Quel Travail est source d’émancipation et voie d’accès au bonheur ?
C’est sur cette belle et incontournable question que les philosophes et sociologues invité(e)s au deuxième colloque de « Phil’o Boulot » ont réfléchi avec un public attentif…. et actif.
La modération des débats était assurée par Denis Maillard, directeur de la communication de Technologia.
Galilée.sp, avec sa présidente, Catherine Gras, s’est engagé à l’organisation d’un cycle de colloques « Phil’o Boulot » pour permettre, par la rencontre de mondes différents, de donner ou redonner du sens à nos actions, en « réenclenchant » le mouvement, les interactions.
Jean-Claude Delgènes, fondateur et directeur de Technologia, témoigne par son action et son engagement que le mieux-être au travail est à portée de mains.
Le format, associant un intervenant avec un philosophe, a été repris avec succès pour cet « épisode 2 ».
Le format associant un intervenant avec un philosophe a été repris pour cet « épisode 2 ». Ainsi, Michel Forestier,ingénieur agronome et docteur en philosophie, auteur d’un ouvrage intitulé « le travail contre nature » a choisi d’évoquer Montesquieu et le rapport non dénué d’ambiguïtés que l’auteur de l’Esprit des lois entretenait avec les conditions de vie au travail, les notions de bonheur et de malheur…
Montesquieu avec Michel Forestier
« J’ai vu les galériens de Livourne et de Venise : je n’y ai pas vu un seul homme triste » (« Mes Pensées », Montesquieu).
Pour Michel Forestier, « toute sa vie, Montesquieu s’est interrogé sur le lien que pouvaient avoir les conditions de vie avec le bonheur ». Au chapitre 9 de son livre « Pensées diverses », qui traite du bonheur, Montesquieu écrit : « Quand nous parlons du bonheur, ou du malheur, nous nous trompons toujours ; parce que nous jugeons des conditions et non pas des personnes ».
Pour Montesquieu, juger du bonheur ou du malheur des hommes est affaire de perception. On trouve de nombreux témoignages dans son œuvre de sa rencontre et de sa connaissance de conditions de vie difficiles. Par exemple, lors de sa visite des mines du Harz, il note : « Les seules vieilles mines sont malsaines : la chandelle s’y éteint ; les mineurs y respirent difficilement ; il est surtout dangereux d’y travailler en été (…). Ceux qui périssent de maladies contractées dans ces mines meurent étiques ou asthmatiques ». Il ne conteste donc pas que les conditions aient un effet sur les personnes.
Ce qu’il conteste, c’est que cet effet puisse mécaniquement produire un état de bonheur ou de malheur » (extrait de Le travail contre nature, Michel Forestier.
A l’occasion de ses voyages en Europe, Montesquieu observe, décrit, constate, mais ne va pas au-delà en terme « d’engagement », car selon Michel Forestier, sa pensée n’est pas une pensée de « transformation ».
Ce qui demeure, c’est ce sentiment « d’éveil » à la condition du travailleur et à ses conditions de travail. A ce titre, Michel Forestier voit en Montesquieu, penseur des Lumières, l’un des précurseurs de la sociologie.
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MARX avec Pierre Dardot
Et l’émancipation comme réappropriation
Le propos introductif de Pierre Dardot, philosophe, spécialiste de Karl Marx fait une large place à l’étymologie afin d’éviter toute confusion entre deux concepts bien distincts : l’émancipation et l’affranchissement.
Le latin « Mancipium » construit sur les termes manus, la main, et capio, prendre, indique qu’il s’agit de prendre avec la main la chose dont on se rend acquéreur ou du droit exercé sur une personne.
Y-a-t-il une différence entre émancipation et affranchissement ? L’émancipation s’effectue entre 2 hommes libres en sortant de l’état de minorité (notion juridique héritée du droit romain/ mineur émancipé), alors que l’affranchissement relève du pouvoir d’un maître sur un homme qui n’est pas libre, l’esclave. Comme pour d’autres penseurs/philosophes de la deuxième moitié du 19ème siècle, Marx considère qu’il est important pour ceux qui travaillent de sortir d’un état de minorité qui fait violence à leur nature d’hommes libres…
L’émancipation doit être perçue comme une exigence, un but à atteindre par soi-même, d’où l’utilisation de la forme « réfléchie » du verbe et ce que l’on retrouve dans les statuts de la première Internationale (1864) sous la plume de Marx : « l’émancipation de la classe ouvrière doit être l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes ».
Le travail aliéné
A partir du début des années 1860, Marx pense le travail comme une contrainte pesant sur la liberté. Il faut trouver du travail, avoir un travail…Le travail devient l’objet permettant d’accéder à d’autres objets (nourriture, vêtements, logement…). La séparation, vécue par le travailleur, entre le travail et sa propre personne interdit au travail d’être un accomplissement de soi-même, de sa propre personnalité…
L’émancipation humaine doit être entendue comme la réappropriation par l’homme de forces qui lui sont devenues étrangères en raison de l’aliénation sociale qu’il subit. Dans cette perspective, l’émancipation du travail ne figure pas une émancipation quelconque : si le travail constitue bien l’ « essence humaine », comme Marx l’affirme en 1844, alors l’émancipation du travail coïncide avec la réalisation par l’homme de sa propre essence.
L’émancipation par la suppression du travail ?
C’est sur cette question posée de manière dialectique (normal, lorsqu’il s’agit de Marx !) que s’est achevée l’intervention de Pierre Dardot. Les conditions pour une suppression pure et simple du travail sont telles que celle-ci est difficilement envisageable.
Ouvrant la voie à l’intervention de Dominique Méda sur André Gorz, Pierre Dardot conclut son propos en citant des extraits du livre III du Capital : « Le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur; (…) la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail».
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André Gorz avec Dominique Méda
De l’hétéronomie à l’autonomie… Elargir la sphère des activités autonomes
Dans sa présentation, Dominique Méda, Philosophe et Professeure de sociologie, s’est attachée à montrer le côté prolifique et visionnaire, mais non exempt de contradictions, de l’œuvre d’André Gorz.
Le terme suppression du travail, rattaché à une idée, voire à une volonté d’ordre politique n’apparaît pas chez Gorz, qui évoque néanmoins sa possible DISPARITION reposant sur le constat qu’il n’y a pas assez d’emplois pour tout le monde.
André Gorz définit 3 types de travail :
- Le travail économique ou travail/emploi qui s’effectue en échange d’argent (rémunération)
- Le travail domestique ou travail pour soi : on en est soi-même le principal bénéficiaire.
- Les activités autonomes que l’on accomplit comme étant une fin en elles-mêmes.
Le premier type de travail correspond au « royaume de la nécessité » de Marx et ne permet pas de s’émanciper, de s’accomplir. En 1967, dans « Le socialisme difficile », Gorz écrit : « le travail social de production restera la principale activité de l’individu ; et c’est par son travail, principalement, que celui-ci sera intégré et appartiendra à la société ».
Néanmoins, Gorz pense que pour nous libérer, il faut aller vers toujours plus de gains de productivité, réaliser un travail efficace afin de réduire le temps consacré au travail-emploi, ce qui devrait permettre de passer d’un travail « hétéronome » à des activités « autonomes ».
Pour mémoire étymologique, « l’hétéronomie est le fait d’être influencé par des facteurs extérieurs ou par le milieu environnant. C’est l’état d’un groupe ou d’un individu qui se soumet à des règles ou à des lois extérieures. Opposé à l’autonomie, l’hétéronomie est l’incapacité à établir ses propres lois et à se gouverner d’après elles.
Pour Emmanuel Kant (1724-1804), l’hétéronomie est le caractère de la volonté quand elle se détermine en fonction de principes extérieurs à elle-même. Il l’oppose à l’autonomie qui est la capacité de se donner à soi-même ses propres lois, ce qu’on ne peut valablement concevoir que dans le domaine de la liberté morale ».
Dans « Métamorphoses du travail. Quête du sens » (1988), Gorz distingue « le travail, au sens contemporain, invention de la modernité, déterminé comme « une activité dans la sphère publique, demandée, définie, reconnue utile par d’autres et à ce titre rémunérée par eux » et le travail comme catégorie anthropologique, qui se confond avec la nécessité pour l’homme de produire sa subsistance. Selon Gorz, le travail-emploi est hétéronome, et il nous faut donc réduire sa place. Comment opérer cette rupture ? Comment élargir la sphère des activités autonomes ? »
Déjà en 1981, dans son livre « Adieux au prolétariat », André Gorz affirmait : « la vraie vie commence hors du travail (…) il est l’occupation temporaire par laquelle les individus acquièrent la possibilité de poursuivre leur activité principale ». Mais si « Le travail permet sans doute que le règne de la nécessité cède la place au règne de la liberté, (…) Gorz ajoute, à juste titre, que si le travail est la condition pour sortir du règne de la nécessité, il n’organise en rien le règne de la liberté ».
Après avoir évoqué le travail-emploi et son caractère hétéronome et avoir abordé la question des activités autonomes, reste à résoudre la question du travail domestique ou « travail pour soi ».
Voici ce qu’écrit Gorz à ce sujet : « la libération du temps ne créera de nouveaux espaces d’autonomie que si le temps devenu disponible n’a pas à être passé à auto-produire une part de nécessaire qui précédemment pouvait être achetée. La réduction de la durée du travail hétéronome ne libère du temps que si chacun est libre d’employer ce temps comme il lui plaît. Le nécessaire doit donc lui être assuré par ailleurs ; les activités du temps libre, pour autant qu’elles sont productives, porteront donc sur la production du facultatif, du gratuit, du superflu, bref, du non-nécessaire ». (cité par Dominique Méda au cours de sa présentation).
Pour parvenir à « l’étape » des activités autonomes, Dominique Méda souligne que, selon elle, Gorz ne s’appuie pas assez sur les acteurs potentiels de ces changements de type sociétal, notamment les syndicats, et que de l’autre côté, il a tendance à sous-estimer les résistances de certains pans de la société, notamment les employeurs, confrontés à la réduction du temps de travail et à ses conséquences.
La marchandisation du travail ou comment le capitalisme fait de la résistance
Actuellement on se trouve donc dans une situation « d’entre-deux » : on n’est plus complètement dans le schéma du travail-emploi (en tout cas pour les économies des pays occidentaux), mais on n’est pas encore dans celui des activités autonomes et le capitalisme ne voit pas d’un bon œil cette possibilité « d’émancipation » d’un système où il « perdrait la main »… Du coup, sa façon de résister passe par la marchandisation du travail et la création d’emplois dits « de serviteurs », dans des sphères aussi larges que possible (sphère du vivant, domaine des activités domestiques…) qui maintiennent les travailleurs dans le « royaume de la nécessité ».
Des individus « maîtres du jeu » ?
Les conditions nécessaires et suffisantes à l’avènement des activités autonomes sont loin d’être réunies et le jour où les individus pourront donner la mesure de leurs passions, de leurs talents et de leurs désirs n’est pas encore venu… Il faut veiller à ce que les mécanismes de redistribution assurés par le travail-emploi permettent encore au plus grand nombre l’accès au… travail-emploi, synonyme d’intégration, de revenus, de droits, de protection.
L’émancipation reste le but à atteindre, mais Dominique Méda pense que les changements ne viendront pas de l’extérieur mais que ce mouvement de mutation, de transformation – s’il se fait – se fera dans le travail.
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Martin Heidegger avec Baptiste Rappin
Heidegger, le travail et le management : la main entre maintien et mainmise.
Baptiste Rappin, dernier intervenant de cette session, est Maître de Conférences à l’Institut d’Administration des Entreprises de Metz (Université de Lorraine) où il dirige le Master « Management des Ressources Humaines et Organisations ».
Après les propos de Pierre Dardot sur la dimension étymologique de l’émancipation, Baptiste Rappin a choisi, à partir de la pensée de Martin Heidegger, de mettre la main au centre de sa présentation, la main « tiraillée entre le maintien du travail et la mainmise du management.
La question de la technique, la notion de dévoilement
Pour Heidegger, auteur de « La question de la technique », « l’essence de la technique moderne, c’est un dévoilement du réel qui est un commandement, une commande qu’on passe, qui consiste à mettre le réel à disposition. Alors, le réel est dévoilé comme un fond disponible pour être exploité. Pour l’homme contemporain, tout ce qui est présent l’est sur ce mode, et il devient incapable de voir le réel autrement que sur ce mode. De nos jours, c’est la totalité du réel qui est dévoilé sur ce mode et tout est connecté. La technique est une mise à disposition du réel comme fond disponible, mais elle produit un enchaînement, un engrenage, une connexion de toutes les réalités au sein d’un système global, d’un réseau, d’une immense machinerie ».
(…) Heidegger pense qu’il faut que l’on arrive à changer la manière dont on considère le réel. Cesser de tout aborder de manière technique comme un fond exploitable. Ça passe d’abord pas le rétablissement en leur pleine dignité des autres manières de dévoiler le réel, c’est-à-dire l’art, la religion et la philosophie. Ces activités proprement humaines peuvent sauver ce qu’il y a d’humain en l’homme contre le danger de la technique moderne ».
Le travail disparaît, la technostructure augmente…
Baptiste Rappin écrit : « la main perd de son aura au fur et à mesure que le monde industriel se développe, et que la technique automatique s’interpose entre elle et le monde : ainsi du tapuscrit qui ôte à la pensée le caractère charnel du bruit de la plume sur le papier (le manuscrit).
La main qui manie, qui façonne, qui prend soin, s’efface devant la technique, la cybernétique (du grec kubernêtê, pilote, gouverneur), au profit du « management » qui contient cependant dans son nom, le mot « main », provenant de l’italien maneggiare, qui donna notre « manège », lui-même tiré du latin manus, « la main ».
Mais le « manager » ne fabrique rien de ses mains et « manager », ce n’est pas faire, mais faire faire. De plus, en prenant la main sur le travail, le manager prend le travail des mains du travailleur. Pour Baptiste Rappin « C’est donc la main, comme tournemain, comme maintenance, comme maintien du monde des œuvres, mais aussi comme marge de manœuvre qui se trouve mise à mal par l’arrivée de ce qu’il est convenu de nommer le management scientifique ».
De la main… aux yeux
Le travail disparaît, devient invisible du fait de sa dématérialisation et du mode de fonctionnement des entreprises (financiarisation). Il semble bien que l’on soit arrivé aux temps de la « main-morte »…
Désormais souligne Baptiste Rappin « Manager, c’est avoir les yeux et non plus des mains rivés sur des indicateurs, des matrices et des diagrammes, pour prescrire des comportements au travail en fonction des objectifs retenus. Dans l’organisation contemporaine, la vue abstraite a pris le dessus sur le toucher concret, la mainmise des yeux sur le maintien de la main ».
En passant du mode « manuel » au mode « visuel », « la marge de manœuvre » semble se rétrécir et les possibilités d’émancipation s’éloigner un peu plus…
Alors, à quand l’accès au « royaume de la liberté » ?