L’expression est banale et pourtant déconcertante si on en observe la construction. Et paradoxale selon la tonalité qui l’assortit.
» ça me regarde ». Mon propos est vindicatif et je défends mon pré carré.
« Ah ça, ça vous regarde ! », l’exclamation est caustique, d’une joie mauvaise.
Qu’est-ce qui a changé ? Le pronom. Comme si le glissement de personne en faisait soit l’autojustification légitime du « me », soit la condamnation implicite du « vous ».
Et il y a de quoi s’interroger sur ce que recouvre le « ça ».
Issu d’un sémantisme plus que prolifique, de l’indo-européen *wer-*swer, en passant par le grec *oraô, et le latin *verus, jusqu’aux parlers germaniques *ward, la racine offre un champ très vaste centré sur l’idée de « faire attention, surveiller ».
Du panorama jusqu’à la vérité, qu’on respecte avec une sorte de crainte religieuse, une révérence vraie. Weren signifie fournir une garantie, en allemand contemporain.
Champ lexical de la garde et de la garnison. Du garnement, en tant qu’il est un homme armé devenu vaurien.
Vocabulaire de la guérison, qui prouve la validité du regard précis.
On a des égards envers ce qu’on regarde avec attention. Mais, par mégarde, on en vient à égarer parfois l’essentiel.
Le latin *s(w)ervaresignifie « garder », d’oùle champ lexical, conserver, observer, préserver, réserver.
Ah, la puissance du regard ! La mythologie antique regorge d’infortunées mortelles qui eurent l’inconséquence de vouloir contempler, dans son sommeil, l’amant divin qui avait formellement interdit celle transgression. Telle Psyché transformée en papillon par Eros, qui surprend les pas même feutrés de la désobéissante.
Parce que, à moins de s’isoler hermétiquement, autrui est là à vous regarder, surveiller, épier. A vous donner peut-être aussi la sensation, justifiée quant à elle, d’exister, d’avoir une identité.
Mais il s’agit d’un regard bien dérangeant aussi, qui piste l’intimité, qui juge chaque caprice, chaque velléité d’indépendance.
Le vocabulaire de « l’oeil porté sur » est, sans surprise, très varié en tous domaines dans les langues gréco-romaines.
Du grec, le péri-scope, gyro-scope, stétho-scope, épi-scopal donc l’évêque. Le scepticisme. Intransigeance glacée du panoptique. Indiscrétion du microscope.
Du latin, le spectacle qu’offre tout spécimen de l’espèce humaine, dans ses divers aspects et spécialités parfois bien spécieuses, prête à sourire ou maugréer. Et les spectres viennent terrifier les nuits hantées.
La réalité sans répit du regard étranger incite à se montrer circonspect dans ses gestes, à inspecter les alentours avant de se lancer à l’aventure. La perspective de l’échec et du dépit éventuel incite à la perspicacité, voire au soupçon, non ?
D’abord, ça ne regarde que moi ! Qu’en est-il de ce « ça » dont je revendique le monopole et le secret ? Intéressant emploi d’un neutre si vague qu’il dédouane de toute responsabilité, écarte la question naïve sur son contenu, mais qui est la négation même du respect que chaque individu se devrait de porter à autrui. Respecter, se regarder en retour, mutuellement, tenir compte de la nuisance potentielle qu’un acte peut représenter dans une vie collective. Je revendique mon caprice, ma liberté sans limite, mon impunité. Le « ça » que je me garde bien de définir me sert de caution.
Mais gare à ce qui risquerait d’entrer dans la sphère de mon égoïsme ! Eh bien, ça ça vous regarde ! Tant pis pour vous ! Implicitement, la perspective a changé, donc votre liberté me dérange et devient coupable ! Votre « ça » relève d’une plainte que je me refuse à entendre.
Dans nos sociétés contemporaines d’individualisme forcené et d’égoïsme agressif, ce « ça » bien intrigant devrait inciter à la réflexion…
Annick Drogou
Galilée.sp