Dès l’Antiquité, norme et forme ont été mis en parallèle, non en raison d’une identité étymologique, mais par une paronymie signifiante.
Le latin *norma désigne techniquement l’équerre, la règle qui permet de tracer un plan, pour un édifice solide. Sociale, la norme autorise le bon fonctionnement par consensus d’un groupe. Politique, elle garantira la sérénité des peuples.
Sera donc énorme ce qui est *ex-normis, irrégulier, puisque faussant le tracé de l’équerre.
Son paronyme *forma désigne le moule, par exemple celui du fromage (d’un ancien *formage) et sa forme adéquate, donc la beauté équilibrée.
On remplit des formalités, un formulaire en conformité avec l’objet de la requête.
L’île de Formose, découverte au XVIe siècle par les Portugais, doit son nom à sa luxuriance.
A l’énorme répond l’informe, voire le difforme, ce qui n’entre pas dans l’équilibre, l’harmonie essentielle.
Dans la Grèce antique, l’idéal moral et social est défini par l’aphorisme « médèn agân », « rien de trop ». Et on y verrait à tort une médiocrité réductrice, il s’agit d’un idéal de mesure et de convenance, sanctionné par la loi,*nomos, qui, en assurant le « partage » de la terre à cultiver, du pacage des troupeaux, veille à la répartition judicieuse des richesses, de la nourriture, des objets divers. Un arrangement en conformité avec une vérité reconnue de tous. La norme librement consentie et le consensus assurent l’harmonie des membres d’une communauté. La coutume, l’éducation édicteront ainsi les normes, même variables voire versatiles, de l’admissible et de l’inadmissible.
Comment dire la norme ? Qui, surtout, est en droit de la définir, de s’en arroger le formidable outil de pouvoir ? Consensuellement admise, certes, la frontière entre en-deçà et au-delà, entre l’acceptable et l’inacceptable, relève du funambulisme.
Mais la stricte observance, sa rigidité extrême, ne risquerait-elle pas d’engendrer la stérilité ? Le mouvement de la vie ne suppose-t-il pas la transgression pour faire évoluer les choses ?
Les progrès de la pensée et des mentalités, scientifiques, religieuses, ne sont-ils pas de nécessaires crimes de lèse-norme ? Prométhée vole le feu de Zeus pour l’offrir aux humains, ouvrant ainsi à la civilisation de la cuisson et de la forge. Non, la terre n’est pas plate, et Kepler et Galilée confirment l’intuition d’Ératosthène.
Et le singe de Darwin nargue les créationnistes de tous poils. Entre autres sacrilèges féconds, qui maintiennent la société, quelle qu’elle soit, en tension entre la justessede ses nécessaires évolutions et la justice, qui veille à la sévère stabilité de ses lois ? La frontière est parfois si subtile, voire inconsciente, que son franchissement est inévitable, et souvent bénin. Or il s’agit avant tout de déterminer la nature et l’ampleur du risque que cet outrepassement fait courir au groupe. Véniel, fantaisiste, vital ?
Où commence la déviancede quiconque quitte le chemin, ne marche pas droit? En quoi celui qu’on décrète a-normal menace-t-il l’intégrité du groupe ?
Interrogeons-nous sur les limites de cette « conscience collective », sur l’idée que l’on se fait de la conformité. Originalité, excentricité au sens propre ?
Si la déviation ne semble pas mettre en péril le groupe, la transgression du marginal en revanche dérange au sens propre et, par contamination, ébranlerait peut-être l’édifice de la bienséance et du formalisme rassurant. Le préjugé n’est pas loin, et la vindicte contre celui qui n’entre pas dans les stéréotypes. A quel modèle se conformer sans risque de déformer ?
Comment se déranger soi-même pour continuer à être vivant ?
Le questionnement sur la mobilité de ses propres limites ouvre le champ, presque vertigineux, du présupposé, de la réciprocité des regards et des comportements. Et de la responsabilité qu’elle induit. Telle est la condition sine qua non d’un recentrage de la notion même de norme. Est normal dès lors, non ce qui contraint, mais ce qui participe d’un équilibre constamment mouvant et accepté comme tel, d’une réforme de l’intérieur, qui reconstruit, redispose autrement l’harmonie intime.
Annick Drogou, Galilée.sp, octobre 2021