Le capitalisme mondial serait-il entré dans une espèce de folie ? Mais, enfin, que se passe-t-il donc ?...
Nous venons ainsi d’apprendre que la vie humaine prime sur l’économie, nous découvrons que les droits de douane et le souverainisme économique retrouvent « droit de cité », la mythique « City de Londres », elle-même semble consciemment rayée de la carte d’un simple trait de plume, sacrifiée sur l’autel du souverainiste Brexit !
Le nez collé, sinon au « masque », du moins à la dramatique crise sanitaire du Covid, nous mesurons encore mal les considérables changements à l’œuvre en France et dans le Monde …
Je vais, modestement, avancer quelques éléments personnels d’éclairage centrés sur la question de la dépense publique et de l’action publique.
Le point de départ de ma réflexion porte, bien évidemment, en premier lieu, sur la crise du Covid 19, avec l’irruption soudaine et extraordinaire du mot d’ordre international « sauver les emplois et l’économie, coûte que coûte ! … » Et puis, plus largement, sur l’impression d’un quasi-effondrement des principaux services publics.
I – NOUS ASSISTONS, TOUT D’ABORD, A L’ECROULEMENT D’UN MYTHE
C’est l’effondrement du mythe « néo-libéral » qui avait conquis le monde et les esprits européens.
Rappel du crédo européen :
- La construction européenne a évolué : du « Marché commun » protecteur nous sommes passés à l’Union Européenne ouverte à la concurrence internationale ; le tournant français se situe en 1983 ; puis en 1986, Acte Unique ; en 1992, Maastricht (marche vers la monnaie unique …).
- Traduction concrète : respect par les Etats des critères de convergence : 3% de déficit, 60 % d’endettement public (inflation + Taux d’intérêt = BCE)
- Les représentations collectives : opposition Nord/Sud de l’Europe, Entreprise/Etat, économes/gaspilleurs, on ne doit pas dépenser plus que l’on ne gagne, vivre à crédit est mal, « la cigale et la fourmi » etc … MYTHOLOGIE ?
Des faits actuels en radicale contradiction avec le credo « néo-libéral » :
- L’Etat, en France comme à l’étranger, ouvre les vannes pour sauver l’économie et l’emploi (100 milliards …)
- L’UE suspend la contrainte des critères de Maastricht et adopte le Plan de relance européen (750 milliards d’€),
- La BCE, malgré les réticences allemandes, depuis un certain temps rachète la dette des Etats,
- Les taux d’intérêt sur la dette publique sont aujourd’hui NEGATIFS ! Du jamais vu, c’est l’emprunteur qui est rémunéré par le prêteur ! La dette deviendrait-elle un placement ?!?!….
Quid, des principes ou « mythes » anciens ? :
- Du caractère « maléfique » de la dette publique,
- De la toute-puissance des marchés, des bienfaits de la concurrence et de l’entreprise privée ???…
Le financement de l’Action publique est questionné
Après des années de cure d’austérité, en fait nous ne sommes jamais sortis du fameux « tunnel » de Raymond Barre. Les services publics essentiels sont aujourd’hui exsangues (santé, police, justice, éducation, recherche…). La politique de la santé en est devenue, hélas, bien emblématique !
Et aujourd’hui, l’économie, comme les malades du Covid 19, est maintenue en vie artificiellement grâce à des perfusions massives d’argent public ; l’action publique, quoi qu’on en dise, se trouve au cœur de la lutte pour la survie sanitaire mais aussi économique et sociale ; assiste-t-on à une REHABILITATION DE LA DEPENSE PUBLIQUE ?
II – DEMYSTIFICATION DE LA DEPENSE PUBLIQUE ET DE SA DYNAMIQUE :
Il est facile, aujourd’hui, de tirer sur le pianiste : rien n’a été prévu (ce qui est faux…), la France ne produit ni masques ni appareils respiratoires, SANOFI se fait damer le pion, il n’y a pas assez de lits et de personnels médicaux ! … Alors que, la France semble crouler sous les prélèvements obligatoires (46% du PIB) et la dépense publique (56 % du PIB ; la différence entre les deux chiffres étant l’endettement…). On ne comprend pas où passe l’argent public…
Je vais essayer d’éclairer un peu le sujet.
D’abord, comme nous y invite Albert Camus, il faut « bien nommer les choses » … !
Il convient de bien distinguer dépenses publiques proprement dites (Etat + collectivités territoriales) et transferts publics (sécurité sociale / santé, accidents du travail, vieillesse et famille + chômage+ subventions) ; les transferts ne sont pas de vraies dépenses publiques, ils n’assurent pas le financement de services publics, mais des transferts de revenus (cf rémunération des médecins de ville…).
Or, en 2018, les dépenses de l’Etat n’ont représenté que 28 % des « dépenses publiques ». Les « organismes divers d’administration centrale » 6 %, les « administrations de sécurité sociale » 46 % et les « administrations publiques locales » 20 %.
Quelle est la dynamique des dépenses publiques ? : nous avons assisté au cours des dernières décennies à une diminution de la part de l’Etat (à cause des réformes / RGPP, MAP…), à une augmentation de celle de collectivités territoriales (malgré les « réformes ») et à une augmentation des dépenses de transfert (poids des retraites …) .
Réponses rapides à de grandes questions :
- Les dépenses publiques pèsent-elles sur le PIB ?
Non, car les dépenses publiques sont rajoutées au PIB, calculé à partir de la valeur ajoutée des entreprises. Une preuve ? La Grande Bretagne et la France ont, à peu près, le même PIB alors que les britanniques ne consacrent en 2019 qu’environ 40 % de leur PIB aux dépenses publiques contre 55,6% en France (Allemagne 45 %, USA 37,7%….).
- La France vit-elle au-dessus ou en dessous de ses moyens ?
Certains considèrent que la France vit au-dessus de ses moyens puisqu’elle s’endette depuis 1974 en votant constamment des budgets en déficit… D’autres tels que, par exemple, Henri Guaino, pensent le contraire car ils considèrent que pour satisfaire aux critères de Maastricht la France a dû refroidir en permanence le moteur économique (or, moins de croissance, c’est moins de recettes fiscales et donc plus de déficit et de dette…).
- La France dépense-t-elle trop ?
Réponse : en tout cas pas au niveau de l’Etat proprement dit. Les comparaisons internationales situent les dépenses de fonctionnement de l’Etat (taux d’administration) à peu près au même niveau que les autres Etats même parmi les plus libéraux… Ce qui fait réellement la différence ce sont les transferts sociaux (les retraites…). Par exemple, les USA dépensent bien davantage que nous par habitant pour la santé, mais ce sont des dépenses considérées comme privées… Et, ils ne font pas mieux ! (cf Covid, baisse de la durée de vie…).
- La France dépense-t-elle mal ?
OUI puisque nos principaux services publics semblent exsangues : sécurité publique, justice, éducation, santé, défense … La RGPP, la MAP sont passées par là ! Politique du « rabot », absence de vision globale de la réforme de l’Etat, recours à des cabinets « cost killers » qui ne connaissent rien à l’action publique… A noter que les allemands dépensent autant que nous en matière de santé (environ 11% du PIB, mais moins de dépenses administratives, pour des résultats apparemment meilleurs…
- Les entreprises sont-elles handicapées par les prélèvements obligatoires ?
C’est surtout la répartition de l’impôt qui peut handicaper les entreprises : est-ce à elles de financer la politique familiale, le logement, l’apprentissage, la formation, les transports, les collectivités locales ? … Peut-être que par rapport à l’Allemagne trop d’impôts divers et variés pèsent sur la production et nuisent à la compétitivité de nos entreprises… Electoralement, les entreprises ne font guère de bruit…
- Finances publiques et désindustrialisation de la France :
La France a joyeusement, façon de parler, sacrifié son industrie (charbon, textile, sidérurgie etc etc…) et ses plus beaux fleurons, alors que les allemands et les italiens ont réussi à préserver une base solide. N’a-t-on pas tué la « poule aux œufs d’or » ? C’était le mirage de la société post-industrielle.
- Le financement par l’emprunt est-il sain ? honnête ? durable ? …
Il est sain s’il sert à financer des « investissements ».
Il n’est pas honnête s’il fait peser un éventuel remboursement sur les générations futures.
Il peut être durable si on ne le rembourse pas (Argentine ? C’est risqué…), si la dette se dévalue fortement (dette allemande d’après la Première Guerre Mondiale), si la dette devient perpétuelle (aujourd’hui la dette est remboursée grâce à d’autres dettes, la « cavalerie »), si la dette des Etats est massivement rachetée par la Banque centrale européenne en contre partie d’une création monétaire qui pourrait favoriser une reprise de l’inflation de bon aloi !…
Une fois démystifiée la dépense publique, reste encore à organiser son emploi le plus judicieux par rapport aux principaux enjeux auxquels nous sommes confrontés.
III – COMMENT ORGANISER LE CHANGEMENT DE L’ACTION PUBLIQUE
Ecroulement du mythe néo-libéral, réhabilitation de la dépense publique, d’accord mais encore faut-il identifier les axes d’un renouveau de l’Action publique.
Cela passe par Une nouvelle philosophie de l’Action publique (titre d’un livre écrit en 2017 avec Catherine Gras dans le cadre de Galilée.sp):
- Renforcement de la puissance publique
Coincé entre l’Europe et les collectivités territoriales, l’Etat républicain paraît répondre mal aux attentes de citoyens mécontents de « l’impuissance publique ». Il faut restaurer sa capacité de faire.
C’est surtout le cas dans les domaines de la sécurité interne et externe, de la souveraineté et de la compétitivité économiques, celui de la réduction des inégalités ainsi que de la cohésion républicaine…
Ce sentiment « d’impuissance publique » à résoudre les problèmes nourrit le populisme.
- « Gouvernance globale »
La Gouvernance doit être globale. L’Action publique est complexe (au sens d’Edgard Morin), une vision systémique à 360 degrés est nécessaire.
Elle est d’abord politique au sens noble du terme. Le retour à l’autonomie financière des collectivités territoriales est à bannir et l’approbation des comptes de la sécurité sociale par le Parlement est à renforcer… Cette gouvernance doit permettre d’assurer avec efficacité et efficience les grandes missions de la puissance publique dans le respect des priorités.
- Apporter de la cohérence à l’Action publique
Trop de lois sont votées sans bilan préalable des mesures précédentes, sans étude d’impact de la mesure proposée ; on rajoute de nouveaux textes sans supprimer les anciens ; les injonctions contradictoires sont permanentes / supprimer le nucléaire ou lutter contre le réchauffement climatique ?).
Suivons Pierre Mendes-France : « Gouverner c’est choisir ! ».
Ici, il faut saluer le retour du « Plan », en espérant que ce ne soit pas un simple gadget. La planification est, en effet, le seul moyen d’apporter de la cohérence et une vision prospective à l’Action publique. Les chinois ont une vision cohérente à long terme de leur pays, et on en voit les résultats !
- Revoir certaines modalités de l’Action publique
L’un des maux majeurs induits dans nos démocraties par l’information en continu et les réseaux sociaux, c’est la mauvaise gestion du temps. Nous vivons sous l’injonction de décider rapidement et sans suivre la mise en œuvre. C’est l’inverse qu’il faudrait : mûrir les décisions et, ensuite, agir vite !
Bien évidemment, il faut décentraliser ou déconcentrer tout ce qui peut l’être mais sans se défausser ni perdre la vision d’ensemble et sans que ce soit au détriment des grandes missions régaliennes.
Il faut décloisonner des administrations encore trop organisées en « tuyaux d’orgue », apprendre à travailler horizontalement et en réseau, utiliser au mieux les bienfaits de la révolution numérique, développer la mise en place de services publics partagés, polyvalents, au plus près du terrain, comme c’est heureusement le cas avec « les Maisons France-Services ». Il faut redonner confiance et faire confiance aux fonctionnaires, ils ont montré un grand sens de l’adaptation face aux nombreux changements intervenus dans les services de l’Etat, dans le cadre de restructurations souvent mal conduites et un coaching des personnes et des collectifs alors inexistant (Galilée.sp a contribué à faire évoluer les choses dans ce domaine…).
Conclusion :
Un peu d’humour pour terminer, plutôt que de supprimer l’ENA pourquoi ne pas créer l’ENP (l’école nationale de la Politique, avec un grand P, bien évidemment) ?! … Ou, mieux encore, créer l’ENGP, Ecole nationale de la gouvernance publique, où élus et fonctionnaires seraient formés ensemble…
Mais je crains que cela ne puisse voir le jour : la France perdrait ses boucs émissaires favoris ! Fonctionnaires, bureaucrates et autres technocrates…
Gilbert Deleuil
14 janvier 2021