Par Myriem MAZODIER, inspectrice générale honoraire de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche, membre de Galilée.sp et du Ciriec-France
Le Centre National du Livre a publié en 2024 son enquête bisannuelle IPSOS sur les jeunes et la lecture. Il apparaît – et ce n’est pas une surprise – que les jeunes (7-19 ans) lisent de moins en moins.
16% DES JEUNES (36% DES 16-19 ANS) NE LISENT PAS DU TOUT POUR L’ÉCOLE OU LE TRAVAIL. « Globalement, les jeunes lisent moins qu’avant pour l’école, leurs études ou leur travail, notamment les 16-19 ans qui marquent encore plus le pas dans ce contexte de lecture contrainte (-7 pts). » Il peut être intéressant de noter que cette chute affecte surtout les enfants des catégories supérieures, les enfants des catégories modestes voyant au contraire leur taux de lecture progresser de 1 point. Il en résulte une convergence des pratiques de lecture contrainte, l’écart entre catégorie supérieure et catégorie modeste n’étant plus que d’un point (ce qui statistiquement n’a plus de signification).
PRÈS D’1 JEUNE SUR 5 (38% DES 16-19 ANS) NE LIT PAS DU TOUT DANS LE CADRE DES LOISIRS. « Dans le cadre des loisirs, la proportion de lecteurs diminue également (81% en 2024 vs 83 en 2022), avec près d’un jeune sur cinq déclarant ne pas lire par goût personnel sur son temps libre. » Pour les loisirs, l’écart entre catégorie supérieure et catégorie modeste reste notable (6 points), mais c’est surtout la différenciation par genre qui est importante : à partir de 16 ans, les garçons ne sont plus que 50% à lire par goût personnel sur leur temps libre alors que 74 % des filles le font encore.
Je vous renvoie à la lecture du rapport Les jeunes Français et la lecture en 2024 | Centre national du livre pour plus de détails sur les pratiques de lecture (selon les saisons, les jours, l’heure, etc.) pour me focaliser sur les contenus lus sur lesquels le CNL est peu prolixe. Or pour moi c’est le point important.
19 MINUTES EN MOYENNE CONSACRÉES À LA LECTURE, 3H11 EN MOYENNE CONSACRÉES AUX ÉCRANS. Ce serait catastrophique si les jeunes se réfugiaient derrière les écrans pour échapper à la lecture de Platon, Voltaire ou Freud mais à vrai dire selon le CNL « lorsqu’ils lisent pour leurs loisirs, les jeunes privilégient toujours les BD, les mangas (+7 pts) et les romans ; le cumul BD/mangas/comics poursuivant encore sa progression (+4 pts vs 2022 ; +13 pts vs 2016) ». Ceci correspond à 84 % des lectures de loisirs des garçons, à 70 % pour les filles. Bref, pas certaine que les écrans auxquels les jeunes consacrent plus de temps ne soient pas aussi instructifs ! Si l’on regarde plus attentivement les romans qu’ils lisent sur support papier, les classiques, les livres d’histoire, les essais philosophiques sont très peu lus au contraire des romans sentimentaux, d’aventure et de science-fiction ou de la dark romance, nouvel item qui recueille parmi les jeunes adolescents qui lisent beaucoup de succès.
D’où une question : quand l’invention de l’imprimerie a ouvert de nouveaux publics à la lecture, mais surtout quand celle de l’électricité a considérablement élargi le temps possible de lecture, quel a été le temps sacrifié ? Pour moi cela me paraissait pouvoir être le temps de la parole, du conte et du chant, mais pour approfondir ma recherche, j’ai consulté le site de la BNF. Je n’ai pas eu de réponse à ma question, mais j’ai découvert qu’assez curieusement les révolutions de la lecture ne coïncident pas toujours avec les innovations techniques.
PARENTHESE sur la lecture vue par la BNF (Bibliothèque Nationale de France)
Première révolution de la lecture : C’est avant l’invention de l’imprimerie qu’on passe (première et plus grande révolution) de la lecture publique nécessairement oralisée à une lecture silencieuse et individuelle ce qui marque une césure capitale. Comme le dit la BNF, « Si, dès l’Antiquité grecque et romaine, les deux manières de lire coexistent, c’est au cours d’un long Moyen Âge, que la possibilité de lire en silence, d’abord réservée aux milieux des scribes monastiques, gagne les milieux universitaires, avant de devenir, aux 14e et 15e siècles, une pratique commune des aristocraties laïques et des lettrés. » L’invention de l’imprimerie suit pour répondre au désir de lecteurs silencieux de disposer de plus de livres !
De même, selon la BNF, la deuxième révolution de la lecture intervient avant l’industrialisation de la fabrication de l’imprimé au XVIIIème. Les lettrés commencent à faire de la lecture extensive en lisant systématiquement plusieurs livres à la fois et en rassemblant dans des cahiers de lieux communs les citations, informations et observations recueillies. Par ailleurs la lecture intensive (autrefois religieuse) s’empare du romanesque : « le roman s’empare de son lecteur, l’attache à sa lettre et le gouverne comme, auparavant, le texte religieux. Le roman est constamment relu, su par cœur, cité et récité. Son lecteur est envahi par un texte qu’il habite ; il s’identifie aux personnages et déchiffre sa propre vie à travers les fictions de l’intrigue. Dans cette « lecture intensive » d’un nouveau type, c’est l’entière sensibilité qui se trouve engagée. » Face à cette double demande, la production de livre triple ou quadruple entre le début du XVIIIème siècle et les années 1780, les journaux se multiplient, les petits formats triomphent, le prix du livre chute grâce aux contrefaçons, les institutions prolifèrent qui permettent de lire sans acheter, sociétés de lecture d’un côté, librairies de prêt de l’autre.
Parallèlement pourtant peintres et écrivains du XVIIIème glorifient la lecture orale paysanne, « patriarcale et biblique, faite à la veillée par le père de famille qui lit à haute voix pour la maisonnée assemblée. Dans cette représentation idéale de l’existence paysanne, chère à l’élite lettrée, la lecture communautaire signifie un monde où le livre est révéré et l’autorité respectée. » N’oublions pas que c’est seulement à la fin du XIXème siècle que l’électricité fait son apparition dans les bâtiments domestiques permettant aux non rentiers de lire quand ils avaient fini leur travail. (Au 20ème siècle, le prestige de la veillée diminue, mais bon nombre d’intellectuels magnifient les peuples premiers et leurs cultures orales supposées être beaucoup plus riches que la culture livresque occidentale).
La troisième révolution de la lecture est celle induite par l’informatique. La transmission d’un texte ne se fait plus sur papier, mais par voie électronique sur un écran ce qui rend a priori le rêve de la bibliothèque universelle réalisable puisque le texte, libéré du papier, peut être lu partout. Plus important pourtant, car contradictoire avec l’universalité rêvée, est la possibilité pour le lecteur de maîtriser le découpage ou l’apparence du texte qu’il fait apparaître sur l’écran et d’en modifier le contenu. « En assurant une possible simultanéité à la production, à la transmission et à la lecture d’un même texte, en unissant dans un même individu les tâches, toujours distinctes jusqu’ici, de l’écriture, de l’édition et de la distribution, la représentation électronique des textes annule les distinctions anciennes qui séparaient les rôles intellectuels et les fonctions sociales ». Le nombre d’écrivains explose !
OPINION : rendre aux jeunes le goût de la réflexion ne passe pas obligatoirement par les livres
Aujourd’hui le nombre de livres dépasse toute capacité de lecture, 130.000.000 titres dans le monde selon Google en 2010, plus de 500.000.000 (ou davantage ?) aujourd’hui. Il existe en France, 756.360 références de livres imprimés et 225.810 références de livres numériques. Un nombre infime de lecteurs lit plus de 10.000 livres dans sa vie, ce qui ne représente quasiment rien de ce que l’humanité produit.
Contrairement aux siècles passés, le nombre de livres partagés (lus ou entendus lors de lecture orale) est en diminution. La France n’est plus une nation chrétienne et de ce fait beaucoup de jeunes ne connaissent ni l’Ancien ni le Nouveau Testament, dont les textes inspiraient autrefois les philosophes, essayistes, poètes et artistes, chrétiens ou non. Ce que certains appellent l’islamisation de la France n’a pas abouti non plus à une lecture partagée du Coran qui reste ignoré de la plupart des français. Par ailleurs, la place des « classiques » dans la scolarité obligatoire a fortement diminué face au désir louable de donner plus de place aux contemporains ou à l’autoproduction des élèves, invités à écrire leurs propres ouvrages. Et surtout de laisser plus de liberté aux enseignants ce qui là encore est louable, même si pour ma part je trouve la place que certains donnent à la littérature de jeunesse excessive. Mais la conséquence est que les jeunes français ont peu de livres en commun avec leurs parents, a fortiori avec leurs grands-parents et même avec leur fratrie car les rares livres classiques au programme changent tous les deux trois ans.
INTERROGATION : de ces constats je ressors avec plusieurs interrogations et n’en développerai qu’une.
Aucun des écrivains français du siècle des lumières ne figure dans le palmarès des auteurs ou des livres les plus lus au niveau mondial (parmi les français, Jules Verne et Saint Exupéry). En France, même constat, très faible audience de Voltaire, Rousseau, Diderot alors qu’à mon époque, leur lecture était obligatoire en classe de 4ème ; je me souviens encore que ma classe se partageait entre rousseauistes et anti-rousseauistes et que les débats étaient violents et passionnés entre nous, mais aussi avec nos parents et grands-parents. La seule BD sur le Contrat social de Rousseau semble être un manga écrit par un japonais….mais elle n’a pas trouvé un grand lectorat.
Si la lecture traditionnelle contrainte ou de loisir n’alimente plus le débat intergénérationnel, il faut peut-être se concentrer moins sur le nombre de livres lus ou vendus que sur le contenu des textes lus sur tout support.