Avant qu’une grande partie du monde occidental ne se convertisse aux bienfaits supposés du néolibéralisme à la fin des années 70 avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan, les « chicago boys » avaient « investi » le Chili de Pinochet dès le début de la dictature (et même avant…).
Ce pays d’Amérique latine allait ainsi devenir un laboratoire « grandeur nature » des réformes inspirées par les thèses monétaristes de Milton Friedman pour faire advenir ce que de nombreux observateurs avaient qualifié à l’époque de « miracle économique chilien »…
Le Chili, bon élève du néolibéralisme…
« Après une période de répression sanglante qui a décapité, au sens propre comme au figuré, l’Unité populaire chilienne, la junte d’A. Pinochet a pris la tête, pour la première fois au monde, d’une révolution ultra-néolibérale, afin de lutter contre l’inflation, désengager l’État de la vie économique et libéraliser cette dernière. Le régime militaire a combiné une intense répression politique avec une application presque religieuse de l’économie de libre marché. Après le coup d’État, le Chili a poursuivi de manière précoce une stratégie volontariste de libéralisation à outrance.»
Entre 1973 et 1981 les « Chicago Boys », pionniers de l’ultralibéralisme, ont entamé une série de « réformes » compatibles avec le décalogue de la première version du consensus de Washington, proposée à la fin des années 1980 : liberté totale des prix ; ouverture indiscriminée aux importations ; libéralisation du marché financier aussi bien en termes de taux d’intérêt que d’allocation du crédit ; large libéralisation des flux internationaux des capitaux ; réduction de la taille du secteur public ; privatisation des entreprises publiques traditionnelles ; suppression de la majorité des droits syndicaux ; réforme fiscale pour réduire les impôts directs et les rendre plus progressifs ; introduction des premiers systèmes de retraite par capitalisation » https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2013-3-page-107.htm
Le revers de la médaille…
Cette révolution économique néolibérale bénéficie à une élite restreinte, mais produit des effets catastrophiques sur les classes sociales les plus vulnérables. Les inégalités ne cesseront de se creuser tout au long de cette période de dictature. En 1987, 45 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Avec le retour à un régime de transition démocratique après le référendum perdu par Pinochet en 1988, la situation socio-économique des chiliens va s’améliorer peu à peu, mais les inégalités sont toujours très fortes et le sentiment d’injustice sociale persiste…
Le ticket de métro qui met le feu aux poudres…
21 octobre 2019, le Figaro-économie titre : « Chili: à l’origine de la crise, des tickets de métro et de profondes inégalités »
C’est l’annonce par le gouvernement de Sebastián Piñera (droite conservatrice) de l’augmentation de 30 pesos du prix du ticket de métro qui déclenche de violentes manifestations dans les rues de Santiago pour les quelques 3 millions de chiliens utilisant quotidiennement ce moyen de transport qui représente une part importante de leur budget. Quelques mois auparavant, une augmentation de 20 pesos avait déjà provoqué des remous…
Avec cette nouvelle augmentation de 30 pesos, le ticket devait subir une hausse de 3 centimes en faisant passer son prix à 830 pesos (soit 1,04 euros)… « Dans un pays où le salaire médian (400 000 pesos, soit 498,95 euros) est proche du salaire minimum (301 000 pesos, 375,46 euros) selon les chiffres de l’Institut National de Statistiques chilien, une hausse de 30 pesos des tickets de métro n’est pas anodine dans le porte-monnaie des Chiliens. Selon une étude de l’Université Diego Portales, les transports peuvent représenter jusqu’à 30% des dépenses pour les familles les moins favorisées, contre seulement 2% pour les plus aisés ». (cf. article du Figaro magazine).
Selon le rapport de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL), en 2019, les 1% les plus riches du Chili détenaient 26,5% du PIB national. Le Chili reste l’un des pays les plus inégalitaires au monde. Le mouvement social d’octobre 2019 est brutalement réprimé par la police, mais loin de s’éteindre, il s’étend…
La voie vers une nouvelle constitution et un nouveau paysage électoral
Le référendum organisé le 25 octobre 2020 pour ou contre la proposition de rédaction d’une nouvelle constitution recueille près de 79 % des suffrages et ouvre la voie à des élections constituantes organisées les 15 et 16 mai dernier. Le scrutin voit « se dessiner un nouveau paysage électoral » (Kevin Parthenay, professeur de sciences politiques à l’université de Tours) : les indépendants constituent une part non négligeable de cette assemblée de 155 élus, tout comme les femmes, les populations autochtones (Mapuches, Quechuas….), les écologistes.
Selon Kevin Parthenay, « Ce n’est pas juste un changement politique : on assiste à l’arrivée au pouvoir de toute une génération qui avait commencé à lutter lors du mouvement des étudiants de 2011, et qui est devenue la nouvelle élite politique ».
Un espoir pour les autres pays du sous-continent ?
Sur le plan sanitaire, depuis le début de la pandémie de corona-virus, l’Amérique latine est la deuxième région la plus endeuillée au monde, derrière l’Europe. Près de 90 % des décès se répartissent entre le Brésil, le Mexique, la Colombie, l’Argentine et le Pérou.
Sur le plan politique, économique et social, la situation des autres pays du sous-continent reste préoccupante, et la démocratie n’est pas à proprement parler à l’ordre du jour.
Membre d’un lobby baptisé BBB : B comme bible, B comme bœufs, B comme balles , le président brésilien Bolsonaro, fervent admirateur de la dictature passée (1964-1985) a instauré un régime autoritaire, à tendance fascisante, et il s’est appliqué à détricoter systématiquement ce qui avait été réalisé par le gouvernement de Lula et qui avait permis à la fois l’émergence d’une classe moyenne et l’amélioration des conditions de vie des classes les plus défavorisées.
Les vénézuéliens subissent les effets catastrophiques d’une crise politique et économique sans fin : + de 3000 % d’inflation en août 2020 et plus de 4 millions de réfugiés pour un pays de 31 millions d’habitants.
Les manifestations des jeunes colombiens de Bogotá ou de Cali pour dénoncer les inégalités et les projets de réforme fiscale du gouvernement d’Ivan Duque (droite conservatrice) ont été et sont encore durement réprimées…
Lors du Coup d’Etat au Chili le 11 septembre 1973, j’étais étudiante en fac d’espagnol à Nanterre (devenue depuis Paris-X) ; pour l’idéaliste que j’étais – et que je suis restée sans doute -, ce coup de force sanglant a représenté un vrai traumatisme !… La dictature de Pinochet a commencé à desserrer son étau en 1988 après un référendum qui a entraîné son départ en tant que chef de l’Etat…. En 1991, j’ai eu le « privilège » de participer au premier congrès ordinaire de la Centrale Unitaire des Travailleurs chiliens (CUT-Chile), mais c’est aussi à cette occasion que j’ai appris qu’avant de quitter le pouvoir, Pinochet avait pris soin de mettre en place une minorité de blocage au Sénat, afin de différer au maximum tout retour à une véritable démocratie.
Aujourd’hui, je reprends espoir en pensant que le Chili est peut être à la veille de mener une expérience politique, sociale et économique majeure qui pourrait inspirer d’autres pays latino-américains…
İ Ojalá ![1]
Anne-Marie Perret
[1] Ojalá : Qu’on pourrait traduire par « pourvu que… », « si seulement….» ou « avec un peu de chance »…