaines de l’action publique, ainsi que dans la perspective de la présidence française de l’Union européenne au premier semestre 2022.
Le numérique : la troisième révolution industrielle
En préambule de son propos, Henri Verdier rappelle que pour de nombreux historiens, le numérique constitue la troisième révolution industrielle, après celle du charbon à la fin du 18ème siècle en Grande-Bretagne, et celle de l’électricité et du pétrole à la fin du 19ème tout au long du 20ème, relayée par le nucléaire.
Dans tous les cas de figures, ces révolutions transforment non seulement les économies des pays, mais elles ont un impact important sur nos sociétés, la politique, nos représentations, notre imaginaire.
La révolution industrielle du 19ème siècle voit se développer le prolétariat, apparaître le communisme, le taylorisme (O.S.T. ), les cités ouvrières, l’urbanisme haussmannien mais aussi l’éducation de masse (loi Guizot de 1833 , Jules Ferry loi de 1882) avec des programmes unifiés sur l’ensemble du pays.
Avec l’électricité, le pétrole, puis le nucléaire, on assiste à l’émergence de la consommation de masse, du tourisme de masse, des media de masse… Tout ce qui est remis en cause par l’irruption puis le développement de l’informatique puis du numérique. L’expansion des réseaux sociaux au détriment des media « classiques » fournit une illustration assez frappante de ces mutations.
Pour Henri Verdier, nous sommes au début d’une « grande transformation » en faisant le parallèle avec le titre de l’ouvrage de Karl Polanyi, économiste et anthropologue avant l’heure ).
Sur le plan géopolitique, le numérique rebat les cartes et la Chine, qui n’a rien oublié des humiliations infligées par l’Occident, a bien l’intention de « jouer le match retour » (sic). La diplomatie numérique est désormais entrée au Quai d’Orsay….
La transformation numérique, vecteur de nouveaux défis économiques, sociaux et géopolitiques.
Dès le chapitre 1 de l’ouvrage du CIRIEC-France, le « décor » est planté :
D’un côté : « Notre vie politique articulée autour des notions de volonté générale et de souveraineté, qui supposent, in fine, la capacité d’agir de la chose publique, est ébranlée. »
De l’autre : « Cette nouvelle donne s’ajoute sans la remplacer à une autre réalité : le formidable potentiel émancipateur du numérique. (…) C’est un projet d’émancipation au service du partage de la connaissance, de la création et de la capacité d’innovation. » (cf. chapitre 1 « la souveraineté après la révolution numérique » Henri Verdier et Siegrid Henry p. 23)
En savoir un peu plus sur le(s) parcours d’Henri Verdier
Jeune normalien dans les années 90, Henri Verdier devient directeur général de la société Odile Jacob multimédia pour développer et éditer des logiciels applicatifs dans le secteur de l’éducation.
En 1995, avec le prix Nobel de physique Georges Charpak, il est le co-fondateur de « la main à la pâte », fondation de coopération scientifique pour l’éducation à la science qui a permis de former des instituteurs au maniement d’outils numériques (vidéos, cours de sciences adaptés aux élèves du primaire…) et des méthodes de pédagogie active et alternative qui s’inspirent des « préceptes » édictés par Benjamin Franklin : « tu me dis, j’oublie, tu m’enseignes, je me souviens, tu m’impliques, j’apprends ».
En 2006, il est co-fondateur du pôle de compétitivité Cap Digital qui rassemble tous les acteurs de l’innovation : start-up, laboratoires de recherche, petites, moyennes et grandes entreprises, écoles, universités et investisseurs et qui apporte son soutien à l’innovation, à la transformation numérique et à la transition écologique.
Il rejoint l’Etat en 2013 et dirige Etalab, pour l’ouverture et le partage des données publiques[1] : « Etalab contribue ainsi à ouvrir l’administration et l’action publique sur la société, en mettant en oeuvre les principes de « gouvernement ouvert » : transparence de l’action publique, consultation et concertation avec la société civile, participation citoyenne, innovation ouverte ». On a pu constater à l’occasion de la pandémie de Covid-19 à quel point la notion de partage des données pouvait être utile ET nécessaire : Henri Verdier cite l’exemple de Guillaume Rozier, jeune ingénieur informaticien de 24 ans créateur de l’application covidtracker mise à la disposition du public en « open data[2] ».
Une nouvelle source de la valeur : « la multitude »
Dans leur ouvrage « l’âge de la multitude » (2015) Nicolas Colin/Henri Verdier, les auteurs expliquent comment le numérique a « redistribué les cartes » sur le plan des modèles économiques : « L’ancien monde économique vacille, parce que la plupart des dirigeants n’ont pas compris qu’a émergé une nouvelle source de la valeur : la multitude (…) La valeur se trouve maintenant dans la multitude que nous formons, tous, individus éduqués, outillés, et connectés. A côté des externalités traditionnelles, éducation, transport, infrastructures, les milliards d’individus connectés de par le monde et leurs échanges représentent un formidable gisement de richesse pour qui sait le capter et l’exploiter.
C’est ce qu’ont réussi à faire la plupart des géants du numérique que nous connaissons tous. Ils ont réussi à surmonter les réflexes économiques traditionnels et accepter d’ouvrir au maximum leur savoir-faire, de ne pas protéger leur marché. Ce sont les conditions pour que la puissance créatrice des utilisateurs vienne à eux et puisse être redistribuée. (extrait de « Prospective /Comité de veille/Note de lecture » de la Fonda téléchargeable ici). Selon Henri Verdier, c’est exactement ce qui s’est passé lors de l’invention du téléphone tactile par Steve Jobs : ses collaborateurs l’ont convaincu de recourir à des utilisateurs extérieurs, contributeurs créatifs et innovants, pour donner toute sa dimension à son invention… On connaît la suite et le succès de l’iphone…
« L’empowerment « ou comment trouver des passerelles entre l’Etat et la société civile
Tout au long de son parcours d’entrepreneur numérique et de dirigeant public (Etalab, DINSIC –devenue DINUM en octobre 2019…) Henri Verdier s’est attaché à faire vivre le concept d’ « empowerment », pourtant bien difficile à traduire en français… Ci-après, un extrait d’un article extrait de la revue « Idées » intitulé « L’empowerment, un nouveau vocabulaire pour parler de participation ? » (document téléchargeable ci-après) de Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener
« L’empowerment articule deux dimensions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder. Il peut désigner autant un état (être empowered) qu’un processus. Cet état et ce processus peuvent être à la fois individuels, collectifs et sociaux ou politiques – même si, selon les usages de la notion, l’accent est mis sur l’une de ces dimensions ou au contraire sur leur articulation.
Une des premières difficultés de l’utilisation française de cette notion est sa traduction. Plusieurs formulations ont été proposées, parmi lesquelles « capacitation », « empouvoirisation », « autonomisation » ou « pouvoir d’agir ». Mais les termes « autonomisation » et « capacitation », s’ils indiquent bien un processus, ne font pas référence à la notion de pouvoir qui constitue la racine du mot ; et les expressions « pouvoir d’agir » ou « pouvoir d’action » ne rendent quant à elles pas compte du processus pour arriver à ce résultat et de sa dimension collective.
Une seconde difficulté – et un second intérêt – de cette notion réside dans sa trajectoire, dans la multiplicité des champs où elle est mobilisée, dans les évolutions de ses interprétations au fil du temps et selon les contextes. C’est pourquoi il semble important de revenir sur celle-ci pour analyser les conditions de la diffusion de la notion d’empowerment en France ». (cf. op.cit. p. 25 https://www.cairn.info/revue-idees-economiques-et-sociales-2013-3-page-25.htm)
Le but recherché dans ce cadre est de créer plus de nouvelles ressources pour la société civile et d’améliorer du même coup ses relations avec l’Etat.
Mettre la richesse de la multitude au service de l’intérêt général.
Dans « L’âge de la multitude », les deux auteurs reconnaissent que « la révolution numérique doit être couronnée par une révolution politique, faute de quoi elle pourrait déboucher sur un monde profondément inégalitaire » (cf. note de lecture de la Fonda op.cit)
Les inégalités face à l’accès à internet
« On estime qu’il y a en 2020, un peu plus de 40 % de la population mondiale qui n’est toujours pas connecté au net. Cela représente environ 3,2 milliards de personnes non-connectées. Parmi ces personnes qui n’ont pas d’accès à internet, plus d’un milliard vivent en Asie du Sud (soit 31% du total). Les pays d’Afrique concentrent 870 millions de personnes soit 27% au total sur l’ensemble du continent. Le rapport pointe une fois de plus les inégalités mondiales devant l’accès à internet. Les conclusions du rapport nous permettent de mieux comprendre ces inégalités. Il faut savoir que plus de la moitié de la population totale d’Afrique a moins de 20 ans. Il y a également plus de 460 millions de personnes de moins de 13 ans en Asie du Sud.
Il est évident que l’âge de la population joue un rôle prépondérant dans les différences d’accès à internet, ce qui explique que des disparités persistent dans différentes régions du monde. Le sexe est également un paramètre à prendre en compte dans cette fracture numérique. Les femmes sont moins susceptibles d’avoir accès à internet c’est le cas en Asie du Sud. La situation est beaucoup plus inquiétante en Inde ou plus de la moitié des femmes ignorent l’existence des téléphones mobiles d’après les recherches de GSMA Intelligence. D’après les Nations Unies, les “normes et pratiques sociales profondément ancrées” seraient la principale cause de ces disparités. Pour réussir à connecter toutes ces femmes, il faudrait améliorer et faciliter l’accès à l’internet, surtout dans les économies dites en développement ». (source : https://www.e-works.fr/blog/chiffres-cles-2020-internet-reseaux-sociaux-monde-france/).
Le concept « d’Etat-plateforme »
« Inventé par Tim O’Reilly (2011), le concept d’État-plateforme a été repris et développé en France par deux entrepreneurs du numérique, Nicolas Colin et Henri Verdier. L’idée centrale de l’ouvrage qu’ils publient en 2012 (2e éd., 2015) est qu’avec la révolution numérique les flux d’intelligence et de créativité se situent désormais davantage à l’extérieur qu’à l’intérieur des organisations, dans ce qu’ils appellent la « multitude » : leur transformation en plateforme permettrait aux organisations de « capter la puissance créatrice de la multitude », en s’attachant à valoriser le potentiel de créativité des individus. L’État est lui-même conçu comme une sorte de « porte-avion », « qui stimule et accueille l’engagement citoyen, qui favorise et utilise l’innovation du plus grand nombre, qui garantisse des ressources accessibles à tous » (Pezziardi, Verdier, 2017), en offrant les infrastructures nécessaires ». Chevallier Jacques, « Vers l’État-plateforme ? », Revue française d’administration publique, 2018/3 (N° 167), p. 627-637. DOI : 10.3917/rfap.167.0627. URL : https://www.cairn.info/revue-francaise-d-administration-publique-2018-3-page-627.htm
Il reste des disparités et des inégalités fortes en matière d’écosystème numérique entre les différents ministères, par exemple entre les quelques 6000 développeurs de la DGFIP (Direction générale des finances publiques) et le ministère de l’agriculture où les moyens alloués à l’innovation ne sont pas à la hauteur des enjeux.
La transformation numérique de l’Etat est lente et difficile…
Au chapitre des constats et des paradoxes…
L’Etat est devenu faible pour faire du numérique. Et pourtant, l’Etat a fait entrer l’informatique dans la société française.
Au chapitre des Constats :
- désinvestissement des corps techniques de l’Etat (pas d’ingénieurs télécom, par exemple)
- pilotages gigantesques inadaptés par rapport au « small is beautiful »
- bureaucratie
- sous-traitance / externalisation
Il s’agit de savoir ce qu’on doit faire et qu’on sait le faire et ce qu’on doit faire et qu’on peut déléguer. Au fil des années, on a détricoté et désarmé l’Etat.
Dans le domaine industriel, certains concepts, tels le « fabless » (des entreprises sans usines et des usines sans ouvriers) de Serge Tchuruk, patron d’Alcatel dans les années 90, ont contribué à la désindustrialisation du pays et provoqué de véritables catastrophes économiques et sociales.
Face aux nouveaux défis industriels ET géopolitiques posés par le développement du numérique, il s’agit d’adopter de nouvelles stratégies pour que l’Etat retrouve force et agilité au sein de ce que l’économiste et sociologue Pierre Veltz nomme « la société hyper-industrielle » afin de jouer pleinement sa partition dans le « concert » d’une mondialisation « numérisée « , hyper connectée, mais trop souvent encore dépourvue d’outils de régulation et de normes.
Dans le chapitre « la souveraineté après la révolution numérique », Henri Verdier et Siegrid Henry citent l’exemple du conflit qui a opposé les taxis et les « VTC » (véhicules de transport avec chauffeur) en indiquant que dans ce cas précis « c’est le cadre de régulation qui a été bouleversé par le numérique » Et d’ajouter « de nombreuses politiques publiques sont ainsi déstabilisées, non pas par l’offre numérique, mais par le brouillage des cadres des régulations antérieures, par exemple en matière de fiscalité, de droit de la concurrence, ou d’organisation de la liberté d’expression » (op.cit. p.30)
La construction d’une diplomatie numérique.
L’arrivée d’Henri Verdier et de son équipe au Quai d’Orsay bouscule les schémas « traditionnels » de la diplomatie et le métier d’ambassadeur s’en trouve profondément transformé. Il faut faire face aux géants de l’internet, combattre la vision « libertarienne » de la Silicon Valley qui promeut la liberté d’expression, la liberté individuelle, à l’opposé du débat argumenté, – la « controverse » -, de l’intérêt général, de l’accès aux « communs » (logiciels libres….), des libertés fondamentales… : « Face à la complexité des enjeux de régulation de l’espace numérique, la tentation de l’unilatéralisme croît de façon problématique, source de tensions internationales, menaçant parfois les libertés et droits des citoyens et engendrant de multiples menaces à l’encontre de l’Internet libre et ouvert » (op. cit. p. 24).
La nécessité d’une riposte démocratique…
La guerre des étoiles a pris fin, mais les cyber-attaques » elles, se sont multipliées au fur et à mesure de l’expansion de l’écosystème numérique. Elles touchent aussi bien le monde politique (le scandale de Cambridge analytica lors de l’élection de Donald Trump en 2016) que le secteur de la santé : vol des données, paralysie du système informatique des hôpitaux ou celui des media avec des attaques de hackers contre des sites internet en France après l’assassinat de Samuel Paty en octobre 2020.
Lors de la visio-conférence, Henri Verdier a fait référence à un article co-écrit avec Jean-Louis Missika paru dans la revue « Telos » portant sur « la démocratie, otage des algorithmes », consultable en suivant ce lien. Ci-après, un extrait de cet article à la tonalité alarmiste : « Que devient la démocratie si une campagne électorale cesse d’être ce moment où la communauté nationale, par le débat public et la controverse, décide collectivement de son destin ? Si elle devient la résultante de stratégies d’investissements publicitaires fondées sur un micro-découpage de l’opinion et des micromanipulations quotidiennes ? Que devient, même, la Nation ? La fragmentation de la communauté nationale en de multiples cibles, l’envoi de messages spécifiques à ces micro-segments, dans le secret et sans contradiction, interdisent une réelle délibération politique, préalable au vote. La démocratie est née dans l’agora. Elle a besoin d’un espace public qui soit réellement public. Le microciblage et la publicité politique personnalisée désintègrent l’espace public ».
… De beaucoup de détermination politique
… Et de coordination à l’échelle européenne et internationale pour contrer ces menaces et retisser du COMMUN. « Pour résoudre le problème, il faudra une transformation profonde de la conception de ces services, qui fera nécessairement évoluer leurs modèles économiques. Le chemin a commencé, et la France y tient son rôle, dans sa contribution à la conception du “Digital Services Act” que prépare la Commission européenne, par exemple, tout comme avec l’Appel de Christchurch lancé avec la Nouvelle-Zélande. Mais il sera encore long, et demandera une réelle compréhension de la nature des problèmes, une grande créativité juridique, et beaucoup de détermination politique » (op.cit.).
En guise de conclusion : « Votre mission, si vous l’acceptez »….
… Sera de « rééquilibrer les rapports de force entre l’Etat, les entreprises et la société civile par le recours à la technologie numérique et de rechercher une nouvelle manière de faire de la diplomatie« . (d’après https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/diplomatie-numerique/la-mission-de-l-ambassadeur-pour-le-numerique/article/rapport-d-activite-2019-de-l-ambassadeur-pour-le-numerique).
Enfin, contrairement à la série « Mission impossible », cet article ne s’autodétruira pas dans 5 secondes, et le lecteur aura tout le temps d’en prendre connaissance…
Bonne lecture !
[1] Etalab coordonne la politique d’ouverture et de partage des données publiques (open data) : Il coordonne les actions des administrations de l’Etat et leur apporte son appui pour faciliter la diffusion et la réutilisation de leurs informations publiques
[2] Les Open Data, ou données ouvertes, sont des données auxquelles l’accès est totalement public et libre de droit, au même titre que l’exploitation et la réutilisation. Ces données offrent de nombreuses opportunités pour étendre le savoir humain et créer de nouveaux produits et services de qualité