Le 14 octobre dernier, Philippe Valode, banquier, dirigeant d’entreprises et historien, était l’invité de la Web-conférence organisée par Galilée.sp.
En cette année du quatre vingtième anniversaire de l’Appel du 18 juin, de remise « au goût du jour » du souverainisme économique, de la planification à la française, et de la parution de son livre « De Gaulle, un homme dans l’Histoire « , Philippe Valode a passionné son auditoire en brossant un portrait à la double dimension historique et humaine de ce « personnage » hors norme.
Présentation
Chef par nature, au pouvoir à trois reprises, en 1944/1945, en 1958, et de 1959 à 1969, le général Charles de Gaulle se révèle à la fois un homme d’action et de réflexion. La souffrance physique subie par le Général est le plus souvent sous-estimée voire largement gommée par ses biographes. Pourtant, blessures et maladies multiples façonneront en partie le caractère de l’homme. Sans compter les agressions subies en permanence tant dans sa vie privée (pensons à Anne, sa fille trisomique, aux nombreux membres de sa famille déportés) que dans le domaine de l’action publique (une condamnation à mort en août 1940, une lutte constante au plan des idées contre la caste militaire entre les deux-guerres, les haines souvent cumulées de Churchill et de Roosevelt entre 1941 et mi 1944, une seconde condamnation à mort prononcée par l’OAS et les attentats qui en découlent, les fustigations très excessives de Gaston Monnerville et François Mitterrand avec leurs accusations péremptoires de coup d’État)… Comment s’étonner, dès lors, des coups de blues de De Gaulle et de ses colères, même si certaines sont largement simulées ? Un lien doit être établi entre le parcours accidenté du Général et la masse d’épreuves qu’il affronte.
Ses succès sont immenses : honneur sauvé de 1940, guerre civile évitée en 1944, statut mondial acquis en 1945 (signature de la capitulation allemande à Reims, et entrée au conseil de sécurité de l’ONU), constitution de 1958 toujours en vigueur, décolonisation difficile finalement assurée en 1962, élection du président au suffrage universel devenue le socle majeur de la vie politique nationale, modernisation du pays au travers d’une planification souple, constitution d’une force efficace de frappe nucléaire militaire, lancement de grands programmes industriels, volonté de mise en œuvre de la participation dans l’entreprise, à l’Université et dans les régions.
Essayons, à présent, de retracer l’œuvre de Charles de Gaulle, par touches successives.
1 Sa carrière est d’abord militaire
Une éducation solide
Une mère qui lui inculque les valeurs du Nord et le sentiment religieux. Un père dont il hérite le goût pour l’histoire et la philosophie. Avec dès l’origine, sa propre synthèse qui privilégie l’idée monarchique qui rassemble et la nécessité d’un pouvoir exécutif l’emportant sur le législatif et le judiciaire pour fixer le cap. Il dévore tous les grands auteurs, plus volontiers Maurras que Montesquieu et accorde au style la place qui convient à l’écrivain talentueux qu’il devient très vite. Chateaubriand et ses Mémoires d’Outre-Tombe constitue, pour lui, le modèle absolu du talent littéraire français. Chrétien à l’ancienne, plus formaliste qu’engagé, il sait parfaitement respecter l’usage républicain, ne communiant jamais lorsqu’il représente l’État.
Premier constat primordial : j’ai souvent pensé que l’on aurait pu surnommer de Gaulle Grand corps malade
Le voilà sorti dans un excellent rang de Saint-Cyr (13e), affecté au 31e régiment d’Arras où règne en maître un professeur à l’École de Guerre, Pétain, ostracisé par un régime républicain qui rejette son catholicisme et ses conceptions iconoclastes. Un chef talentueux maintenu par injustice au grade de simple colonel. Les deux hommes se reconnaissent. Pétain me démontra ce que valent le don et l’art de commander, écrit de Gaulle. Charles de Gaulle est intelligent. Il aime son métier avec passion, note Pétain.
Largement occultées, les souffrances physiques supportées par de Gaulle, le façonnent, le rendant bien souvent insensible et dur aux épreuves. Blessé rudement trois fois durant la Grande Guerre, la troisième fois laissé pour mort à Verdun, en 1916, la cuisse traversée d’un coup de baïonnette, le capitaine de Gaulle est emmené en captivité en Allemagne durant 32 mois. Cinq tentatives d’évasion lui vaudront de sévères traitements.
Grand fumeur dès son entrée dans l’armée, il tousse de façon répétée au point que se croyant atteint d’un cancer, il écarte après-guerre Gauloises et Gitanes. Deux crises de paludisme dont celle d’avril 1942 qui le laisse au bord du grand voyage, sauvé in extremis par le Dr Lichtwitz, médecin personnel de Paul Reynaud. Un grave rhumatisme à la cheville en 1943, un épuisement brutal en mai/juin 1944 après les arrestations successives de Delestraint et de Moulin, des fusillades menaçantes le 26 août 1944 place de la Concorde et jusque sur le parvis de Notre-Dame, deux opérations de la cataracte en 1952 et 1955, un anévrisme aortique en 1955, une hémorragie en Algérie en 1960, les attentats de l’OAS de Pont-sur-Seine et du Petit-Clamart (1961 et 1962) auxquels il échappe miraculeusement, l’épuisante laryngite de juin 1961 à la suite de l’échec des négociations avec le FLN, l’opération d’un adénome de la prostate en 1964, une cheville très enflée lors du déplacement en URSS en 1966, la nouvelle alerte cardiaque de mai 1967 en Italie, les insomnies répétées et épuisantes du désespoir en mai 1968, les quintes de toux impressionnantes de la conférence de presse de septembre 1968 jusqu’à la rupture d’anévrisme finale du 9 novembre 1970.
Comment s’étonner, dès lors, que des crises cyclothymiques, le conduisant au bord du renoncement, avant de rebondir avec la féroce volonté de vaincre, parcourent son histoire. Pensons à l’échec de Dakar en septembre 1940 et au déplacement de Baden Baden le 29 mai 1968…
Le second constat que je voudrais faire est le suivant : par quel miracle a-t-il pu résister face à tant d’adversités ?
Sans doute pour être un grand homme politique faut-il avoir souffert. Peu d’hommes auront, aussi fréquemment, dû faire face à l’adversité que Charles de Gaulle. Et cela, à l’évidence, n’a pas pu ne pas avoir de conséquences sur sa santé. L’on rejoint ainsi mon propos précédent.
Après les années saint-cyriennes qui l’ont vu traité par ses camarades de « Grande asperge », de « Double-mètre », de « Coq », de « Cyrano », le voilà enfin entré à l’École de Guerre, en 1922, où son intelligence et ses intuitions déclenchent la haine d’une élite militaire conservatrice et rétrograde. Le maréchal Pétain en personne, gloire nationale, doit intervenir pour corriger un rang de sortie détestable et éviter une brisure définitive de sa carrière. Cependant, les relations avec Pétain se détériorent, à cause, prétend de Gaulle, avec une audace mensongère, de l’affaire marocaine (renvoi de Lyautey et répression impitoyable au gaz de combat, d’Abd el Krim en 1925/1926). Il n’en est rien car de Gaulle accepte la même année d’être le « nègre » de Pétain en écrivant son « Soldat ». Et il est spécialement flatté de voir le Maréchal venir présider ses trois conférences tenues à l’École de Guerre, après sa sortie. Un discours de commande préparé pour la réception du maréchal à l’Académie française refusé, une carrière débutante mais déjà ambitieuse d’écrivain militaire sont des facteurs de rupture infiniment plus convaincants, les seuls à la vérité. Il y a là, entre les deux hommes, un drame quasi shakespearien que leurs rapports à l’histoire vont, plus tard, amplifier jusqu’à une incompréhension absolue. Après le provocateur Fil de l’Épée de 1932 qui préconise la nomination d’hommes de caractère à la tête de l’armée (ce qui signifie que ce n’est pas le cas), l’ouvrage suivant, Vers l’armée de métier, en 1934, rejette la ligne Maginot et souligne le rôle futur et fondamental de l’arme blindée autonome. Ces chars de la discorde opposent l’état-major, Pétain en tête, partisan de leur utilisation en seul accompagnement de l’infanterie, à un de Gaulle recommandant leur emploi en force concentrée comme instrument de percée. De Gaulle va rompre avec Pétain en publiant le fameux Soldat (sous sa signature et sous un nouveau titre, La France et son armée), en 1938. Un véritable affront fait à Pétain qui cesse alors toute relation.
À cette hostilité de l’Armée, il faut ajouter les épreuves familiales
Le couple de Gaulle vit au rythme des difficultés vitales de leur fille (née le 1er janvier 1928), la petite Anne, trisomique qui meurt en 1948, à l’âge de 20 ans, alors que ses parents ont déjà créé la Fondation qui porte son nom. Sur son caveau, à l’issue de l’enterrement de sa fille, tenant par le bras son épouse Yvonne, le Général prononce ce mot d’anthologie : Venez, Yvonne, maintenant elle est comme les autres.
Charles de Gaulle voit mourir ses trois frères, dont Jacques, paralysé et muet dès 1946 et Pierre, décédé presque dans ses bras, à l’Élysée, en 1959. Il doit également affronter les déportations familiales effectuées par les Allemands contre sa famille durant la Seconde Guerre mondiale : sa sœur Marie-Agnès et son époux, son frère Pierre, sa nièce Geneviève, sa belle-sœur Suzanne et son mari…
Et voici que le 10 mai 1940, la guerre éclate
Commandant la 4e DCR (division cuirassée), il se bat avec courage à Montcornet, à Laon et à Abbeville, non sans subir des pertes très lourdes qui lui seront reprochées. Déjà ce mépris des hommes ! Nommé sous-secrétaire d’État à la Guerre dans le cabinet de Paul Reynaud début juin 1940, il tente, avec l’accord total de Churchill, de mettre en place une union franco-anglaise, un projet préparé par Jean Monnet. Le conseil des ministres français la rejette le 16 juin 1940, laissant Philippe Pétain constituer, après la démission trop rapide de Paul Reynaud, un ministère de la capitulation.
2 Débute la période de la Résistance
A Londres
Avec une force de conviction et une remarquable intuition, c’est en solitaire que de Gaulle, sans aucun soutien, repart vers Londres depuis Bordeaux, avec les cent mille francs prélevés par Paul Reynaud sur ses fonds secrets. Refus viscéral de la déroute et sens de l’honneur le guident ! Sa statue de commandeur ainsi érigée, il vit déjà dans l’histoire. Nulle bienveillance n’émane de sa personne. D’ailleurs aucun des officiers ayant servi sous ses ordres en mai 1940 ne le suit pas dans la capitale anglaise. L’accueil de Churchill qui espérait un Paul Reynaud ou un Georges Mandel est cependant cordial. Pourtant le bref Appel du 18 juin 1940 n’est diffusé qu’après correction anglaise. Churchill ne veut pas de rupture immédiate avec le régime de Vichy.
Le 18 juin constitue véritablement le point de départ du gaullisme. Le Général voit à la fois plus large et plus loin que les autres, anticipant l’entrée en guerre des États-Unis et le caractère mondial du conflit. Et il fait l’apprentissage de la solitude que seuls les grands hommes d’État savent dominer. Fin août 1940, ils ne sont que 7 000 combattants autour de De Gaulle, les soldats français de Narvik et de Dunkerque ayant préféré rentrer en France ! Après avoir surmonté le drame de Mers el Kébir, de Gaulle, avec cette recherche de l’essentiel qui le caractérisera toujours, s’efforce d’une part de créer un lien avec l’hexagone grâce au programme radiophonique « Les Français parlent aux Français » et d’autre part, d’instaurer un service de renseignement de grande qualité en contact avec la résistance intérieure autour du colonel Passy (Dewavrin). À fin 1943, le BCRA rassemble 420 spécialistes.
Après l’échec devant Dakar (septembre 1940), de Gaulle doit supporter les négociations conduites par Churchill avec Vichy (Rougier, puis Chevalier). L’Anglais accorde la levée du blocus des importations coloniales françaises. Vichy confirme sa décision de détruire la flotte de Toulon en cas de menace allemande.
Cependant, une intervention commune au Levant décidée
À la suite de la signature par l’amiral Darlan des Protocoles de Paris de mai 1941 qui livrent ports et aéroports français en Tunisie et en Syrie à l’Axe, de Gaulle obtient de Churchill la mise sur pied d’une opération de conquête de la Syrie et du Liban vichyssois en juin 1941. Victorieux, de Gaulle voit les Anglais le contrer sévèrement.
- Chapitre des relations avec les Anglo-Saxons :
- Violence des affrontements de Gaulle /Churchill de la mi 1941 au début 1943
Ces affrontements déclenchent une série de crises très graves, entraînant de longues ruptures relationnelles. De Gaulle et Londres s’opposent à propos de la conquête de Saint-Pierre et Miquelon, de la gestion de la Syrie et du Liban, de Madagascar occupé par les Anglais. Beaucoup plus grave encore est le refus délibéré d’informer la France libre du débarquement allié sur terre française en Afrique du Nord au mois de novembre 1942.
A maintes reprises, de Gaulle se voit privé d’accès à la BBC, interdit du droit de quitter Londres par voie aérienne, alors que ses télégrammes sont bloqués, et que toute coopération avec les services secrets anglais se trouve interrompue… Mais de Gaulle ne doute de rien… Il résiste…
- Avec les Etats-Unis, marquées par l’attitude méprisante de Roosevelt
D’abord l’Amérique de Pershing aime Pétain et maintient donc un ambassadeur, l’amiral Leahy, un ami du président Roosevelt, à Vichy. Ensuite l’Amérique pousse à l’indépendance des colonies françaises et non à leur ralliement à de Gaulle. Enfin, elle considère le Général comme un dictateur non élu, envisageant l’AMGOT pour la France libérée, c’est à dire le gouvernement direct américain… comme pour le Reich écrasé.
Chapitre relations avec la Résistance intérieure française
2 constats :
– Le mouvement Combat et le Parti Communiste sont hostiles à de Gaulle,
– Une immense diversité existe au sein de la résistance intérieure (23 mouvements et 266 réseaux). C’est la résistance gauloise avant Vercingétorix !
Les ralliements de Pineau et de d’Astier de la Vigerie, patrons de Libération Nord et Sud, en 1942, permettent à Jean Moulin de parvenir à l’unification. Le 27 mai 1943, en plein Paris occupé, Moulin réussit l’exploit de réunir le premier Conseil national de la résistance, le CNR.
Le haut-fait d’armes de Koenig à Bir-Hakeim (mai/juin 1942) qui permet à la 8e armée britannique d’échapper à Rommel, démontre l’existence d’une force armée française libre. Pourtant les Américains traitent avec l’amiral Darlan, alors opportunément en déplacement à Alger, début novembre 1942. Et de Gaulle constate avec effarement qu’un second Vichy s’implante alors en Algérie. Les maladresses de Darlan, son incapacité à faire venir en Afrique du Nord la flotte de Toulon, le fragilisent. Le 24 décembre 1942, il est assassiné avec la bénédiction gaulliste et peut-être plus. Le général Giraud, un autre pétainiste qui n’a pas sa valeur, prend sa place.
Aussi les Alliés préconisent-ils un partage du pouvoir entre Giraud et de Gaulle. Un accord est finalement trouvé le 3 juin suivant à Alger. Giraud n’est pas de taille… Le 25 septembre 1943, de Gaulle s’empare de la présidence du CFLN (Comité français de libération nationale) composé de membres à sa dévotion.
L’arrestation en juin 1943, en quelques jours, du général Delestraint (patron de l’AS) et de Jean Moulin (président du CNR) place de Gaulle en difficulté. Il faut les remplacer. Quant aux probables trahisons intestines qui ont entraîné l’élimination des deux leaders de la Résistance gaulliste, nous pourrons répondre à une question sur le sujet si elle est posée. Malgré l’entrée des communistes au sein du CNR, la lutte est chaude entre le PC et les gaullistes. Elle débute en Corse en octobre 1943, se poursuit avec le procès Pucheu dont les communistes exigent la tête en mars 1944 avant de s’amplifier en France à l’été 1944 avec les nominations imposées par de Gaulle des présidents des Comités départementaux de libération et des commissaires de la République. Une fois encore de Gaulle relève ce défi essentiel pour la liberté et l’indépendance du pays.
Avec les Anglo-Saxons, les relations demeurent encore en dents de scie en 1943 et 1944
À nouveau non consultés pour l’opération américaine de débarquement en Sicile, les Français libres doivent finalement évacuer le Liban et la Syrie fin 1943.
Toutefois des améliorations se font jour : le général Juin débarque avec 110 000 hommes en septembre 1943 à Naples et va se couvrir de gloire. Et le 4 juin 1944, venu d’Alger, de Gaulle rencontre à Londres, en compagnie de Churchill, le général Eisenhower. Le voilà enfin prévenu du débarquement du 6 juin suivant en Normandie ! Pourtant, Churchill lui interdira le sol français avant le 14 juin suivant. Enfin de Gaulle triomphe à Bayeux et instaure son administration en Calvados, premier département libéré. Vient alors la reconnaissance finale de Roosevelt qui reçoit de Gaulle aux États-Unis du 6 au 10 juillet 1944. Le 11, le Gouvernement provisoire de la République française est enfin reconnu par Washington.
Venons-en à la Libération et à l’Épuration
Débarquement de Provence effectué par de De Lattre le 15 août 1944, Paris libéré le 25 août, le défilé de la Victoire de l’arc de Triomphe à Notre-Dame le 26. Voilà de Gaulle au pinacle !
Alors que le pays est emporté par une sévère épuration sauvage (sans doute 15 000 victimes liquidées sans jugement), de Gaulle entend très vite remettre de l’ordre. Mais il est sans pitié pour les pétainistes : 313 000 dossiers pénaux sont ouverts. La Haute Cour juge 109 hommes de pouvoir. Seuls trois, Laval, Darnand et de Brinon sont finalement exécutés. De Gaulle gracie Pétain en songeant à 1914. Il fera même fleurir sa tombe, beaucoup plus tard, à l’île d’Yeu.
En vertu de son droit de grâce, de Gaulle doit examiner 2 517 dossiers de condamnations à mort. Il prononce 1 750 grâces.
3 Chapitre du GPRF ou l’affrontement avec les partis politiques reconstitués
Maîtriser la Résistance
Ainsi le Charles de Gaulle rebelle de 1940/1944 doit-il devenir un homme d’ordre et de gouvernement, en 1945. Après un tour de France destiné à reprendre en mains les forces de la résistance qui se comportent souvent hors les lois mais aussi à contrôler le PC, de Gaulle remanie la composition du GPRF. Il en écarte les résistants tant ceux de l’intérieur que ceux de Londres et y réduit les communistes à la portion congrue.
Tenter de faire face à la question coloniale
Quant à l’empire colonial, il le malmène sans perception très claire. En Indochine, malgré les recommandations de Leclerc et de Sainteny, il refuse, en nommant Thierry d’Argenlieu, la négociation avec Ho Chi Minh. Au Liban et en Syrie, le retour des Français partis en 1943 s’accompagne de vastes massacres (un millier de tués). Les Français devront piteusement s’en retirer en mars 1946. En Algérie, les émeutes musulmanes d’Alger et d’Oran mais surtout de Sétif et Guelma en mai 1945 provoquent la mort d’environ 200 Européens. Le général Duval mène une répression aveugle, tuant 8 000 arabes. La guerre d’Algérie vient de débuter… En Tunisie et au Maroc, le Général sait faire les ouvertures nécessaires.
L’idée de décolonisation gène considérablement de Gaulle, homme du XIXe siècle, attaché à l’Empire et à la place de la France dans le monde.
C’est en métropole que le Général affronte le principal défi :
Remettre en route un pays ruiné
De Gaulle refuse les réformes de fond proposées par Mendès France. Après quatre ans de guerre, il estime impossible d’exiger de nouveaux sacrifices des Français. Aussi préfère-t-il le plan Pleven qui provoque l’inflation et l’érosion monétaire. Le Général se concentre principalement sur une planification des efforts de reconstruction, sur le renforcement du rôle de l’État avec les nationalisations, enfin, sur la justice sociale avec la création de la Sécurité sociale.
De Gaulle entend également redonner à la France son rang de puissance mondiale : réconciliation avec Churchill à l’occasion de sa visite à Paris en novembre 1944 et déplacement sans grand résultat dans l’URSS de Staline en décembre 1944. Malgré son absence aux conférences de Yalta (février 1945) et Potsdam (juillet 1945), la France obtient un siège au Conseil de sécurité et une zone d’occupation en Allemagne. Une récompense concédée par les Alliés à de Gaulle : ce dernier a su se rendre incontournable, presque sans troupes…
Le refus du retour au régime des partis va désormais dominer l’action gaulliste
Alors que le PC, la SFIO et le tout nouveau MRP, avec environ 5 millions de voix chacun, dominent le paysage politique, de Gaulle éprouve des difficultés à former son gouvernement. Il refuse tout ministère régalien aux communistes. La crise survient lorsque les partis s’opposent à de Gaulle sur l’augmentation du budget de la Défense. Refusant tant le régime des partis que l’abaissement du pouvoir exécutif, de Gaulle préfère démissionner le 20 janvier 1946. Voilà six années qu’il relève sans cesse tous les défis : il n’en peut plus. Et il aspire peut-être à une pause.
On nous permettra d’en douter ! En effet, de nouveau rebelle, de Gaulle retrouve très vite l’esprit du 18 juin 1940. Il lui faut refonder la République.
4 Et c’est l’aventure (vite abandonnée) du RPF
Finalement de Gaulle s’ennuie à Colombey où il s’est retiré. La solitude n’est pas son amie contrairement à ce qu’il écrit dans ses Mémoires. Il souhaite croiser le fer avec le régime des partis. Et s’élève contre la réforme constitutionnelle adoptée, trop favorable au pouvoir législatif. Et décide, ô paradoxe, de créer son propre parti, le RPF, pour combattre le régime de la IVe République. Il veut une constitution affichant un exécutif fort permettant d’éviter les crises politiques à répétition qui affaiblissent l’État. Et parvient à emporter un grand succès électoral au premier tour des municipales du 19 octobre 1947 avec 40 % des suffrages, le MRP se trouvant réduit à seulement 10 % des voix Le pouvoir est désormais à sa portée. Il suffit de négocier avec René Pleven et Robert Schumann qui n’attendent qu’un signe. Mais de Gaulle refuse de franchir ce Rubicon. Il s’en souviendra en mai 1958 !
Le système réagit alors et se défend avec l’adoption de la loi sur les apparentements qui pénalise PC et RPF qui refusent toute alliance électoraliste.
En 1953, de Gaulle, après un revers électoral, renonce à son projet. Et rend leur liberté à ses élus.
Mais tout est loin d’être négatif. Le mythe de Gaulle a été entretenu. Une seconde leçon de démocratie après celle de 1946 a été donnée aux Français avec un second retrait. Et de Gaulle dispose désormais d’hommes rompus au débat politique : l’UNR de 1959 n’est que le RPF de 1953.
Enfin de Gaulle a bien rôdé sa doxa auprès de l’opinion : indépendance nationale, participation, primauté de l’exécutif.
5 Le faux solitaire de Colombey
Apparemment retiré à la Boisserie, tel un grand fauve, de Gaulle demeure à l’affût. Certes, il écrit ses Mémoires de guerre, mais il continue de venir à Paris. En 1956, la crise algérienne ouvre une fenêtre d’intervention qu’il va, cette fois, savoir saisir. La France, en effet, s’enfonce dans la guerre. Guy Mollet a engagé le contingent en Algérie (11 000 jeunes appelés seront tués au total). Environ 450 000 hommes combattent l’ALN (Armée de libération algérienne). La bataille d’Alger, s’achève fin 1957 par une victoire totale de Massu, Bigeard et Godard. Au premier trimestre 1958, la bataille des frontières, surtout le long de la frontière tunisienne (ligne Morice), anéantit le corps de bataille de l’armée de l’extérieur algérienne.
Pourtant, épuisée budgétairement par la guerre, la France ne parvient pas à sortir du bourbier algérien. Les gouvernements se succèdent sans succès. Bref la situation devient intenable.
Les initiatives de l’armée en Algérie vont déclencher une crise aiguë.
Manifestations du 13 mai 1958 à Alger, vigoureux « Vive l’Algérie française, vive de Gaulle ! » de Salan le 15 mai exigeant la constitution d’un gouvernement dirigé par le Général. De Gaulle jette alors tout son poids dans la balance. Il annonce qu’il se tient prêt. Pas un mot pour condamner la sédition militaire, pourtant évidente…
Le 29 mai, sa réception à l’Élysée par le président René Coty permet à de Gaulle de suspendre l’opération Résurrection qu’il a tenu, en permanence, comme une menace sur la République, sans jamais, il est vrai, avec une diabolique habileté, s’y impliquer personnellement.
6 Voilà donc de Gaulle dernier président du Conseil de cette IVe République si vilipendée
Ayant ainsi agi avec une grande dextérité politique et pas mal de cynisme, à la limite du respect des institutions, de Gaulle rencontre alors, le 31 mai 1958, les chefs des groupes parlementaires.
Le 1er juin il lit une brève déclaration devant l’assemblée nationale. Le lendemain, 2 juin, il est largement investi avec les pleins pouvoirs et, à la clé, un projet de réforme constitutionnelle donnant la primauté à l’exécutif.
Et la question algérienne s’impose
1er constat : Le paradoxe de l’affaire algérienne, c’est qu’en dépit de l’abandon des pieds noirs et plus encore des supplétifs algériens de l’armée française, son évacuation va apporter un soutien puisant à la croissance économique de la métropole. Le retour, certes dramatique, au pays, de 8 à 900 000 Français d’Algérie emballe, en effet, la consommation nationale.
2e constat : L’abandon de l’Algérie soutient la popularité du Général dans l’hexagone. Le rapatriement du contingent est apprécié des familles. Et le retour de la France au sein de la Communauté internationale est positivement ressenti.
Dès son retour en juin 1958, de Gaulle est-il convaincu de la nécessité de l’indépendance algérienne ? N’oublions pas que de Gaulle aime Alger qui l’a vu triompher de Giraud. C’est aussi de cette terre qu’il a lancé le RPF. Et sans doute souhaiterait-il conserver l’Algérie à la France. Il est très proche de la vision de Napoléon III qui avait l’ambition d’associer les Arabes à la direction du pays. Il refuse la domination des colons. Mais il a bien vu toujours plus de nations devenir indépendantes dans le monde depuis 1947. Sans doute a-t-il pensé, en 1958, mais pour peu de temps, à adopter une formule de type syro-libanaise, avec ses États druse, sunnite, maronite, alaouite… Ne peut-on faire de même en Algérie avec les Kabyles berbères, les Mozabites, les Arabes, les Touaregs…? Mais ce rêve s’est effacé devant la réalité démographique : 1,2 million d’Européens (principalement français) face à 7,5 millions de musulmans.
Mobiliser jusqu’à 500 000 hommes, dépenser 14 % du budget de la nation pour maintenir l’Algérie sous le joug français a-t-il un sens, alors que dans toute l’Afrique noire, la France va accorder leur indépendance aux pays de l’AEF et de l’AOF ? Au nom de quel principe refuserait-on à l’Algérie ce qui a été accordé au Maroc et à la Tunisie et va l’être à l’Afrique noire ?
De Gaulle sait intégrer toutes ces données même si cela fend le cœur de cet homme qui n’est en rien un contempteur de l’Empire français. Il sera donc attentif à la défense des intérêts pétroliers français, au maintien de la base de Mers el-Kébir, à la poursuite des essais nucléaires et spatiaux. Il va agir vers l’objectif de l’indépendance mais sans écarter de possibles allers et retours en fonction des circonstances.
Pour de Gaulle, le mouvement est essentiel. Il l’a prouvé entre 1940 et 1944. Il ne faut jamais rester figé sur une position.
Pour parvenir à ses fins, il estime d’abord nécessaire d’écraser militairement l’ennemi. C’est l’objet du plan Challe de 1959 qui détruit totalement l’ALN. À peine, en 1960, peut-elle aligner en Algérie, 15 000 combattants aguerris. De Gaulle se pense ainsi en position de force. Il se trompe.
La résonance du « Vive l’Algérie française » prononcé devant une foule largement musulmane à Mostaganem lors de son premier déplacement de juin 1958 ne doit pas être exagérée. De Gaulle regrette immédiatement ces mots et les fait même effacer des bandes d’enregistrement.
Il lui faut également briser l’armée qui s’estime en droit d’avoir un avis politique. De Gaulle entend la ramener dans la stricte légitimité républicaine : dès fin 1958, Salan est proprement limogé.
Le référendum de 1958 laisse espérer à l’armée qu’elle maîtrise les masses musulmanes. Il n’en est rien. Le peuple algérien s’efforce, en vérité, d’échapper à la double violence de l’armée française et des représailles de l’ALN. Mais, dans les faits, il a déjà choisi. Comment expliquer que quelques dizaines de milliers de guérilleros, à peine, parviennent à résister à une armée moderne dix fois plus nombreuse équipée de blindés et d’une force aérienne (hélicoptères et avions) ? Une seule évidence s’impose : la population dissimule, nourrit et abrite les soldats de l’ALN.
Quelques mots de l’action politique du Général au second semestre 1958
- La réforme constitutionnelle
Miche Debré parvient en un mois, en juillet 1958, à faire rédiger le texte constitutionnel que nous connaissons encore et qui continue, pour l’essentiel de s’appliquer.
- Une politique étrangère tournée vers l’Europe
Les élections législatives de novembre 1958 sont un triomphe pour l’UNR qui devient le premier parti de France. Avec ses alliés, elle détient une large majorité.
De Gaulle pose rapidement ses fondamentaux : une Europe des nations et non pas supranationale avec un TEC (Tarif extérieur commun), une politique agricole commune, un désarmement douanier intérieur mais aussi une appartenance claire au camp occidental sans soumission militaire aux États-Unis.
Fin 1958, lors de la seconde crise de Berlin, puis en 1962, lors de la crise de Cuba, aucun allié ne s’affiche plus fermement au côté de Washington que la France.
- Le plan de stabilisation économique Rueff-Pinay
En 1958, le plan Rueff-Pinay est beaucoup plus celui de Rueff et du cabinet du Général (Pompidou, Goetze et Dupont-Fauville) que celui d’un Pinay, médiocre technicien des Finances. Les objectifs s’avèrent clairs : une monnaie solide, un équilibre budgétaire, le remboursement de la dette passée, le recours à l’épargne financière pour le financement des entreprises. Ce plan va connaître un succès remarquable.
- Les réformes de fond par ordonnances, par souci de plus grande efficacité
Le Général fixe six priorités : l’accroissement de la construction de logements sociaux et de l’offre de logements locatifs (création de SII), l’intéressement des salariés, la mise en place des Assedic, la réforme judiciaire (tribunaux d’instance et de grande instance), l’instauration de la Délégation à la recherche, le lancement de la filière graphite/gaz.de production d’électricité nucléaire.
- La présidentielle clôt l’année 1958
De Gaule est élu président de la République à une énorme majorité de 77,5 % par un collège élargi de 81 764 membres.
7 La Ve République
Horizon dominé par l’affaire algérienne
Les événements s’enchaînent rapidement en Algérie : Semaine des barricades en janvier 1960 à Alger, annonce du référendum de janvier 1961 sur l’autodétermination de l’Algérie, pourparlers intenses avec le GPRA début 1961, putsch du général Challe, le 22 avril 1961. Il faut que la France se résigne à abandonner le Sahara pour que le 18 mars 1962, les deux délégations se mettent enfin d’accord à Évian. C’est sans illusions que Joxe, De Broglie et Buron signent. Non respectés par la partie algérienne, les garanties données aux Européens se traduisent dans les faits par des séries d’enlèvements, de prises d’otages, d’exécutions barbares. Cette ambiance de terreur est, par surcroît, entretenue par les affrontements entre le FLN, l’OAS et les autorités françaises encore en place. La formule « la valise ou le cercueil » décrit parfaitement le sort réservé aux Français d’Algérie qui n’ont pour salut qu’une fuite éperdue vers la métropole.
Après le oui massif des Français de métropole (90,8 % des suffrages), la messe est dite et l’Algérie vote son indépendance, déclarée le 5 juillet 1962. Aussitôt débute le massacre des harkis et des mogaznis que la France, avec une grande lâcheté, tarde à sauver. On estime le nombre des exécutions à 75 000. Seules quelques dizaines de milliers, 35 000 familles, échappent alors à une mort probable en étant transférées en France.
De Gaulle s’estime satisfait de s’être ainsi tiré du guêpier algérien. D’autant que la France poursuit au Sahara ses essais nucléaires à In Ecker (douze de 1962 à 1966), ceux d’armes chimiques sur le périmètre secret de B2 Namous (jusqu’en 1978), enfin ses essais spatiaux avec le premier tir de Diamant A à Hammaguir en 1965.
Les visions structurantes du général de Gaulle
L’élection du président de la République au suffrage universel
Décidé à abattre définitivement le régime des partis et à assurer la primauté de l’exécutif, de Gaulle propose aux Français une procédure d’approbation référendaire. Le 28 octobre 1962, le pays l’approuve à 61,7 % des votants mais seulement 46,2 % des inscrits. Un beau résultat tout de même !
En décembre 1965 se déroule donc la seconde élection présidentielle française au suffrage universel (après celle de 1848). En octobre 1965, de Gaulle caracole encore en tête avec 66 % des intentions de vote. Le Général n’entend pas mener campagne. Avec 44,65 % des voix au premier tour, de Gaulle est finalement mis en ballottage. Évitant habilement de mettre en valeur Mitterrand dans un affrontement télévisuel, de Gaulle refuse aussi, avec noblesse, de dénoncer le trouble passé vichyssois de son adversaire du second tour. Alain Pierrefitte rapporte qu’il lui déclare alors : Vous ne m’apprenez rien. Mitterrand et Bousquet, ce sont des fantômes qui reviennent : le fantôme de l’antigaullisme issu du plus profond de la collaboration. Que Mitterrand soit un arriviste et un impudent, je ne vous ai pas attendu pour le penser. Mitterrand est une arsouille.
Cependant, après trois interviews télévisées avec Michel Droit qui rétablissent son image, le général de Gaulle l’emporte, après avoir failli renoncer, entre les 2 tours, avec 55,2 % des suffrages.
Développement économique exceptionnel et progrès social
De Gaulle, plus passionné qu’on le rapporte habituellement par l’économie, s’efforce, avec succès, d’engager la France sur la voie d’une planification souple que de Gaulle qualifie cependant « d’ardente obligation ». Il fait établir de lourds projets d’investissements dans des secteurs clés de l’avenir : nucléaire civil, nucléaire militaire, spatial, sidérurgie marine, aéronautique, approvisionnement énergétique, informatique…
Ce volontarisme industriel qui a disparu après lui explique que le pays vit encore aujourd’hui sur le prolongement des projets gaulliens.
Les équipements structurants en transports ne sont pas oubliés : autoroute PLM, tunnel du Mont Blanc, canal de la Moselle au Rhin. Environ 530 000 logements sont achevés en 1970, 130 000 de plus qu’en 2019. Alors que sont constitués de puissants groupes industriels par rapprochements successifs : CII Honeywell Bull, BNP, CGE, Gervais Danone, Saint-Gobain Pont-à-Mousson, Dassault-Breguet, Usinor-Lorraine-Escaut…
La croissance constatée du PNB se situe entre 4,5 et 6,5 % par an, alors que de 1958 à 1969, la population s’accroît de 5 millions d’habitants et que la part française dans les exportations mondiales progresse de 4,9 à 5,5 %. La France est bien redevenue compétitive au plan international.
De puissantes mesures sociales accompagnent l’expansion : la mise en place de l’ANPE, la création de trois caisses de sécurité sociale, la participation obligatoire dans les entreprises de plus de dix salariés.
Quant à la restructuration agricole, si elle favorise la disparition des petites exploitations familiales inaptes à résister à la concurrence européenne (-30 %) , elle sait également l’accompagner socialement grâce aux SAFER et au FASASA.
Une politique étrangère au cœur du projet gaulliste
Le rapprochement franco-allemand en constitue le plat essentiel. D’abord spectaculaire avec la rencontre de Gaulle/Adenauer des 14 et 15 octobre 1958 à la Boisserie, mais sans véritable contenu lors des sommets franco-allemand de 1960 et des visites réciproques de 1962. Un traité finit par être signé, après 52 mois d’effort, le 22 janvier 1963. L’ajout, par Berlin, sous l’impulsion de Schroeder, d’un préambule unilatéral pro atlantiste, le réduit à peu de choses. L’alliance militaire américaine demeure bien le cœur de la politique étrangère allemande.
Malgré la réception grandiose du Général à Londres par la reine Elisabeth en 1960, le Grande-Bretagne continue de s’en remettre pour sa défense aux États-Unis (accords de Nassau). Son refus d’abandonner les droits préférentiels en faveur du Commonwealth et l’exigence d’une période excessive d’adaptation de 12 à 15 ans, explique, à l’évidence, les deux Non, tout de même assez justifiés, prononcés par de Gaulle à son entrée dans le Marché commun, en 1963 et 1967.
Le retrait de l’OTAN manifeste la volonté d’indépendance de la France tout comme la décision de se doter d’une force nucléaire propre. Jamais le retrait de l’Alliance atlantique n’est évoqué. Seul le décrochement progressif de l’organisation militaire est appliqué. La mollesse américaine lors de la crise de Cuba inquiète de Gaulle : lui, il aurait bombardé l’île de Castro. Que feraient donc les Américains si l’Europe était menacée par une invasion soviétique ? Il lui semble, avec quelque raison, que la protection nucléaire américaine est un leurre. Le retrait total des armées françaises de l’OTAN s’achève en 1966. Avec Nixon, les relations se réchauffent : le 4 avril 1969, peu avant son départ, de Gaulle reconduit son adhésion au Pacte Atlantique.
Quant à l’évolution de la relation avec l’URSS, elle peut être qualifiée de vrai-faux rapprochement. Les deux voyages de De Gaulle en 1964 et de Kossyguine en 1966, débouchent sur des résultats assez ténus : Grande Commission, téléphone rouge, procédé SECAM vendu à la Russie. Fondamentalement, l’URSS demeure inquiète des déplacements du Général à Varsovie et à Bucarest. Le coup de Prague de l’été 1968 met à mal, à l’évidence, la politique d’ouverture de De Gaulle vers l’Europe de l’Est et l’URSS.
Anciens, confiants avec le transfert du secret de la bombe A, les rapports entre Tel Aviv et Paris sont d’une rare qualité. De Gaulle appelle Israël à une relation plus réfléchie et plus axée sur le long terme. Partisan d’une meilleure insertion d’Israël au Moyen Orient, il souligne la menace démographique arabe, et conseille la recherche d’une intégration plutôt que d’un affrontement. La guerre des Six Jours va provoquer une grave crise entre les deux pays. Outre l’embargo déclaré sur les exportations d’armes essentielles à Israël, de Gaulle prononce des phrases définitives à forte résonance concernant le peuple israélien : Peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur. C’est ainsi que le Général jette les Israéliens dans les bras américains.
Quant à la politique asiatique, elle est d’abord illustrée par le discours de Phnom-Penh du 1er septembre 1966 en faveur d’une neutralisation de la péninsule indochinoise. De Gaulle appelle à l’interruption de l’intervention américaine. Sa voix finit par porter : Johnson décrète un arrêt des bombardements du Nord-Vietnam et des discussions de paix s’ouvrent à Paris entre Vietnamiens et Américains.
Quant aux défis portés à la domination des États-Unis sur le continent américain même, tant au Sud qu’au Nord, ils laissent finalement peu de traces. Du spectaculaire voyage au Mexique puis sur tout le continent en 1964, il ne ressort que peu de conséquences concrètes. Une commande de métro à Mexico, la sauvegarde de Régis Debray en Bolivie et l’exfiltration de Klaus Barbie du même pays… La France n’a manifestement pas les moyens financiers d’aider les pays sud-américains en vue de les sortir de leur tête à tête avec les États-Unis.
Le voyage au Québec relève d’une autre stratégie. Ce pays peuplé de 60 000 Français, abandonnés par la France au traité de Paris sous Louis XV, a mené une « guerre des berceaux » qui lui permet de compter 6 millions d’habitants en 1967, un vrai miracle démographique. Ce n’est, ne l’oublions pas, qu’à partir de 1960 que de Gaulle commence à porter un intérêt aux Français du Canada. Lesquels ne sont pas venus combattre sur la côte normande en 1944 par haine des Anglo-Saxons. Seuls les Canadiens anglais ont sacrifié leur vie pour la France. La passion du Général pour le Québec grandit vite, à la mesure des progrès du Mouvement indépendantiste. En juillet 1967, de Gaulle parcourt le chemin du Roy qui relie Québec à Montréal. Tout un peuple le célèbre. Emporté par l’enthousiasme collectif, il prononce le fameux « Vive le Québec libre » au balcon de la mairie de Montréal, tout juste le slogan des indépendantistes. La crise provoquée avec le Canada déclenche son retour anticipé. Il n’en démord pas à Paris : « Le Canada français affirme notre présence sur le continent américain » et ne regrette rien quant au scandale provoqué.
Au total, la volonté du général de Gaulle de contester la division du monde en deux blocs pour se diriger vers un monde multipolaire, est tenue en échec. Certes le Marché commun est une réussite et l’idée d’Europe de l’Atlantique à l’Oural ouvre bien des perspectives géopolitiques, mais de Gaulle laisse une France plutôt isolée sur le plan diplomatique. Portons à son actif que la France est désormais partout respectée et que la décolonisation a été partout accomplie, au prix que l’on sait en Algérie.
Enfin, la dissuasion nucléaire gage de l’indépendance
La France va peu à peu disposer d’une panoplie complète après les premières explosions de la bombe A en 1960 et de la bombe H en 1968. Bombes, bombardiers Mirage IV, fusées du plateau d’Albion, premier SLNE dont la construction débute dès 1967. Dans le monde hostile de la Guerre froide prolongée (la crise des euromissiles contre SS 20 ne s’achève qu’en 1985), la France se positionne, en troisième puissance nucléaire mondiale, en compagnie de la Grande-Bretagne et de la Chine.
8 Fin de parcours ou les limites du gaullisme en 1968/1969
Après une courte victoire aux législatives de mars 1967, le quatrième gouvernement Pompidou légifère par ordonnances alors que les performances économiques demeurent favorables : 4,9 % de croissance et 250 000 chômeurs seulement.
Nul ne voit venir la crise de 1968. Quant aux rares prémisses, à peine peut-on distinguer le fameux « La France s’ennuie » de Pierre Viansson-Ponté, la société « bloquée » chère à Michel Crozier, la grève spontanée de la SAVIEM à Caen, lorsque se déclenchent à Nanterre des mouvements gauchistes archi minoritaires. Les contestataires de la nouvelle faculté de Lettres champignon (15 000 étudiants) dénoncent tant les mauvaises conditions d’accès physique que les médiocres débouchés obtenus grâce aux diplômes décernés, sans parler des revendications de liberté sexuelle entre étudiants et étudiantes.
Globalement les problèmes de l’Éducation nationale ne sont pas nuls : croissance trop rapide du nombre des étudiants (500 000), mais aussi corps de maîtres assistants au statut infériorisé et mal rémunéré. La crise de 1968 éclate d’abord à l’Université avant de gagner le monde du travail. On ne va pas la détailler ici.
Il faut attendre le 29 mai 1968 pour que de Gaulle se reprenne et l’emporte à l’élection législative de juin. Mais il en demeure pantois. Lui, le Contestataire, le Résistant, le Révolutionnaire, voir une partie de la jeunesse – certes guère plus de 15 à 20 % – se dresser contre lui. Il n’en revient pas.
Par ailleurs un tiers des salariés français s’est volontairement mis en grève au mois de mai, ce qui ne peut être négligé. Il faut reprendre le chantier global de la participation… Quand bien même les hausses de salaires et les congés supplémentaires concédés à Grenelle aux grévistes ont-ils eu un impact finalement positif sur la croissance (production industrielle en hausse de 4,5 % sur la totalité de l’année 1968).
Mais de Gaulle, profondément déstabilisé, considère que quelque part il a manqué à son peuple. Et il en tire les conséquences. Il change de Premier ministre, nommant Couve de Murville tout en blessant Pompidou tout juste victorieux de la bataille des législatives. Et il entend à la fois traiter les urgences (redressement des finances publiques) et pousser jusqu’à son terme le grand projet de participation. D’abord avec le talentueux Edgar Faure dans l’Université en créant les UER, véritables structures autonomes, en mettant fin à la sélection à l’entrée et en autorisant activités syndicales et politiques. Ensuite, au niveau des entreprises en allant au-delà de l’intéressement aux résultats pour ouvrir le droit à l’information, et même la possibilité pour les salariés de faire des propositions. Enfin, il souhaite offrir aux régions une plus grande autonomie financière et de nouveaux domaines de compétence.
Hélas, de Gaulle choisit d’utiliser la procédure référendaire. Et recherchant à la fois à mesurer sa popularité et à mener deux réformes de front, il embrouille les Français. Favoriser la décentralisation régionale tout en réglant son compte au Sénat n’est pas une bonne façon de faire. De Gaulle, désabusé par la crise de 1968, hésite longuement à poser deux questions distinctes, puis s’entêtant et d’une certaine façon cherchant une sortie élégante, engage sa responsabilité de président sur une seule question confuse. Pompidou s’étant posé en recours, Giscard d’Estaing l’ayant abandonné, le désastre est annoncé : 53 % de non le 27 avril 1969.
De Gaulle en tire immédiatement les conséquences. Le suffrage universel l’ayant désavoué, il se retire. Une belle leçon de démocratie.
Le voyage irlandais en son clan, l’écriture des Mémoires d’espoir, la première rencontre avec Franco, figure historique qui, ne soyons pas trop sévère avec de Gaulle, s’opposa à Hitler en sauvant Gibraltar et livra Laval, peuplent sa dernière année. Il projette un déplacement en Chine pour rencontrer Mao… Il n’en a pas le loisir.
Le 9 novembre, vers 19h, alors qu’il fait une réussite, il tire la carte fatale. Une rupture d’anévrisme le foudroie.
Alors qu’une grande cérémonie se déroule à Notre-Dame, en présence des chefs d’État du monde entier, il est enterré à Colombey en toute simplicité, selon sa volonté testamentaire.
Conclusion
On peut, en conclusion, se poser la question de l’héritage du gaullisme, hors même la constitution toujours en vigueur, gardienne de la primauté nécessaire de l’exécutif.
Au fond, la grande leçon est celle de savoir regarder loin, de proposer une perspective globale au pays, d’établir un programme d’action prévisionnel. Non pas en couvrant tous les domaines mais en se concentrant sur l’essentiel : la défense nucléaire pour demeurer indépendant, la participation pour unifier la société française, les grands objectifs économiques pour maintenir le pays dans la compétition mondiale, enfin, la construction de l’Europe autour du couple franco-allemand.
À l’évidence, de tous les dirigeants français, de Gaulle a su le mieux incarner l’État. Et cela dans le cadre d’un monde futur qu’il sait projeter : l’Europe de l’Atlantique à l’Oural, le refus de la Grande-Bretagne en Europe, la vision d’une Chine en course vers le statut de grande puissance, la garantie militaire américaine jugée de moins en moins fiable, l’excès d’émission de dollars critiquée comme dangereuse pour la stabilité monétaire mondiale…
À l’évidence, cette vision du monde-là n’est toujours pas dépassée…
Philippe Valode
Auteur de « De Gaulle un homme dans l’histoire » 650 pages, Editions l’Archipel, mai 2020