Au-delà de la crise, quel futur voulons-nous après la crise sanitaire ?
Un avenir souhaitable, soutenable et commun.
Dans l’article ci-dessous, Evelyne Cohen-Lemoine, Présidente de l’UPR « Sciences et conscience » invite les « Galiléens » que nous sommes à braquer notre « lunette » (et nos lunettes, aussi !) sur ce que pourrait/devrait être « l’après covid-19 ».
Le vécu réel de l’ampleur de la crise révèle une prise de conscience généralisée et fait apparaître de nombreuses réflexions sur « l’après-crise ». Il est devenu nécessaire de penser la dimension politique de cette pandémie et de profiter du caractère inédit de la situation, notamment le confinement et l’arrêt de l’activité qui en découle, pour préparer la suite.
Alors même que cette crise semble être réversible, que l’on parle de « sortie de crise » et de monde d’après, profitons du fait que c’est encore possible de changer de modèle, car les crises climatiques et environnementales à venir ne le permettront sans doute pas.
Quelques citations récentes ont stimulé la rédaction de cet article.
Dominique Bourg (France Culture le 30 mars 2020) : Notre manière de comprendre change du tout au tout …. Parce qu’on est passé de modèle abstrait à une réalité que je ressens dans mon propre corps. » C’est très important et je pense que la leçon vaut pour tout le monde. Effectivement, entre dire « il y a un risque, ça peut nous arriver » et le vivre, très sincèrement, cela n’a pas grand-chose à voir…
Dominique Méda sur France Culture le 03/04/20 : « Ce qui est important, c’est ce qu’on voit : le fossé entre la hiérarchie du prestige, de la reconnaissance et de l’utilité sociale. Si on regarde l’ensemble des personnes en première ligne, ce sont toutes les professions de la santé et tous les métiers de la vente. Et ces métiers, on dit souvent qu’ils sont non-qualifiés et occupés par des femmes. Ce sont les femmes qui sont en première ligne. Et ce sont des professions vraiment mal rémunérées. Donc il y a une interrogation sur la rémunération de ces métiers. »
Les scénarios de notre futur proche sont déjà écrits
Pendant le confinement et poussée par l’envie de prendre la parole, j’envisage trois scénarios pour notre futur proche.
- Reprendre là où on en était avant mars 2019. On continue à produire et à fonctionner comme si rien ne s’était passé, avec son lot d’inégalités et d’aberrations, de déplacements inutiles, de spéculation et de transactions délirantes, de volonté de puissance, d’emprise sur le vivant et d’accentuation des inégalités. On se contente d’aménager l’existant, on adapte le modèle et on fait une relance par la consommation.
- Le scénario optimiste : L’envie d’autre chose et la multiplication des initiatives autour du « monde d’après », entraînent un effort collectif de reconstruction à l’échelle du Pays ou de l’Europe. On alerte les décideurs, on se mobilise et on agit, on accepte de changer de comportements et de désirs. On renonce à un certain niveau de confort, on réduit notre empreinte sur le vivant, on privilégie la sobriété et la justice sociale…
- Le scénario du pire : on s’en remet, par peur et par un sentiment d’impuissance individuelle, à une autorité supérieure, à un régime totalitaire et liberticide. Parce que l’on renonce, parce que l’on se soumet. C’est malheureusement ce que l’on peut voir se dessiner avec la montée des nationalismes et l’absence de solidarité européenne ou mondiale.
Cet article vise à esquisser le deuxième scénario. Je souhaite ainsi y apporter une touche personnelle tout en m’appuyant sur les idées et outils développées par les penseurs de l’écologie politique.
Tirer les leçons de la crise
Le moment est propice pour tirer les leçons de cette crise inédite. Identifier les erreurs à ne pas reproduire, mieux prévenir, mieux gérer ou anticiper les crises à venir.
Avons-nous réellement compris ce qui se passe ? En a-t-on pris la mesure ? Notamment en regardant l’histoire ancienne ou récente.
Avons-nous réalisé qu’il ne s’agit pas que d’une crise sanitaire ? Mais bien d’une crise du modèle néolibéral et de la dérégulation financière qui a mis la moitié de l’humanité en confinement et qui touche tous les pans de l’activité humaine réelle ?
Il s’agit de comprendre et d’admettre que cette crise sonne comme une « fin de partie » pour les systèmes basés sur la croissance de la seule activité économique et de la production de biens.
On peut très bien imaginer, – et ces scénarios sont déjà décrits – que la Chine s’en sortira très bien en imposant son modèle totalitaire et en mettant les États-Unis et l’Europe sous sa coupe financière.
Un défi majeur : l’avenir de nos démocraties
Le principal défi de cette crise inédite est l’avenir de nos démocraties.
Comment développer des modèles plus ouverts et une véritable démocratie participative.
Et comment cette ouverture peut permettre à l’État d’avoir les moyens d’agir et de mettre en œuvre les décisions prises collectivement
La réflexion collective est à mener sur le sens que l’on donne aux missions de services public et sur le sens que chacun donne à ses actes individuels.
D’autant plus si l’on considère les menaces climatiques et environnementales à venir et les crises sociales associées.
Il s’agit de repenser l’ensemble des services publics, de la politique sanitaire, de l’éducation, de l’agriculture ou de l’énergie, des transports ou de la justice.
Pour que le monde soit plus équilibré, plus solidaire et plus soutenable. Tant que nous avons encore la possibilité de le concevoir, c’est un devoir de s’y atteler.
Citons ici Pablo Servigne : « C’est une occasion en or de revenir sur des fondamentaux. Retrouver, par exemple, l’autonomie alimentaire en France. Ou aller vers un État providence puissant, qui prenne soin, tout en évitant la dérive vers un État régalien autoritaire et de surveillance généralisée ».
Remercier et considérer ceux qui le méritent le plus
N’oublions pas de remercier et de considérer ce qui fait que notre pays « tient le choc ». Ce sont le service public et les différentes fonctions publiques, les formes de solidarités préexistantes ou nouvelles, l’entraide, les infrastructures, les circuits de production et de logistiques existants. C’est le tissu économique et social, ce sont les services publics au sens large…
Soulignons l’importance des remerciements et de la gratitude exprimés symboliquement à ceux qui les métiers qui permettent aux humains de vivre : soignants et médecins, éboueurs, agriculteurs, routiers, enseignants, boulangers, transporteurs, maraîchers, chercheurs, psychologues, mais aussi les artistes, les philosophes, les musiciens.
Mais, cette épidémie met en exergue et accentue des inégalités encore plus fortes, à l’échelle d’un pays, entre pays ou régions du monde.
Le confinement ne se vit pas de la même manière pour tous, en termes de confort, de sécurité alimentaire ou d’habitudes socio-culturelles.
Il nous faudra redéfinir l’échelle de valeurs au-delà de l’aspect strictement économique : l’utilité des métiers, les bienfaits produits, la préservation des ressources, la contribution aux biens communs…
Des pistes se dessinent pour l’avenir
Des pétitions, des appels, des contributions se multiplient…
Repenser les fondamentaux de l’économie en intégrant, sur toute la chaîne de valeur, la question humaine, le rapport au vivant, l’utilité sociale et environnementale.
Revaloriser les métiers (par le salaire et par les autres formes de reconnaissance) autour des biens de première nécessité : alimentation, soins, énergie, eau, mais aussi les forêts, les espaces verts, le traitement et la valorisation des déchets, les transports…
Revoir les circuits de production et de distribution des denrées alimentaires, raccourcir les distances entre les lieux de production et les circuits de consommation, et de ce fait raccourcir les délais et réduire les risques de rupture d’approvisionnement. Sécuriser les chaînes logistiques, revaloriser les métiers associés à ces services.
Repenser les métiers aussi bien en termes d’utilité pour la collectivité qu’en termes d’épanouissement et de satisfaction.
Favoriser une politique de formation et de développement de la culture scientifique, médicale, historique, littéraire et artistique.
Pourquoi ne pas décloisonner les métiers, diversifier l’activité de chacun entre des tâches intellectuelles ou de conception, des tâches manuelles ou de production…
Valoriser les initiatives solidaires et le sens des collectifs, qu’ils soient professionnels ou associatifs, locaux, territoriaux ou simplement amicaux.
Travailler aussi notre écologie mentale ou intérieure, avec une réflexion sur nos besoins et nos désirs. Se préparer à renoncer à un certain confort et à changer d’imaginaire…
Nous devrons certainement prendre en compte la dette réelle que nous avons vis-à-vis des pays en développement. Rendre la dette écologique soutenable pour les générations futures.
Prendre enfin en compte les apports de l’écologie politique
Les réflexions de l’écologie politique se développent depuis des décennies autour des valeurs de Solidarité – Responsabilité – Autonomie
Elles prennent un sens particulier aujourd’hui et sont porteuses d’espoir
Le seul fait de les prendre en compte et de se mettre en posture de changement, est déjà une bonne nouvelle.
Premier axe : le financement, le « nerf de la guerre »
Au niveau Européen, voire mondial, s’attaquer réellement à la financiarisation de l’économie en vigueur depuis 5 décennies.
Si on parvient à réguler et à dompter la finance, la spéculation, l‘évasion, le dumping et l’optimisation fiscales, le Trading Haute Fréquence, le mélange des genres entre banque d’affaire et banque de dépôt, le blanchiment lié à la criminalité…
Mais aussi la baisse relative des salaires et des revenus du travail au profit du capital et de l’actionnariat, des taux d’imposition notamment pour les grosses entreprises qui sont totalement déconnectés du réel … On parviendra peut-être à redresser la barre et à financer ce qui doit l’être.
Deuxième axe : la régulation et la gouvernance économique
Renoncer aux récents traités (type TAFTA, CETA…) et relocaliser les circuits de production.
Investir massivement, comme lors du Conseil National de la Résistance ou du New Deal, dans l’économie réelle, plus solidaire, résiliente et équilibrée entre les différentes régions du monde et les différents types de population.
Cela veut dire entre autres mesures immédiates : un revenu inconditionnel d’existence de la naissance à la mort sans restriction ni limitation (les hauts revenus devant ainsi être imposés à la juste mesure).
Cette gouvernance qui devrait se mettre en place au moins à l’échelle européenne devrait aussi se traduire par une politique de relance massive et créatrice d’emplois dans l’agriculture (relocalisée) l’amélioration de l’habitat avec l’efficacité énergétique, les transports collectifs, l’économie de la réparation, de la culture, de l’éducation, des services à la personne…
Troisième axe : la solidarité et l’entraide érigées en politique publique nationale ou européenne
Cela inclut en premier lieu, l’investissement massif dans les systèmes de santé, mais aussi dans la justice, l’éducation, l’aide aux plus fragiles, l’accueil des réfugiés et des sans-abris, la valorisation des métiers les plus utiles à la vie de tous…
Quatrième axe : la culture, l’éducation et la formation
L’axe culturel est un levier majeur pour porter ce nouveau modèle de société.
C’est l’éducation de tous, pour tous et avec tous, plus inclusive, plus partagée, en revalorisant le rôle des professeurs et en y associant les parents, les artistes, les professionnels pour partager sur leurs métiers, les étudiants et les élèves eux-mêmes. Pourquoi ne pas imaginer des formes de co-développement et de tutorat entre élèves ou étudiants, des travaux collectifs d’auto apprentissage et de création.
Quel discours d’exemple donner aux enfants dès leur plus jeune âge en valorisant des dimensions autres qu’économiques et en les motivant à l’acquisition de savoirs au-delà de la seule notation ?
Mettre en œuvre ces axes, impliquera de nouvelles dispositions mentales et des aspirations humaines qu’il appartiendra à chacun de développer.
Chacun peut agir à son niveau, avec ses ressources, ses réseaux, ses leviers. Mais aussi en développant différentes formes de solidarités et d’aide.
Il nous faudra accompagner, guider, former.
Écouter et faire s’exprimer.
Prendre en compte les idées et proposer.
Actionner les décideurs et faire pression, pour que les décisions politiques et opérationnelles se prennent et soient mises en œuvre.
Évelyne Cohen Lemoine,
Présidente de l’UPR « Sciences et Conscience » de Galilée.sp,
Ancienne élève de l’école normale supérieure,
Consultante.
Marseille, mi-avril 2020