Par Evelyne Cohen Lemoine
Pour une écologie de l’information
Transformer notre relation quantitative et qualitative à l’information
Face à la puissance des réseaux et à l’abondance d’informations – avec parfois plus de 10 canaux par jour et par personne – comment mieux gérer notre rapport à l’information en quantité et en qualité, pour faire de celle-ci un accès à de la connaissance et un outil d’aide à la décision ?
Cette réflexion fait écho à quelques publications et études récentes sur la question, en parallèle avec la volonté du gouvernement de développer une éducation aux médias et à l’information (EMI).
L’enjeu est autant d’aiguiser notre vigilance que de développer notre discernement pour distinguer les informations « factuelles » des interprétations, des opinions, voire des « fake news ». Il s’agit également de mieux gérer nos émotions face à cet afflux informationnel en continu et en temps réel, souvent générateur de stress et d’anxiété.
Comment s’en préserver sans tomber dans l’excès : l’addiction à l’information et son revers, « l’évitement informationnel » qui n’est jamais qu’un mécanisme de défense bien connu, le déni ?
Citons Sophian Aubin (France 24) : « Le sentiment d’oppression, d’épuisement et d’anxiété face à un flot d’informations trop angoissantes porte un nom : la fatigue informationnelle. Selon une enquête de 2022 menée par L’ObSoCo, Arte et la Fondation Jean-Jaurès, ce mal-être touche désormais un Français sur deux. Parmi ses synonymes, l’« infobésité ». Cette analogie alimentaire en résume le mécanisme : comme l’excès de masse graisseuse que le corps n’arrive pas à métaboliser en énergie, l’excès d’information fait que le cerveau n’arrive plus à transformer celle-ci en connaissance. »
« En 1970, Alvin Toffler, futurologue et sociologue américain prédisait que l’humanité serait entraînée dans un enchaînement de transformations si rapides, qu’elles amèneraient les gens à se « déconnecter du monde », pour se protéger d’une « désorientation destructrice ». »
Selon cette même étude d’Arte et de la Fondation Jean Jaurès, les pratiques informationnelles, sans remonter jusqu’à la voix officielle quasi unique de l’ex ORTF, se sont considérablement et rapidement transformées depuis ses 15 dernières années :
« Le rapport des Français à l’information s’est trouvé fondamentalement transformé…
De manière incrémentale, car aujourd’hui, pour s’informer, ils utilisent en effet en moyenne 8,3 canaux différents et 3,2 quotidiennement. Trois canaux dominent : le JT télévisé de 13 heures ou 20 heures (89% s’informent en général par son intermédiaire), les réseaux sociaux (83%) et la radio (82%). Mais la hiérarchie se trouve franchement modifiée si l’on ne retient que l’usage quotidien. En effet, 62% utilisent les réseaux sociaux, dont 50% plusieurs fois par jour, 55% les JT (dont 26% plusieurs fois par jour) et 46% la radio (dont 29%). Et l’on notera les usages non négligeables de formats parmi les plus récents que sont par exemple les podcasts, médias indépendants ou alternatifs. »
Face à ces transformations des usages et de leurs impacts, quelques éclairages sont apportés par notre réflexion autour des lumières au sein de Galilée SP.
- 1 – Le syndrome de surcharge et de saturation cognitive et les dérives engendrées face à la « surcharge mentale d’l’information »
À quel moment la recherche d’informations, levier humain fondamental de la quête de sens, de l’aide à la prise de décision et de réduction d’incertitude, devient-elle anxiogène ou pathogène ?
Au-delà de l’accès à l’information, ce sont aussi les diffuseurs et les émetteurs qui se sont radicalement transformés.
Chacun au fond peut devenir une source, un influenceur ou un diffuseur d’informations vérifiées ou non…
La surenchère de commentaires sur les réseaux sociaux, conduit généralement à un développement de l’agressivité ou à des remarques acerbes… pour avoir plus d’audience en entretenant une économie de la tension ? En incitant les utilisateurs à rester plus longtemps devant leurs écrans ? En attirant ainsi des publicités et des recettes supplémentaires ?
Il n’y a qu’à voir comment la moindre polémique lancée sur un plateau de TV, peut enfler et comment sa diffusion en boucle et sur différents supports, la fait monter en antagonisme.
À l’instar de Twitter qui était à ses débuts, un réseau social novateur destiné à rendre l’information et l’expression accessibles au plus grand nombre, alors que ce réseau pouvait développer de la sérendipité, de la créativité et de la rapidité de diffusion ; il est devenu – en dix ou quinze ans – une des principales caisses de résonance de la haine ou de la discrimination, du buzz inutile ou du harcèlement.
Autre incidence, le lien entre cette forme de fatigue ou de saturation mentale et la recherche de plus d’impact informationnel : « On retrouve un besoin de cognition plus fort chez les plus fatigués : 80% ressentent « en permanence le besoin de croiser différentes sources d’information pour se faire une opinion » (versus 72% de l’ensemble de la population et 63% de ceux qui ne souffrent pas du tout de fatigue informationnelle), 49% éprouvent ce qu’il est désormais convenu d’appeler le FOMO (Fear of missing out : peur de manquer une information) pour 40% de l’ensemble de la population et 30% de ceux qui ne sont pas du tout fatigués. Pas loin de la compulsion, 68% des plus fatigués avouent « avoir du mal à s’empêcher de cliquer sur certains titres même s’ils savent d’avance que ce sont des informations futiles » (pour 52% de l’ensemble et 30% des pas du tout fatigués). » Source étude Arte & Fondation Jean Jaurès.
On peut relier ces différentes attitudes à des formes diverses de peurs, plus ou moins conscientes
- Ceux qui sont à la fois hyper connectés et très stressés, ceux-là craignent de rater quelque chose d’important… ou de ne pas être les premiers informés.
- Ceux qui se méfient, se défient des informations et cherchent à s’en protéger, craignent parfois de ne pas comprendre, d’être dépassés par les événements. Certains d’entre eux sont négatifs par principe, d’autres vont plutôt être dans l’évitement.
- Ceux qui veulent tout contrôler, très engagés et très informés, ne semblent pas être stressés par l’information car ils ont le sentiment de tout maitriser. Mais leur peur plus inconsciente, peut être liée à la crainte de l’incertitude et de l’inconnu…
- Enfin, une partie des personnes se mettent un peu à l’écart et se sentent peu concernés (par manque de temps ? d’engagement ? ou de connaissance ?) et qui cherchent plutôt à se protéger de la pression médiatique. Ils se pensent à l’abri de la pression médiatique et du stress que cela engendre.
- 2 – Des stratégies alternatives de gestion et d’auto-régulation sont envisageables pour tendre, sans y prétendre parfaitement, vers une écologie de l’information.
Ces stratégies peuvent mettre en œuvre trois leviers principaux
- Un levier organisationnel pour gérer quantitativement l’information avec économie, sans la rechercher de façon compulsive : une gestion optimale du temps et des priorités apaise, en développant une pratique ritualisée de rendez-vous avec l’information (par exemple en ne regardant qu’un journal télévisé sur Arte ou en écoutant deux ou trois sessions d’informations sur Radio France), des rendez-vous réguliers avec l’information sur du temps long : reportages, journalisme d’investigation, documentaires, pour sortir du flux permanent et non hiérarchisé d’une “information continue”
Ainsi, chacun peut se donner quelques règles d’hygiène de vie comme on peut le faire pour gérer ses mails et ses diverses messageries, consacrer des temps dédiés et limités avec des horaires réguliers pour éviter le flux permanent et de nombreuses interruptions qui entrainent une baisse de concentration ou une perte d’énergie.
- Plus qualitativement, la compréhension du levier émotionnel nous permet d’identifier ce qui nous fait réagir, nous stresse, nous angoisse, nous fait réfléchir, nous interroge ou nous rassure.
L’étude d’Arte – Fondation Jean Jaurès souligne aussi le lien entre l’engagement et la difficulté à trier l’information, le « nuage informationnel » dont parle Edgar Morin. Et cela se traduit par le fait qu’un Français sur deux dit souffrir de fatigue informationnelle.
- Le troisième levier est d’ordre intellectuel
C’est sur ce terrain que nous rejoignons les questions liées à l’apprentissage, à l’éducation aux médias, au développement du discernement. Cela passe par différents registres, le choix des sources, la vérification et le recoupement, le questionnement, l’analyse à froid.
Ce cheminement et cette maturité face à l’information passent aussi par la mise en perspective, apprendre à ne pas réagir “à chaud” face à une information que l’on reçoit, se souvenir de faits similaires et des conséquences qu’ils ont entrainées, faire des comparaisons, des analyses croisées de faits similaires dans d’autres contextes. Au-delà de cette capacité critique à analyser il s’agit aussi du partage et du dialogue avec d’autres pour confronter, pour débattre, sans tomber dans le piège de la polémique vaine et stérile si présente dans les réseaux où la conversation, l’échange, le droit reconnu au désaccord laissent malheureusement trop souvent place à la diatribe, la volonté de toujours con-vaincre et au ‘faire valoir » personnel.
Pour illustrer l’importance du discernement, voire de la vigilance, un sujet devrait tous nous concerner, car il représente un enjeu majeur en termes d’accès à l’information et de défense de la démocratie. Il s’agit de l’affaire « Team Jorge », révélée par une enquête récente menée entre autres par la cellule investigation de Radio France :
« Coup de tonnerre dans le monde des médias à grande audience… La chaîne BFMTV a été infiltrée par d’obscurs réseaux de désinformation et de manipulation impliquant l’un de ses journalistes. Le pot aux roses a été révélé au grand jour après une enquête menée par la cellule investigation de Radio France et le Monde, en collaboration avec le consortium Forbidden Stories. » Journal l’Humanité 16/02/2023
Et de citer également le même jour la chronique du journaliste Pierre Haski (France Inter) à propos de « Team Jorge »
« Depuis le référendum sur le Brexit et l’élection de Donald Trump… on sait que la manipulation de l’opinion à l’heure d’internet est passée au stade industriel. La vraie surprise de l’affaire « Team Jorge », révélée hier …, n’est pas que ces pratiques existent : c’est qu’elles continuent à grand échelle.
L’enjeu est ni plus ni moins que la survie de nos sociétés démocratiques, certes loin d’être parfaites, mais que menacent clairement l’achat clandestin d’influence, la manipulation à grande échelle, les déstabilisations de tous ordres.
… il y a quelque chose de spécifique dans ces pratiques révélées hier : c’est la passivité des États, et la complicité, active ou pas, des grandes multinationales de la Tech, américaines pour la plupart.
L’enquête, initiée par Forbidden Stories, a révélé l’existence d’une société israélienne fondée par d’anciens militaires, qui vend des prestations comme n’importe quelle société de service. Sauf que ces prestations rémunérées visent à la déstabilisation d’un État africain, la manipulation d’élections, ou l’achat d’influence à la demande.
Les GAFA ont annoncé des mesures, mais on voit bien qu’elles sont totalement insuffisantes. … La place prise dans le débat public par Facebook, Twitter, TikTok et bien d’autres, est telle que les États ne peuvent s’en désintéresser. Les plateformes ont des comptes à rendre.
Toutes les annonces récentes se révèlent de la poudre aux yeux quand on entend les révélations de cette enquête. Soit les États régulent et contrôlent, soit nous périrons emportés dans un déluge de désinformation.
Et nous ne pourrons pas dire « nous ne savions pas ».
A titre l’illustration, l’excellente infographie d’Anne-Sophie Novel sur le paysage médiatique francais