Le 21 juin dernier, Bruno Devauchelle, formateur, chercheur et consultant indépendant, spécialiste des questions liées au numérique dans le domaine de l’éducation était l’invité du groupe de travail sur l’illettrisme numérique ou « illectronisme ».
Cette intervention tonique et dynamique clôturait la « saison 1 » des visio-conférences de Galilée.sp pour ce premier semestre 2021.
La « saison 2 » pourra-t-elle se dérouler en présentiel ou en distanciel ? Au moment de la rédaction de cet article, il est sans doute trop tôt pour le dire… Les variants du virus succèdent aux variants, empêchant tout pronostic sérieux pour une reprise « normale » des travaux de Galilée.sp.
Sous une apparente simplicité d’utilisation…. La complexité…
L’informatique, nouvelle technique ou nouvelle science, est devenu un objet central de nos sociétés, elle est entrée dans la vie quotidienne, tant dans le monde du travail que dans la vie sociale.
D’entrée de jeu, diaporama à l’appui, Bruno Devauchelle évoque les fractures et les inégalités générées par le recours au numérique dans de nombreux domaines, dont celui de l’éducation, thème de cette visio-conférence.
Depuis plus de 50 ans, le monde scolaire tente de s’approprier et de maîtriser l’outil numérique, mais faute de véritable projet éducatif et de vision d’ensemble, le résultat est très mitigé…
On peut se réjouir de l’annonce récente de la création d’une agrégation d’informatique en 2022 ; néanmoins, il restera à voir comment l’enseignement de cette nouvelle discipline concourra à une bonne intégration de la pratique du numérique dans l’ensemble du cursus scolaire.
Le rêve pédagogique : transformer la forme scolaire ?
Dans ses deux ouvrages « les Cinq mémoires sur l’instruction publique » (1791) et « Rapport sur l’instruction publique (1792), Condorcet est l’un des premiers à jeter les bases d’une école républicaine, fondée sur l’égalité des droits, l’émulation et non la compétition, l’émancipation des citoyens en devenir : « L’instruction publique est un devoir de la société à l’égard des citoyens. Vainement aurait-on déclaré que les hommes ont tous les mêmes droits ; vainement les lois auraient-elles respecté ce premier principe de l’éternelle justice, si l’inégalité dans les facultés morales empêchait le plus grand nombre de jouir de ces droits dans toute leur étendue. L’état social diminue nécessairement l’inégalité naturelle, en faisant concourir les forces communes au bien-être des individus. Mais ce bien-être devient en même temps plus dépendant des rapports de chaque homme avec ses semblables, et les effets de l’inégalité s’accroîtraient à proportion, si l’on ne rendait plus faible et presque nulle, relativement au bonheur et à l’exercice des droits communs, celle qui naît de la différence des esprits ».
Le mouvement des « écoles nouvelles »
Dans les années 20, Adolphe Ferrière, pédagogue suisse, élabore le concept « d’école active » : « l’école active est l’école de demain. Elle l’est, bien entendu à l’état embryonnaire. Immense est le travail qui consiste à la dégager des erreurs du passé : programmes, méthodes didactiques, horaires, examens en ce qu’ils ont de périmé, parce qu’irrespectueux des lois de la croissance individuelle. Immense est et sera longtemps encore le travail d’adaptation aux méthodes nouvelles des principes que découvre jour après jour la psychologie génétique, celle des Dewey, des Kilpatrick, des Edouard Claparède, des Pierre Bovet, des Jean Piaget, des Henri Wallon et de tant d’autres explorateurs de l’âme enfantine. Mais enfin, l’École nouvelle est en route. Il appartient aux hommes et aux femmes clairvoyants de l’aider à vaincre les difficultés. (extrait du document PDF « Adolphe Ferrière »).
Ce concept d’école active s’inscrit dans un mouvement plus large dans lequel se retrouvent des pédagogues tels que Maria Montessori ou Célestin Freinet.
L’enseignement programmé de Burrhus Frederick Skinner
Skinner, l’un des pères du Behaviorisme développe le concept d’une approche neuro-cognitive en éducation, fondée sur l’idée d’une automatisation du fonctionnement mental transposé dans l’ordinateur
Le plan informatique pour tous (1985)
Dans la préface de la brochure « Informatique pour tous », Laurent Fabius précise les principaux objectifs du plan et notamment celui de toucher tous les citoyens : « » Informatique pour tous » entend donner à notre société la chance de mieux dominer l’avenir. En présentant ce plan ambitieux le 25 janvier 1985, notre objectif était triple : initier à l’outil informatique les élèves de toutes les régions de France ; permettre son usage par tous les citoyens ; former 110 000 enseignants en un an à l’utilisation des futurs ateliers. Les atouts pour y parvenir sont nombreux car notre pays dispose des moyens requis en équipements, en logiciels, en formateurs et en animateurs. Le Gouvernement, pour sa part, a décidé un effort financier exceptionnel. Encore convient-il d’achever la mise en œuvre de ce plan, de le développer, et c’est l’affaire de tous » (cf. document PDF « le plan informatique pour tous » Jacques Baudé p. 96, janvier 2015).
On pense alors que la mise en place de la « salle informatique » va transformer profondément le monde scolaire, du moins son espace, la salle de classe. On n’est loin de se douter à quel point l’outil informatique ira beaucoup plus loin… « Quand l’informatique est arrivée on lui a construit des temples, les salles informatiques que l’on ouvrait surtout les jours des portes ouvertes.. . Aujourd’hui les élèves font rentrer leurs équipements dans les salles de classe « polyvalentes ». Nombre de responsables ont déjà perçu le gain que consiste à ne plus immobiliser des salles pour une fonction (la fameuse question des salles dédiées dans les emplois du temps). Le développement rapide des projets d’utilisation des tablettes, après ceux des ordinateurs portables, montrent que progressivement la salle informatique est en voie de disparition » (cité par Bruno Devauchelle dans l’un des articles de son site le Café pédagogique)
La stratégie 2012
Vincent Peillon, alors ministre de l’éducation nationale, propose de mettre en place une stratégie pour faire évoluer le monde scolaire à l’aune du numérique en faisant évoluer du même coup la pédagogie, avec en arrière-plan, le même aphorisme : « l’informatique va transformer la pédagogie »…. Ce qui ne sera pas le cas, car cela impliquerait une transformation profonde de la « gouvernance » au sein de l’éducation nationale. Un article de François Jarraud publié en décembre 2012 sur le site du Café pédagogique de Bruno Devauchelle pointe les limites de cette stratégie : « Le défi pour l’Education nationale c’est de passer d’une organisation verticale hiérarchisée qui pédale dans le vide à une organisation en réseaux horizontaux centrés sur des objectifs pédagogiques. Il propose donc de toucher à la gouvernance. Mais ses propositions elles-mêmes montrent que ce sera difficile ».
L’importance économique puis sociale de l’informatique
On distingue deux périodes dans l’évolution de l’informatique
- L’industrialisation de l’information : 1960 – 2021
Le 19ème siècle a été celui de l’industrialisation des biens matériels. La fin du 20ème et le début du 21ème voient l’émergence puis l’expansion d’une société basée sur l’information, du « matériel » d’un genre nouvau reposant sur le triptyque matériel, logiciel et communication.
- La socialisation de l’informatique : 2002 – 2020
L’informatique sort du monde du travail pour rentrer massivement dans la société, en particulier à partir de 2012 avec la progression significative de l’équipement des foyers français en matériel informatique (cf. le rapport du CREDOC « La diffusion des technologies de l’information et de la communication dans la société française, 2013) ». L’arrivée du smartphone en 2008 marque une étape cruciale dans le développement des TIC (Technologies de l’information et de la communication).
Les efforts vains de l’école
Bruno Devauchelle constate et déplore le fait qu’au cours de ces cinquante dernières années, le monde scolaire n’a pas réussi à négocier « le virage » du numérique et qu’aucune stratégie cohérente et efficace n’a pu se mettre en place.
Il note toutefois qu’il existe une tentative de « normalisation » avec la création d’un CAPES informatique et de l’agrégation qui devrait voir le jour à la rentrée 2022. Viennent s’y ajouter le cours obligatoire en classe de seconde intitulé sciences numériques et technologie (SNT) et le PIX (outil d’évaluation en ligne des compétences numériques) et le CRCN (cadre de référence de compétence numérique), qui est un système de certification des compétences numériques dans la société, pour toute la société.
Généralisation, socialisation, appropriation
Bruno Devauchelle rappelle comment s’est effectué le passage de la généralisation des TIC (technologies de l’information et de la communication) (années 80/90) vers l’étape de socialisation avec le numérique (à partir des années 2000) puis celle de l’appropriation par l’ensemble de la société. Néanmoins, pour le monde scolaire, l’approche retenue par le ministre de l’éducation nationale pour l’évolution des apprentissages est basée sur l’informatique, en coopération avec l’INRIA (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique).
Le smartphone, objet pivot
Pivot de la compétence informatique, pivot de l’usage informatique, le smartphone est un objet pervers selon Bruno Devauchelle. Il est d’un maniement aisé, il associe des fonctions multiples, c’est un objet intégrateur devenu accessible aux populations précaires et remplaçant de fait l’ordinateur qui reste malgré tout un objet onéreux. L’objet numérique à portée de main, c’est désormais le smartphone.
A partir de là, chacun de nous crée son propre « EPTC » c’est-à-dire son environnement personnel techno-cognitif. Dans le monde de la recherche, il y a les environnements personnels d’apprentissage (EPA) ou des environnements personnels de travail (EPT). Chacun de nous transforme son rapport au monde à l’aide de la technologie et par là-même son fonctionnement cognitif, ses stratégies mentales pour accéder à l’information, communiquer avec les autres, rendre des services. Mais tout ceci n’est pas aussi simple que cela pourrait paraître, car il s’agit de prendre en compte notre capacité à nous adapter à des « mondes qui coexistent » ainsi que le souligne Bruno Devauchelle dans l’un de ses articles du « Café pédagogique » : « Entre l’environnement personnel de travail que je me constitue, celui qui m’est imposé par les structures dans lesquelles je travaille et l’environnement d’apprentissage (virtual learning) appelé parfois, aussi EPA (personnel d’apprentissage), nous avons affaire à des mondes qui coexistent et auxquels chaque utilisateur doit s’adapter. Si chacun de nous se construit un environnement adapté à ses besoins, il se trouve donc confronté à des univers qui lui sont imposés.
BYOD… ?
Sous cet acronyme, se cache l’expression anglophone « Bring your own Device » (« apportez vos propres appareils »). On a vu comment le télé-travail s’est largement développé au cours de ces longs mois de pandémie de COVID et comment de nombreux salariés ont d’abord utilisé leur propre matériel informatique avant que l’employeur prenne en charge (ou non…) l’achat d’ordinateurs ou de tablettes.
Dans le milieu scolaire, les choses sont un peu plus complexes, car l’individualisation du recours à un matériel informatique personnel risque de renforcer les inégalités en matière d’équipement et d’aggraver les fractures déjà évoquées par Bruno Devauchelle au début de son intervention…
Reste ensuite la question de l’utilisation qui est faite de ces objets qui permettent d’accéder au réseau, à tous les réseaux….
Fractures, inégalités
« Le meilleur des mondes » pour citer le titre du célèbre roman d’Aldous Huxley, n’est pas encore d’actualité. Les inégalités en matière d’équipement déjà signalées débouchent sur des fractures plus insidieuses liées à la notion de « capital culturel ». Si Bruno Devauchelle trouve des avantages non négligeables au développement des activités culturelles via le numérique, il reste néanmoins très perplexe sur la capacité de ces mêmes outils numériques à « gommer » les différences et les inégalités : « Le capital culturel est au centre des mécanismes d’intégration des jeunes dans la société. L’amplification des pratiques numériques risque de disqualifier ou de marginaliser des accès à une culture plurielle et multimodale. Non pas que ces formes culturelles soient absentes du web, mais elles n’ont pas la même force d’impulsion du fait même de la mise à distance qu’imposent les technologies. La difficulté du monde scolaire, lors d’un assouplissement beaucoup plus large des activités possibles (sorties scolaires, etc.), sera non seulement d’y « retourner », mais aussi de mettre en évidence les saveurs culturelles sous-jacentes à ces activités. Les enseignants sont assez bien placés pour le faire, encore faudra-t-il qu’ils s’en emparent à nouveau, même si elles étaient déjà menacées avant la pandémie. La culture ne se limite pas aux programmes d’enseignement, la culture ne se suffit pas du numérique, la culture nécessite la rencontre, ou plutôt des rencontres sous des formes variées avec la connaissance, l’art, la technique, le savoir… » (extrait d’un article du Café pédagogique du 12 mars 2021).
Les politiques menées en direction du monde scolaire
Ces politiques s’appuient sur 4 piliers : Equipements, ressources, formation, maintenance. Les équipements et la maintenance relèvent de la compétence des collectivités tandis que les ressources et la formation relèvent en grande partie de la responsabilité de l’éducation nationale. La pandémie a mis en évidence un certain nombre de dysfonctionnements sur le fait de savoir qui était « décideur », qui était responsable…
L’insouciance du monde scolaire…
Pour Bruno Devauchelle, pendant plus de 30 ans, (1985/2020), on n’a pu que constater l’insouciance scolaire face au numérique. En mars 2020, la pandémie de covid et la fermeture des établissements scolaires révèlent l’impréparation matérielle et les incompétences des différents acteurs du monde de l’éducation face à deux urgences : sanitaire et numérique.
Les illettrismes numériques
L’intervention se poursuit par une réflexion sur l’illettrisme numérique, expression que Bruno Devauchelle préfère à celle d’illectronisme, car selon lui, il n’existe pas UN illettrisme mais DES illettrismes.
L’informatique connectée est plus complexe qu’on ne le pense. Si chacun est capable de développer des « compétences de surface », c’est-à-dire la capacité d’usage, on se rend compte aussi que nous ne faisons pas les mêmes choses, nous n’utilisons pas les mêmes méthodes… Ce qui se passe dans la vie courante est particulièrement amplifié lors qu’il s’agit d’actions en milieu scolaire… Le numérique a pour particularité de développer les compétences qui nous servent au quotidien. Si on ne se sert que rarement d’une application, il faut réapprendre les procédures pour pouvoir à nouveau l’utiliser. La recherche et la navigation dans l’information supposent de maîtriser les services proposés, comme par exemple avec le service des impôts en ligne qui impose à l’usager d’avoir une compétence numérique, une bonne compréhension et une bonne maîtrise de l’outil. Au cours de ces vingt dernières années, la recherche et la navigation se sont largement complexifiées elles aussi… Par ailleurs, le sentiment de liberté de parole induit par l’apparente facilité d’usage de l’outil informatique aboutit à des situations dramatiques, comme par exemple la récente affaire « Mila »
L’imbrication entre communication et information
Avec le développement des forums, des réseaux sociaux, on n’entre plus dans l’informatique par l’information, mais par la communication. Nous entrons par l’usage de certains produits et non pas par l’accès à une « bibliothèque »… L’utilisation du multimédia (images fixes et/ou animées) ajoute à la complexité de l’usage de l’outil numérique. Dans ce domaine, la vidéo devient, selon Bruno Devauchelle, un véritable « miroir aux alouettes » dans la mesure où on a le sentiment de voir, alors que nous n’avons pas suffisamment travaillé à construire et déconstruire des images, pour prendre pour argent comptant, en toute naïveté, les images que l’on nous présente.
Et en éducation ?
Un premier rappel, qui renvoie aux préconisations de Condorcet : l’école a été créée pour réguler les inégalités sociales et favoriser la prise de responsabilité de toutes et tous face à un pouvoir qui a la possibilité de maîtriser le monde en misant sur l’ignorance des populations.
La prise de conscience du monde de l’éducation des problématiques liées à l’informatique et au numérique est lente, car certaines priorités sont toujours d’actualité en matière d’acquisition des savoirs de base : lire, écrire, compter… le numérique n’est qu’un outil supplémentaire au service de l’enseignant.
Pour le monde scolaire, il s’agit de redéfinir ce qu’il faut faire en matière :
- D’informatique, de son usage, des places respectives de l’information et de la communication,
- Des contenus enseignés par rapport au numérique et à l’informatique.
Des questions vives :
Bruno Devauchelle conclut son intervention en soulevant 3 questions « vives » :
- Comment approfondir les difficultés des élèves face au numérique, autrement dit, comment passer de la navigation à la compréhension ?
- Comment accompagner les élèves dans les pratiques qu’ils ont de tous les médias (et plus particulièrement les médias sociaux) ?
- Comment développer les capacités d’autoformation ?
A ces 3 questions vives, il faudra sans doute bientôt ajouter un « chapitre » consacré à l’émergence et au développement de l’intelligence artificielle (IA) en matière d’éducation (apprentissage adaptatif/ apprentissage-machine).
De quoi relancer le débat d’ici quelque temps !
En documents joints ou à consulter:
- L’intervention de Bruno Devauchelle (en format PDF)
- Les références de l’un de ses ouvrages
- Deux rapports du Sénat :
- Rapport du Sénat sur le numérique 2016 « Prendre en main notre destin numérique »
- Et une mission en cours
- La mission d’information du Sénat sur l’ubérisation de la société (rapport attendu pour septembre 2021)