Oyez, oyez ! Écoutez voir ! Écoutez pour voir !
Nous nageons, nous barbotons dans le bruit incessant de propos non moins incessants. Chacun y va de son opinion, d’un avis qu’il ou elle juge circonstancié. Évidemment. La pandémie aggrave cette tendance à dire tout, voire son contraire, dans l’instant même de l’événement et de sa diffusion en boucle et sans filtre par des médias avides de « scoop ».
À n’en point douter, on parle beaucoup, mais écoute-t-on réellement ? Et quand on écoute, ou fait mine de le faire, prête-t-on vraiment l’oreille ? Entend-on, au sens propre, ce qui se dit ?
Autant de questions qui méritent qu’on s’attache à l’étymologie de l’écoute.
Dans ce très ancien et prolifique sémantisme qui émane d’une racine *aus-, on rencontre d’abord, par le biais du grec *ous, l’otite douloureuse et l’otarie aux petites oreilles. Le myosotis aussi, parce que cette délicate fleur faisait penser aux oreilles de la souris.
Le latin, quant à lui, développe l’audience et l’auditoire qui vient prêter l’oreille et auquel on enjoint d’obéir à la règle du silence attentif. Comment serait-il permis sinon d’échapper au brouhaha qui rendrait inaudibles des réflexions peut-être inouïes jusqu’alors ?
Se plier à une règle commune autorise ainsi l’obédience.
L’oreille a toujours été un lieu privilégié du corps, qu’elle soit l’orifice gauche par lequel Rabelais fait sortir Gargantua de sa mère Gargamelle, après une naissance mouvementée, qu’elle soit encore source d’amour pour Guillaume Apollinaire, lorsqu’il adresse à Madeleine le poème Les neuf portes de ton corps. « Car je suis entré en toi par tes yeux étoilés / Et par tes oreilles avec les Paroles que je commande et qui sont mon escorte ».
Oreilles coupées du supplice auquel on soumet les serviteurs indélicats, en les essorillant.
Oreille de la confidence, dans laquelle on glisse le seul doigt suffisamment fin, l’auriculaire, en disant « mon petit doigt me l’a dit ».
C’est ainsi qu’onausculte, donc qu’on écoute, battre le cœur, gémir les organes, craquer les articulations, se plaindre le malade ou le pénitent. Une attitude patiente et silencieuse, telle est la condition sine qua non pour « entendre » ce que l’autre a à dire, sous quelque forme que ce soit. Entendre, *intendere, tendre son esprit vers, donc recevoir et comprendre.
C’est, dans Rabelais et son Quart Livre, 55-56, ce à quoi s’essaient Pantagruel et ses compagnons, lorsqu’au cœur de leur navigation, ils rencontrent l’étrange phénomène des paroles gelées. Grande est tout d’abord leur peur à saisir des paroles infinies, confuses et embrouillées, qui viennent chatouiller leur oreille, sans provenance perceptible, qui se matérialisent dans des glaçons où sont pris paroles et cris, injures échangées ou douces confidences, bruits divers. À Panurge qui supplie Pantagruel de lui donner ou même vendre ces paroles gelées, le géant propose sagement le silence. Mais chacun se précipite vers cette grêle de mots qui se dégèlent et la dispute fait rage sur le navire.
Serions-nous, à notre tour, au cœur de la métaphore rabelaisienne ?
Que vienne à se réchauffer le climat et le dégel inonderait l’humanité de mots en cacophonie. Conditionnel ? Futur ? Présent ? Triste perspective d’une surdité généralisée et mutuelle…
Annick Drogou, Galilée.sp