Compte-rendu du petit déjeuner du 6 mai avec Guy Soudjian
Pour ce petit déjeuner « Zoom » du 6 mai, Guy Soudjian était l’invité de Galilée.sp. Il avait choisi d’évoquer le C.N.R. (Conseil National de la Résistance) pour faire un parallèle, toutes proportions gardées, entre cette instance mise en place dès 1943 et l’actuelle pandémie du coronavirus dans la perspective de construire « le jour d’après »…, voire « les jours heureux », titre choisi par le CNR pour son programme.
Dans une introduction en 4 points, Guy Soudjian a mis en exergue les similitudes perceptibles entre la « sidération » des français dans les « années noires [1]» (les années 40) et celle du « confinement » que nous venons de vivre, qui a vu une France coupée en deux, comme lors de la mise en place de « la ligne de démarcation ».
1. Les raisons d’un choix
Est-il possible de comparer la crise épidémiologique actuelle et la défaite de 1940 ?
En 1940, la France était convaincue de posséder la meilleure armée du monde, tout comme elle l’était, juste avant l’épidémie, de l’excellence de son système de santé. Or, la crise traversée par la France illustre ses faiblesses dans l’économie mondialisée.
2. Les références littéraires
Le grand historien médiéviste, Marc Bloch, fondateur du courant des Annales avec Lucien Febvre, résistant de la première heure, membre de la direction régionale des M.U.R. (Mouvements Unis de la Résistance) torturé, puis exécuté par la Gestapo, le 16 juin 1944, auteur de « l’Etrange défaite », témoignage à chaud de l’effondrement politique et militaire de la France de la IIIème République.
Lucien Rebatet, écrivain, polémiste, journaliste à l’hebdomadaire collaborationniste « Je suis partout » se réclame du fascisme et de l’antisémitisme. En 1942, il publie « Les Décombres », grand succès d’édition de 1942, tiré à 100 000 exemplaires, un record sous l’occupation. Une nouvelle édition critique annotée par l’historienne Bénédicte Vergez-Chaignon (2015), sous le titre « Le dossier Rebatet, Les Décombres » apporte toutes les garanties méthodologiques pour en faire un document d’histoire illustrant la folie de l’antisémitisme. Sous cette plume ardente, mais dévoyée, la description de la défaite de mai-juin 1940 est tout aussi saisissante.
3. Les leçons à tirer pour construire « le jour d’après »
L’expression aujourd’hui très largement employée souligne la profondeur de la crise sous la forme d’une rupture majeure avec ce qui a existé avant, c’est-à-dire une certaine forme de capitalisme financiarisé et mondialisé dont il est permis de penser que la covid-19 est l’une des manifestations.
Certes, il n’existe pas de modèle en histoire car chaque époque comporte des caractères originaux. Mais l’histoire nous offre des matériaux pour réfléchir ensemble.
4. Quel sera le monde de demain ?
Nul ne peut le savoir. Mais ce qui est certain, dit Guy Soudjian, « c’est que le monde de demain commence dès aujourd’hui, à commencer par ce matin où nous recherchons ensemble des jalons et des pistes pour savoir ce qu’il conviendrait de faire ». Or, la dynamique de la reconstruction du « jour-d’après » ne peut se développer selon notre intervenant qu’à travers un programme d’actions qui fédère les propositions de changement dans leur pluralité. Et Guy Soudjian de poursuivre : « puisque nous sommes à « Galilée Service Public », ce programme devra reposer sur le ressourcement des prérogatives économiques et sociales de l’Etat, délaissées depuis près de quarante ans au nom d’une mondialisation heureuse qui s’avère aujourd’hui un risque majeur pour notre destin collectif. Mais ce sursaut de l’Etat-Providence d’inspiration keynésienne doit-il se confondre avec une rétraction nationalitaire ? Je ne le pense pas. C’est à un renouveau de l’Etat national dans un cadre international et d’abord européen auquel il convient de consacrer nos efforts pour nous préserver d’un retour au nationalisme qui nous enfermerait dans des valeurs contraires à celles que nous portons ».
Guy Soudjian a développé assez longuement ce dernier point parce que le Conseil National de la Résistance a accompli une œuvre semblable dans une France occupée au destin incertain, s’agissant de l’année 1943 où il a vu le jour.
À ce stade, « le moment est venu d’ouvrir cette page de notre histoire pour mieux éclairer notre futur » (sic).
I. Quelques repères
- La Première réunion clandestine du CNR a lieu le 27 mai 1943, au 48 rue du Four à Paris 6ème, en présence de 19 membres sous la direction de Jean Moulin, nommé par le Général De Gaulle pour le présider.
- Jean Moulin : il est préfet et représente l’Etat ; sa nomination par le chef de la France Libre lui confère l’onction pour réunir les mouvements de résistance dans un ensemble cohérent – Importance de l’Unité d’action pour l’efficacité de la Résistance mais aussi pour souligner la crédibilité de la Résistance auprès des Alliés.
- La composition du CNR : 8 représentants des mouvements de résistance, 2 représentants des grands syndicats d’avant-guerre et 6 représentants des partis politiques de la troisième République. Le choix des personnalités illustre la volonté du Général De Gaulle d’associer étroitement Résistance et Nation qui forment une entité consubstantielle.
II. Le contexte de la réunion du CNR en 1943
- Contexte international : la fin de l’année 1942 et le premier semestre de l’année 1943 constituent un tournant dans la guerre, mais l’Allemagne nazie est loin d’être vaincue.
- Situation de la France occupée : le ralliement de la population française au maréchal Pétain, en 1940, a vécu. L’occupation de la zone Sud en réponse au débarquement des Alliés en Afrique du Nord, en novembre 1942, transforme le gouvernement de Vichy en syndic de faillite… La pression des ultras de la collaboration parisienne fait naître un Etat-milicien à la discrétion de l’occupant.
- État de la résistance intérieure
- La France-Libre est confrontée à un jeu diplomatique complexe. Le Général De Gaulle a besoin de la confirmation de sa légitimité intérieure pour contrarier les manœuvres des Alliés, notamment américaines, qui lui préfèrent le Général Giraud en Algérie.
III. La première réunion clandestine du CNR (27 mai 1943)
La mission du CNR
Les buts assignés au CNR sont clairement exposés dans le message que le Général De Gaulle fait parvenir à Jean Moulin. Ce message est lu dès la première séance (à développer à travers la lecture commentée du message du Général De Gaulle au CNR). En résumé :
- unifier les réseaux de résistance intérieure pour en faire le fer de lance de la France Combattante (efficacité, indépendance) ;
- faire en sorte que la Résistance soit l’expression de la Nation ;
- préparer un programme de reconstruction politique, économique et sociale une fois le territoire national libéré ;
- reconnaître le leadership du Général De Gaulle sur la Résistance donc sur la Nation au moment où se prépare une rencontre décisive avec les Alliés et le Général Giraud, le 30 mai 1943, en Alger.
Les difficultés inhérentes à la mission de Jean Moulin
Pour avoir une idée plus précise de ces difficultés, Guy Soudjian fait une lecture commentée du Rapport rédigé par Jean Moulin à André Philip, Commissaire aux Affaires Intérieures de la France Libre, le 4 juin 1943.
Difficultés de principe, difficultés liées aux personnes, difficultés matérielles pour l’organisation d’une réunion clandestine de 19 membres.
La portée nationale et internationale de l’évènement
une motion votée à l’unanimité, l’affirmation du rôle premier du Général De Gaulle dans la conduite de la guerre auprès des Alliés et la présidence du gouvernement provisoire de la République. La nécessité d’assurer la renaissance de la France, de reconstruire l’État et de rétablir les libertés républicaines.
- Motion d’unité, de combat, motion d’ouverture envers les Alliés, chaleureusement salués dès les trois premiers paragraphes de la motion. En d’autres termes, le CNR incarne l’unité de la Nation combattante pour préparer la victoire avec les Alliés et la reconstruction du pays.
- Le CNR prépare la reconstruction de l’Etat « un gouvernement unique et fort qui coordonne et ordonne […]».
- Il s’inscrit dans une logique de rupture avec Vichy.
IV. Éclairage sur la dynamique de construction de la nation résistante : le programme du CNR
Pour traiter de ce chapitre, Guy Soudjian s’appuie sur l’article de Claire Andrieu, historienne spécialiste de l’histoire politique de la France contemporaine, de la Seconde Guerre mondiale et de la Résistance « Le programme du CNR dans la dynamique de construction de la nation résistante », Histoire@Politique, Politique, culture, société, n°24, sept-oct. 2014).
L’histoire du programme du Conseil National de la Résistance à l’appui de son insertion dans la Nation
Dans les années 80, on voit se développer la thèse du « mythe résistancialiste », qui correspond à la création d’une mémoire collective d’après laquelle la Résistance serait une construction mémorielle d’après-guerre plutôt qu’une réalité.
- Cette situation historiographique a entretenu une forme de révisionnisme qui tend à quitter le cercle des études savantes pour s’installer dans l’opinion. Elle a été combattue par plusieurs historiens. A cette occasion, Guy Soudjian fait référence aux travaux de Pierre Laborie, Le chagrin et le Venin sous l’occupation (Paris, Bayard, 2011) et Laurent Douzou, Deux relectures iconoclastes de la mémoire de l’occupation en France (Revue Critique n°798, 2013). (article payant).
- L’histoire du programme du CNR, sa genèse, sa mise en œuvre à la Libération, soulignent, a contrario, que les résistants étaient eux-mêmes soucieux de représenter la nation. – Lorsque le Général De gaulle reçoit pour la première fois des membres du CNR, le 6 septembre 1944, il leur déclare : « Il y a la Résistance, Messieurs, mais il y a la Nation. Ensuite, il faut que la Nation sente que la Résistance l’exprime, car on n’impose pas ses idées à la Nation, c’est la Nation qui vous les impose».
- D’autre part, l’exemple du programme du CNR prouve la bonne insertion de la Résistance dans la Nation – Son intégration dans le courant transnational de modernisation de l’Etat dont la Libération permit l’épanouissement en France et en Europe – Le Programme du CNR permet la construction de la rupture économique et sociale des années 1944-1946 – Loin d’être éphémère, le programme du CNR a imprimé une marque durable sur les structures économiques et sociales de la nation pendant plus de trente ans.
La dynamique de construction de la Résistance
Le programme du CNR constitue une étape dans la construction de la Résistance sur le territoire national. Le programme du CNR n’a pas créé la Résistance, mais il a contribué à créer une dynamique unitaire d’où la réaction en chaîne qui a suivi pendant le deuxième semestre de 1943 et en 1944.
- La Résistance unifiée est le fruit d’un long travail d’unification par le bas, commencé sur le terrain, dès 1941
- La Résistance se construit par rapprochement successifs, par fédération progressive de groupes distincts et devient l’indicateur d’un mouvement social en profondeur en faveur de l’unité. Les alliances et les fusions internes se font parfois dans la douleur et la difficulté et sont le reflet d’une dynamique sociale qui constitue le réacteur de la Résistance.
- La France-Libre est le réacteur nucléaire de ce mouvement intérieur de la Résistance. Elle s’impose aux mouvements de Résistance comme l’interlocuteur central, donc fédérateur.
- La France-Libre est une instance pré-gouvernementale, pluraliste et à son tour, le CNR représente une instance pluraliste (cf. : composition du CNR) – Son caractère trans-partisan et trans-clivages est un facteur d’accélération du phénomène de nationalisation de la Résistance.
- Ce caractère permet de surmonter les divisions, les différences d’approche et les combats idéologiques qui émaillent les travaux du CNR, y compris la préparation de son programme.
La radicalisation politique du programme du CNR : premières discussions sur le Programme du CNR, à partir de l’été 1943
- La succession des textes et discussions internes jusqu’à l’adoption à l’unanimité du Programme définitif, le 15 mars 1944, reflètent l’approfondissement des avancées sociales en réponse aux attentes de la société – ce qui est un signe supplémentaire de la nationalisation de la Résistance.
- Ce sont d’abord les socialistes qui lancent l’idée d’un programme pour l’après-guerre. Première discussion au sein du CNR sur la base d’un texte d’inspiration socialiste venu de Londres, à l’inspiration d’André Philip, Commissaire aux Affaires Intérieures de tendance socialiste.
- En septembre 1943, la CGT fait connaître son Programme d’action d’après-guerre.
- En novembre, c’est le Front National qui propose une Charte de la Résistance. Le texte est discuté puis remanié et débouche sur le Programme du CNR (15 mars 1943).
Rupture avec une certaine forme de capitalisme
D’un bout à l’autre de la chaîne des textes et des amendements (de juillet 1943 à mars 1944), on se trouve en présence des réformes économiques et sociales dans la deuxième partie du programme du CNR, la première étant consacrée à la lutte pour la libération nationale. Les demandes exprimées par le texte définitif s’inscrivent dans le sens d’un Etat plus social et plus protecteur des salariés
- Instauration d’une véritable démocratie économique et sociale impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières dans la direction de l’économie (nationalisation des banques et des assurances, des richesses du sous-sol, de la production de l’énergie et des transports)
- Seuil de contrôle de l’économie à travers l’instauration d’un capitalisme d’Etat – Retour à la Nation des grands moyens de production monopolisés, fruit du travail commun ; intensification de la production industrielle
- en faveur de la reconstruction et du développement de l’économie par la planification (lire le document PDF de Philippe Mioche)
- Plan complet de sécurité sociale – Assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils seraient dans l’incapacité de se les procurer : assurance-maladie, chômage ;
- Retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leur vie – Idée sous-jacente selon laquelle la retraite constitue une deuxième vie sociale – Evolution transnationale avec le Plan Beveridge en Angleterre (plan présenté par les Travaillistes), les discussions aux Etats-Unis, au Canada et au sein de l’OIT.
- Droit d’accès aux fonctions d’administration dans les entreprises pour les travailleurs – Gestion paritaire des entreprises, participation des travailleurs à la direction de l’économie.
Le Programme final du CNR comporte les quatre attributs de l’État Providence :
- des nationalisations,
- un plan de production,
- l’accès des travailleurs à la direction des entreprises
- la sécurité sociale.
Dans un livre publié en 2012 sur le Programme du CNR, Michel Rocard y a vu l’influence de la première gauche. Une Première gauche étatiste. La deuxième est davantage marquée par l’autogestion incarnée par la CFDT au moment où les journalistes Hervé Hamon et Patrick Roman ont inventé le concept (1982). D’après Claire Andrieu, le programme du CNR se situe dans un entre-deux.
Le programme du CNR est moderne et ouvert sur l’international
Il s’agit d’un texte en phase avec le courant réformateur transnational qui s’affirme depuis les années trente.
- On retrouve des programmes comportant tout ou partie des propositions du CNR dans la plupart des partis socialistes ou sociaux-démocrates : en Suède, Norvège, Belgique, Angleterre, au sein du SPD allemand (Parti social-démocrate, en allemand : Sozialdemokratische Partei Deutschlands, abrégé en SPD) et du SPÖ autrichien (Parti social-démocrate d’Autriche(en allemand : Sozialdemokratische Partei Österreichs, abrégé en SPÖ) parti politique autrichien de centre gauche. ;
- Originalité du programme du CNR à gauche de tous les partis européens.
- Modernité du programme à travers son format et son appellation : «Les Jours heureux».
Les nombreux participants à ce petit déjeuner « historique » ont pu poser leurs questions, échanger avec Guy Soudjian, intervenant passionné et passionnant, et qui s’est livré sans réserve à l’exercice des questions-réponses !
Vous pouvez réécouter l’intégralité de la conférence grâce à la bande-son ci-dessous.
[1] Titre du livre de Jean Guéhenno « journal des années noires »