En 2018, avec Catherine Gras, nous avons publié « Pour une nouvelle philosophie de l’action publique – La Fonction publique républicaine, on y croit, voilà pourquoi ! » (Editions Arnaud Franel).
Depuis lors, une ère nouvelle est apparue où l’action publique, le service public et la fonction publique paraissent comme « réhabilités » …
Profitons-en donc pour évoquer, comme nous a invités récemment à le faire la MGEN, l’important problème de la qualité de vie au travail dans la fonction publique, sujet spécifique, rarement mis en avant. Ayons conscience que tout se tient et que nous devons, ici comme ailleurs, adopter une vision systémique des choses…
- De quoi dépend la qualité de vie dans la fonction publique ?
Plusieurs constats s’imposent à nous :
- Premier constat : il est très périlleux d’évoquer la qualité de vie au travail dans la fonction publique en général. Celle-ci dépend très largement de la collectivité publique à laquelle on appartient, de son corps ou cadre d’emploi d’appartenance, du service et du supérieur direct dont on relève etc… Il est difficile de comparer la situation d’un agent de bureau à celle d’un sous-directeur d’administration centrale ou celle d’un infirmier avec un agent de la propreté urbaine. Pourtant tous les fonctionnaires sont concernés par le sujet. Nous sommes donc cantonnés à un certain niveau de généralité dans le propos.
- Deuxième constat : la qualité de la vie au travail, concerne le « bien-être » du fonctionnaire, qui, par ailleurs est un être humain et un citoyen ; mais aussi, la qualité du service rendu par lui (motivation, engagement, rayonnement…). Elle devrait donc être un sujet important de « management public ».
- Troisième constat : or, ce sujet reste encore, un angle mort de la formation initiale de l’encadrement. Personnellement, ni à l’ENA, ni à l’IRA ni à l’IEP je n’ai reçu une véritable formation au « management ». Du droit, de l’économie, de la gestion financière etc…oui, mais pas de management (en dehors de quelques cours à option et facultatifs) ! … Est-ce que cela a changé ? C’est possible, mais j’en doute. En matière de formation continue ou de formation à la prise de poste d’encadrement, il me semble que des efforts ont été faits mais je ne suis pas sûr que les investissements nécessaires en matière de formation, car il s’agit bien d’investissement, soient réellement à la hauteur des enjeux… Contrairement aux pratiques des grandes entreprises du privé…
- Quatrième constat : on est passé du vocable de la « gestion du personnel » à celui de la « gestion des ressources humaines », mais le contenu réel de cette politique publique a peu évolué. Au niveau de l’Etat, la dimension interministérielle du mangement est embryonnaire. Les services spécialisés restent largement axés sur la gestion administrative et budgétaire des « carrières ». Par exemple, le concept de « gestion prévisionnelle des emplois et des compétences » reste encore largement lettre morte dans le secteur public…
- Cinquième constat, « last but no least » : concernant l’Etat, les incessantes réformes (RGPP, MAP, Action Publique 2022…), conduites par différents gouvernements s’inspirant tous du « New public management », ont été très mal ressenties et peu efficaces.
Il est légitime de vouloir que les administrations soient performantes (atteintes des objectifs au moindre coût). Mais de grandes réformes à la « hache », menées sans concertation approfondie avec les parties prenantes par des cabinets privés ne connaissant rien de l’administration, ne peuvent rien donner de bon… Par ailleurs, le management par objectifs, avec à son sommet (pour l’Etat) la LOLF, votée à l’unanimité en 2002, n’a pas répondu aux attentes et a même été dévastateur dans certains secteurs tel que la police nationale. Cela a conduit à la politique du chiffre, à une certaine manipulation des instruments statistiques et largement contribué à la perte de sens, vivement éprouvée par les personnels. Ces méthodes inspirées des « écoles de management privé anglo-saxonnes », mises en place en France avec retard mais non sans zèle, sont aujourd’hui rejetées par le secteur privé lui-même qui les avait pourtant conçues… Le décalage est aujourd’hui total…
- Orientations et mesures nécessaires
Je proposerai cinq orientations, et quelques mesures, en allant du général au particulier.
Pour améliorer la vie au travail des fonctionnaires, il convient, tout d’abord, de donner du sens à leurs missions, à leurs tâches. La toute première des conditions est « morale », presque culturelle. Il s’agit de cesser de discréditer le service public et les fonctionnaires (fonctionnaire/bashing) comme on le voyait encore tout récemment, à l’époque du néo-libéralisme triomphant et avant la Covid 19… Il faut « réinvestir » le / ou dans « le domaine symbolique » de l’intérêt général, du service public, du service de l’Etat ; dans les valeurs de la République (liberté, égalité, fraternité avec le principe de laïcité) dont le service public est porteur et garant ; réhabiliter les valeurs d’engagement, de désintéressement, de neutralité auxquelles les fonctionnaires sont tenus aux termes de la loi de 1983 sur la fonction publique.
La deuxième orientation vise la conduite du changement, la façon de mener les réformes. Celles-ci sont politiquement désirables et donc nécessaires pour la fonction publique. Mais, la réforme ne doit pas se focaliser uniquement sur l’Etat (en gros moins d’1/3 des « dépenses dites publiques ». Les dépenses des collectivités territoriales, qui prennent une part croissante dans ces dépenses (à peu près les 2/3 de celles de l’Etat) ainsi que les dépenses « sociales »(environ 50 % de la dépense dite publique) méritent amplement d’être tout autant examinées de près… Par ailleurs, les modalités de la conduite des réformes doivent être corrigées : concertation approfondie avec les organisations syndicales, l’encadrement et les personnels dans la conception comme dans le déroulement du processus ainsi que mobilisation des différents corps d’inspection des ministères en lieu et place des cabinets d’audit privés. Les fonctionnaires doivent pouvoir s’approprier les réformes et non pas donner l’impression de les subir…
La troisième orientation concerne la nécessité de revisiter profondément le « New public management » et son idéologie. Non pas pour s’opposer à une démarche, légitime et saine, par objectifs et évaluation des politiques publiques. Mais pour faire cesser les dérives… A cet égard, je proposerais, pour commencer, de procéder à une grande évaluation publique de la LOLF dont on fêtera le 20ème anniversaire l’an prochain. Les différentes réformes de l’Etat (RGPP, MAP …) doivent également faire l’objet d’une évaluation publique globale. Au niveau des services, s’agissant des tableaux de bord et des indicateurs, ceux-ci ne doivent plus être parachutés par en-haut mais faire l’objet d’une large concertation, d’une co-construction avec l’encadrement et les « agents d’en-bas » …
La quatrième orientation concerne bien évidemment la diffusion de la formation initiale et continue de tout l’encadrement au management véritable : apprendre le travail collectif, à animer, le leadership, enseigner la psychologie et la sociologie du travail, l’art de prendre la parole et d’écouter la parole des autres… Le cadre, quel que soit son niveau doit maîtriser les connaissances nécessaires à son champ d’activité, mais aussi, et je dirai presque surtout, doit savoir adopter le bon comportement vis-à-vis des partenaires extérieurs mais aussi de son ou ses équipes. A cet égard, une mesure importante devrait être de généraliser le principe de l’évaluation à 360 degrés des cadres publics. Cela permettrait d’intégrer l’appréciation des subordonnés dans la carrière des agents d’encadrement.
La cinquième orientation, pour finir, concernerait l’adoption de mesures destinées à développer le « coaching public ». C’est un combat cher à Galilée.sp. Il s’agit de doter le service public de moyens pour soutenir les personnels d’encadrement et les collectifs de travail. Des progrès récents sont enregistrés mais il faut les généraliser et les approfondir. A côté du coaching, les techniques de tutorat ou de mentorat mériteraient d’être largement déployées notamment à l’occasion des prises de poste et vis-à-vis des jeunes. Dans le même ordre d’idée, il conviendrait, bien évidemment, comme on s’efforce de le faire depuis peu, de cesser d’affecter de jeunes fonctionnaires inexpérimentés sur les postes les plus difficiles ! C’’est aberrant ! C’est dramatique notamment pour la police et le personnel enseignant…
Nous saluons comme il se doit la récente l’initiative de la MGEN d’ouvrir le débat sur cette importante question de la qualité de vie au travail dans la fonction publique. Il ne s’agit pas d’un luxe décalé par rapport aux difficultés sociales que rencontre aujourd’hui notre société. Au contraire, il s’agit plutôt d’une ardente obligation pour permettre à l’action publique de relever au mieux les importants défis de l’époque.
Gilbert Deleuil
Président du conseil d’administration de Galilée.sp