D i s t a n c e
Un des plus riches sémantismes, issu de l’indo-européen *sta- « se tenir ferme, être debout », décline une notion évidemment essentielle à l’individu comme au groupe dont il émane et auquel il participe.
En donner les acceptions exhaustives déborderait l’ampleur autorisée de notre mot du mois. Retenons quelques avatars, en les survolant sans développer leur appartenance au sémantisme.
Tels le stoïcisme, l’extase délicieuse et la métastase qui l’est nettement moins. L’estaminet, où l’on campe, à défaut d’y rester longtemps debout…
Le style, colonne en grec, et la stèle sur laquelle se pelotonne très inconfortablement le stylite, loin de la foule des fidèles. Colonne, pieu, *stauros, et voici le champ lexical instauré du restaurant, une invention de la Révolution pour améliorer la taverne trop rudimentaire…
Les aléas du grec offrent l’espace statique et, par le biais du latin, la station militaire debout, le statut, la statue et la stature. Autant de positions verticales qui assurent la stabilité, l’établissement ou l’étable. C’est aussi l’état avec ou sans majuscule. D’autres encore, l’étage, la stance poétique. Ou le stage, qui est l’obligation faite à un chevalier de résider dans le château pour le défendre, à l’instar du suzerain.
Le latin inaugure un cheminement lexical, original et très fourni, à partir de *stare, avec le même sens.
Le verbe être en est issu. Étant, été, à côté du terme juridique ester.
Préfixes et suffixes autorisent une foule de combinaisons. Toujours issues de la notion première de « ce qui se tient ». Et tous ces mots témoignent d’une richesse dont l’imaginaire collectif, même inconsciemment, s’est emparé. Que ce soit dans l’immobilité, interstice de la porte, substance de la réflexion, solstice, quand le soleil « s’arrête », ou encore l’immédiateté, instant si fugace .
Un bref aperçu en vrac. Apprêt, constance et circonstance, constatation, coût. Contraste, consistoire, ôter et obstacle. L’obstétricien se tient devant l’accouchée. Prestance et preste prestidigitateur.Prêteur sur gages prêt à abuser l’impécunieux, même rétif, au reste menacé d’arrestation imminente.
La superstition se tient au-dessus du passé revisité, comme si on l’avait déjà vécu.
Constitution, destitution, restitution, substitution.L’instituteur, debout, apprend à ses élèves à en faire autant.
La prostituée est exposée au regard moralisant.
On se désiste, ou à l’inverse, on assiste. On insiste sur ce qui tient à cœur, quitte à persister dans l’erreur. Face au danger, ne serait-ce que pour subsister, on résiste, avecl’obstination de celui qui croit au destin, à la prédestination.
Sont-ils nombreux ceux qui savent que la justice participe de ce sémantisme, en cela qu’elle est, au sens propre, le droit *jus, qui se tient debout ? Et, dans son enceinte, est appelé le témoin, *testis, *ter-stis, c’est-à-dire celui qui se tient en tiers dans le règlement de la justice. À lui de tester, d’attester la vérité, au risque de la contestation. En témoigne le testament quirequiert la présence de témoins. Souvent cause de détestation de ceux qui protestent de sa validité.
Allons, tout reste affaire d’existence, n’est-ce pas ? Comment exister plus pleinement que dans la simple « station debout », en cherchant la justesse de son comportement ?
Et voici enfin la distance ! N’en déplaise à l’inconséquence, – que d’aucuns imputeraient volontiers à la fougue de la jeunesse et au grand désir d’embrassades collectives de trop d’individus – , les circonstances actuelles vont sans aucun doute nous accoutumer à établir une juste distance dans notre rapport quotidien, inévitable, à autrui. Il s’agit désormais, et pour un temps qui va probablement durer plus qu’un instant, de ne pas confondre distance physique et indifférence. Rien de plus superficiel, voire artificiel, qu’une proximité de façade, qui dispense souvent de la sincérité de l’attachement.
Établir une juste distance permettrait d’éviter un double risque, celui de loucher ou de fermer les yeux en s’approchant à l’excès, celui de voir flou en regardant de trop loin…. Mais filer cette métaphore jusqu’à sa trame, ne serait-ce pas ébranler en chacun la conception qu’il se fait de son rapport au monde alentour, de la si délicate promiscuité du quotidien ? En d’autres termes, comment ne pas s’écorcher aux aspérités de la vie en société, quand, concrètement cette fois, le danger en est omniprésent et vital ? Ne verrait-on pas dans la distanciation un éloignement de survie élémentaire, une injonction à la méfiance, si autrui nous met en danger de mort ? Elle nous astreint à nous tenir debout, sans béquilles sociales, pour une leçon de droiture et de responsabilité.
Certes, l’injonction des « gestes-barrières » sera – peut-être ?- levée dans un avenir plus ou moins prévisible. Toutefois, la distanciation mériterait plus ample et plus saine réflexion. De nombreuses cultures en offrent la manifestation atavique, et sans doute judicieuse. La distanciation nous contraint, à notre corps défendant, à revisiter les priorités de nos gestes et la sincérité de nos fréquentations.
La distance, qui nous est aujourd’hui imposée, ne représente-t-elle pas la chance d’une accommodation, ni aisée ni évidente, mais lucide ?
Annick Drogou, Galilée.sp, 2020