DECHETS
Sémantisme très prolifique que celui qui exprime la chute, ce qui tombe. Et qui devrait interpeller avec acuité et lucidité nos sociétés qui se débarrassent, à bon et surtout mauvais compte, de ce qui les encombre, les dérange. Objets, individus, cultures laissés-pour-compte, pour mécompte, sur le bord des routes de la civilisation auto-proclamée.
Il y eut, bien sûr, Monsieur Poubelle, préfet de Paris qui décréta en 1883 le bac à couvercle éponyme et tenta, en vain, d’imposer le tri sélectif des ordures par trois boîtes différentes où répartir les déchets organiques, le papier et le chiffon, le verre, la porcelaine et les coquilles d’huîtres. Quand on sait qu’à Genève, le tri sélectif porte sur onze poubelles…
Quand on ne sait pas que la langue gauloise désignait déjà par *waspa le gaspillage, la chose gaspillée…
Quand on sait encore moins que l’arabe *tarha, qui signifiait la déduction, le décompte, entendait par là d’abord le poids des emballages, caisses ou barils, à déduire pour mesurer le poids de la marchandise, la tare, pour en venir à désigner, en toutes mesures, ce qui était mal pesé, mal fagoté, d’où le vice, le déchet, l’imperfection. De là à en faire un vocable « moral » pour nommer ce qui est taré, comme une défectuosité, un défaut, un vice, un dommage qui se fait héréditaire… !
Nous y voilà !
Le sémantisme de la chute est très ancien, sans surprise, *kad. Le latin en dégage un riche lexique à partir de *cadere.
Du caduque à l’occasion, du casuel à l’accident, de la cadence à l’occident où s’abîme le soleil, tout ressortit à ce qui tombe, c’est le cas de le dire. Que ce soient l’éboulement des pierres en cascade, la chance ou la coïncidence, la bobinette qui cherra quand la chevillette sera tirée, comme chacun se souvient…
Ce qui tombe mal, tel l’incident ou cette échéance à laquelle on voudrait parfois échapper, la malchance qui poursuit l’infortuné ou encore la méchanceté qui apparaît comme le fait d’une justice immanente qui amènerait à déchéance le misérable pour qui les choses tournent mal.
Parfois la rechute est synonyme de renaissance, en matière agricole, puisque le latin *reciduus se dit des semences qui en tombant produisent une deuxième, voire une troisième moisson. La récidive n’en a gardé que l’aspect pernicieux.
Mais le cadavre n’est jamais loin. Bouteilles jetées à la mer, sans lettre au-dedans, tous ces jetables à usage unique que l’humus ne pourra jamais bio-dégrader.
Ce qui amène à poser une kyrielle de questions. Que jette-t-on de soi, que garde-t-on de soi ? On se débarrasse, pourquoi pas, mais au profit de qui ou de quoi ? Au détriment de qui ou de quoi ?
Un tel questionnement pose le rapport que nous entretenons à la saleté, physique et morale. Dans nos sociétés hygiénistes arc-boutées sur la propreté apparente, bien peu se préoccupent de ceux à qui on délègue la charge d’escamoter ces encombrants multiples qui déparent nos paysages visibles ou mentaux. Objets certes, mais surtout et bien plus grave, tous les êtres qui deviennent transparents à force de ne pas être vus. On ne détourne même plus le regard, on voit à travers…
Ainsi s’accroît leur déchéance dans nos sociétés décadentes.
Et pourtant… comment mésestimer la force incoercible d’une main tendue, d’un sourire esquissé, d’un simple regard à l’orée d’une reconnaissance mutuelle ?
Annick Drogou
Galilée.sp