Petit déjeuner du 15 mai 2019 avec Bruno Gabellieri (AEIP)
Les clés du lobbying à Bruxelles
Présentation de Bruno Gabellieri : Faculté de droit de Nice, études à l’Institut Européen des Hautes Etudes Internationales ainsi qu’au collège universitaire d’études fédéralistes de la vallée d’Aoste. Il obtient son doctorat d’État en 1987 sur Le régime complémentaire de retraite et de prévoyance des cadres, institution du droit économique. C’est par hasard qu’il en est venu au lobbying. Il a fait toute sa carrière comme directeur dans des organisations relevant du secteur du BTP, puis de Humanis, Malakoff-Mederic. Aujourd’hui dégagé de toute activité professionnelle rémunérée, il est Secrétaire Général de l’association européenne des institutions paritaires de la protection sociale (AEIP).
L’AEIP a été créée il y a 22 ans. Elle est présente à la fois à Bruxelles et Francfort tout en rayonnant au plan mondial. Si cette structure n’est pas connue du grand public, elle est reconnue aujourd’hui par l’ensemble de la galaxie européenne, puisque l’Europe est constituée de toute une série de superstructures interactives les unes avec les autres.
L’AEIP, « Association européenne des institutions paritaires de la protection sociale », de quoi s’agit-il ? Dans quel contexte a-t-elle été créée ?
L’histoire de l’AEIP trouve sa source dans la petite brochure qu’Edith Cresson a publiée avec Henri Malosse, L’Europe à votre porte : manuel pratique sur les actions de la CEE intéressant les opérateurs économiques, en 1989. Soudain, en 1989, on a pris conscience de la nécessité d’un lobbying français à Bruxelles !
Pourquoi ? La France était très en retard sur les techniques d’influence ET la loi EVIN de décembre 1989 a modifié radicalement le provisionnement des systèmes de prévoyance.
- Rappelons-nous le « scandale Creusot-Loire » et ses accords de prévoyance qui n’étaient plus honorés :
- Ce fut le rapport de Pierre Gisserot, Inspecteur général des finances, sur la couverture des engagements longs des risques de prévoyance. Il concernait l’ensemble des acteurs professionnels du marché de la prévoyance en France (que ce soit les compagnies d’assurances, les institutions de prévoyance ou les mutuelles du code de la mutualité). Ce rapport pointait l’inefficacité du système de répartition pour les cotisations prévoyance pour les risques longs. De fait, l’on fonctionnait en répartition et en prévoyance comme on le faisait en répartition pour les régimes de retraite complémentaire. Cela signifiait que si l’entreprise ne cotisait plus, ses prestations de prévoyance découlant des contrats souscrits n’étaient plus honorées. Certains se souviennent ainsi du scandale Creusot-Loire avec une série de suicides des cadres supérieurs de l’entreprise Creusot-Loire qui, au moment de la rupture des accords de prévoyance qui avaient été souscrits par la CNP, se sont retrouvés sans aucune prestation. C’est toute une série d’affaires de contentieux graves qui avait interpellé le gouvernement de l’époque et avait mené ce gouvernement à missionner Pierre Gisserot (mission commandée par Pierre Bérégovoy, Jacques Delors, et Michel Rocard)
- Ce fut la loi du 31 décembre 1989, dite loi Evin (Loi n° 89-1009 du 31 décembre 1989 renforçant les garanties offertes aux personnes assurées contre certains risques) qui a obligé l’ensemble des acteurs du marché de la prévoyance à provisionner leurs engagements dès le premier franc de cotisation souscrit. Il a donc fallu provisionner l’intégralité des sommes nécessaires pour fournir les prestations au-delà de la vie de l’entreprise, au-delà de l’espérance de vie des personnes couvertes qui se rallonge chaque année afin de permettre à chacun de continuer à bénéficier d’une prestation de remplacement du salaire en cas d’invalidité, d’incapacité de travail…
Comment l’histoire des hommes se tisse-t-elle dans « l’histoire sociale contemporaine » ? Par la compétence et l’anticipation.
À cette époque Bruno Gabellieri travaille dans ce qui est aujourd’hui pro BTP, et fait sa thèse. On lui conseille de se rapprocher d’APRI-Prévoyance qui était en train de mettre en pratique les préconisations du rapport Gisserot.
En 1989, APRI-Prévoyance anticipe la loi et met sur pied une institution de prévoyance interprofessionnelle en capitaux de couverture agréée par le ministère même s’il n’y a pas encore d’obligation légale pour le faire.
C’est ainsi qu’un modèle économique nouveau se met en place : sur le marché très concurrentiel de la prévoyance, une grosse entreprise française bascule de son assureur historique, le groupe Malakoff, sur le groupe Apri parce que ce groupe travaille en capitaux de couverture et ne réclame pas la constitution de marges de sécurité (à l’époque on ne parle pas encore de solvabilité pour couvrir les engagements souscrits). Cela frappe les esprits !
Au même moment, le CTIP, centre technique des institutions de prévoyance, (association créée en 1986 et fédérant les institutions de prévoyance) se constitue en association professionnelle.
Pour étudier l’impact du grand marché unique de la protection sociale complémentaire en France et suite aux préconisations de Colette Même (conseiller d’Etat) https://www.lexpress.fr/infos/pers/colette-meme.html, il est envisagé de créer au sein du CTIP une commission Europe. Tout est à réexaminer, à faire évoluer, à réinventer.
Voici les questions qui étaient à traiter :
- Quels vont être les impacts de la construction du grand marché intérieur prévu par Jacques Delors sur la protection sociale complémentaire française au-delà de la coordination des régimes de sécurité sociale de base ?
Que donnera le premier pilier de la sécurité sociale en Europe et donc en France ?
Les régimes complémentaires de la sécurité sociale seront-ils impactés par la construction européenne et s’ils sont impactés quel doit être leur positionnement ?
Faut-il qu’ils s’inscrivent dans la coordination européenne parce que complémentaire de la sécurité sociale ?
Faut-il qu’ils s’inscrivent dans les nouveaux instruments juridiques qui régissent l’activité européenne de la protection sociale complémentaire dans beaucoup de pays ? - Pour les retraites : Que penser du projet directive fonds de pension qui émerge à Bruxelles ? Qu’en retenir ? Qu’en retirer ?
- Pour la prévoyance santé : mêmes questions pour les directives assurances qui sont déjà bien connues à Bruxelles et qui sont au stade d’un troisième train de directives qui seront publiées dans les années 2000.
La commission Europe du CTIP est confiée à Jacques Nozach et à Bruno Gabellieri.
Le virage du lobbying est désormais pris sur la « directive assurances »
Le travail de Bruno Gabellieri, c’est désormais de lobbyiser ! Donc d’aller convaincre Bruxelles que la loi Evin s’impose à tous les acteurs de la prévoyance, qu’il s’agisse des institutions de prévoyance, des compagnies d’assurance, des mutuelles du code de la mutualité.
Un problème se pose : la Fédération nationale de la mutualité française (FNMF) a décidé de ne pas appliquer les directives assurances. Jean-Louis Bianco s’adresse alors au président du CTIP, à l’époque Paul Cadot, pour trouver une solution. Paul Cadot, (CFDT), décide de passer un deal politique, entre le ministère, la CFDT, le patronat et la Fédération nationale de la mutualité française.
Celle-ci accepte finalement d’entrer dans les directives assurances en même temps que le CTIP, avec les mêmes amendements parlementaires portés au Parlement européen. Ces amendements communs (CTIP-FNMF) sont portés au parlement européen par la députée Marie-Claude Vayssade, députée socialiste et enseignante à la fac de droit de Nancy. Ils aboutissent à l’inclusion des mutuelles et des institutions de prévoyance dans les directives assurances.
Mais une question demeure : pourquoi faire du lobbying alors que la France a une représentation permanente à Bruxelles, auprès des institutions européennes ?
Ce « petit détour très technique sur le soubassement de la création d’un lobby européen » est très important pour comprendre pourquoi il est nécessaire d’organiser une représentation pour des structures qui n’avaient pas l’habitude d’être représentées à Bruxelles.
Très vite Bruno Gabellieri se rend compte en travaillant avec les hauts fonctionnaires de Bruxelles qui sont ses interlocuteurs, que la représentation permanente à Bruxelles qui représente la France représente l’État et représente l’ensemble des ministères qui composent le fonctionnement de notre pays, mais que si théoriquement elle devrait représenter bien plus, à savoir toute la société française, ce n’est pas le cas. Elle n’est pas dimensionnée pour cela et ce n’est pas ainsi qu’elle a été organisée.
Travaillant avec la Direction générale de la commission européenne, Bruno Gabellieri se rend compte que l’on n’a jamais parlé des régimes complémentaires de sécurité sociale que ce soit l’AGIRC-ARRCO, la Mutualité ou les institutions de prévoyance à Bruxelles.
Un jour il est convoqué par la direction générale de la Commission européenne, en tant que professeur à l’Université de Paris I (pas en tant que français mais en tant que professeur) pour expliquer comment fonctionne le système de protection sociale en France. Les fonctionnaires européens (néerlandais, allemands, français, belges…) lui disent qu’ils n’avaient jamais eu cette présentation, qu’ils pensaient qu’il y avait l’État c’est à dire le régime public, le premier pilier, et que le reste étaient du domaine privé. Ils pressentaient cependant, grâce aux fonctionnaires détachés, que ce n’était pas tout à fait cela, raison pour laquelle ils l’avaient fait venir.
À partir de là Bruno Gabellieri entre dans le dossier des directives assurances au Parlement européen en utilisant la technique de l’amendement.
Le travail de défricheur mené par Bruno Gabelliéri et ses contemporains (syndicalistes et employeurs) a montré qu’il manquait quelque chose ! rien moins qu’une structure paritaire européenne de concertation sur les sujets d’assurance et de prévoyance. Ainsi naît l’AIEP.
C’est alors que le président du CTIP le fait venir avec le directeur général de l’époque, Jacques Azaïs (président de Médéric) et avec Paul Cadot. Il leur demande d’aller identifier en Europe les représentants des autres pays qui gèrent des structures paritaires. Bruno Gabellieri repart à Bruxelles et, grâce aux « fonctionnaires détachés », prend contact avec toutes les directions générales. D’abord l’Allemagne (avec la fédération allemande des caisses maladie d’entreprise), puis avec l’association italienne des fonds de pension et enfin une caisse de pension belge pour la partie wallonne de la Belgique sur la métallurgie.
Réunissant ces structures, il a la surprise d’entendre en allemand (qu’il ne comprend pas à l’époque), que l’on évoque la création d’une association européenne. A Bruxelles, le représentant français du CTIP réplique qu’il ne peut pas accepter une association européenne sans mandat et fait comprendre que la partie employeur ne donnera pas de mandat pour la création de cette association s’il n’y a pas un débat préalable au CNPF. La crise couve…
Dans les couloirs, ça se corse… Les Européens (italiens, allemands et belges) prennent à part Bruno Gabellieri et lui proposent d’être Secrétaire général de ladite association… qui n’existe pas ! Le délégué général du CTIP surprend la conversation et lui interdit.
À l’époque il faut 4 heures de train pour faire Bruxelles Paris. Bruno Gabellieri fait le trajet avec le délégué général puis il passe à son bureau et il découvre sur celui-ci un petit carton signé par son directeur général qui a dit OUI. Les associations confédérées des syndicats français, sous l’impulsion CGT CFDT et à l’unanimité, sont allés voir le CNPF en disant que l’on ne pouvait pas refuser la création d’une association européenne. L’autorisation a donc été donnée sur demande des associations affiliées aux différents syndicats français !
Bruno Gabellieri devient donc Secrétaire Général de l’AEIP : il a dès lors pour mission d’aller représenter des intérêts aussi variés que des caisses maladie paritaires allemandes qui sont couvertes par le règlement européen d’organisation de sécurité sociale, des fonds de pension italiens obligatoires ou facultatifs qui sont hors législation communautaire, une caisse de pension belge paritaire qui est déjà couverte par les directives assurances, et les institutions de prévoyances françaises qui sont dans les directives assurances.
Et c’est ce qu’il fait jusqu’à aujourd’hui. L’AIEP couvre une aire qui s’étend depuis l’Irlande jusqu’à la Roumanie, de la France jusqu’à la Grèce ; le paritarisme est beaucoup plus répandu que ce que l’on croyait ! Son rayonnement est mondial au point qu’une délégation américaine a fait savoir qu’elle souhaitait travailler avec l’AEIP.
Il s’agit d’une structure à peu près similaire à celle de l’AEIP, créée presque en même temps. Les américains veulent travailler sur les normes comptables internationales. Un protocole d’accord a ainsi été signé avec cette structure ainsi qu’avec une structure identique au Canada.
Comment fonctionne l’AIEP ?
Au sein de l’AEIP pour ne pas paralyser l’association européenne par des conflits de pouvoir, la présidence est exercée pour 1 ou 2 ans ; Chaque structure adhérente assure la présidence à son tour.
Aujourd’hui, après 22 ans d’existence, on commence à revoir les présidents du début. C’est une des conditions d’efficacité de la structure, un peu comme la présidence du Conseil des ministres de l’union européenne. C’est ce que Bruno Gabellieri a imposé dès le départ et c’est inscrit dans les statuts ; cela fonctionne bien. Cela évite les débats de pouvoir et permet à tous d’être concentrés sur un travail de lobbying.
Aujourd’hui Bruno Gabellieri parle ou comprend le français, l’anglais, l’italien et l’allemand. Quand la majorité des adhérents se sont retrouvés anglophones, il a très vite compris qu’il fallait imposer aux Français l’anglais comme langue de travail du conseil d’administration.
Ce basculement est intervenu en 2002, avec une présidence française Force ouvrière. Tout se fait aujourd’hui en anglais ; les hauts fonctionnaires travaillent tous en anglais ; les parlementaires européens travaillent en anglais… mais peu en ce qui concerne les parlementaires français…
Des résultats…
Sur le plan concret, le travail de l’AEIP a été efficace. Exemples :
- Pour sauver l’AGIRC-ARRCO de l’inclusion dans les projets directives fonds de pension. Le projet de fonds pension lancé par le vice-président de la commission européenne en 1989 incluait l’AGIRC-ARRCO au prétexte qu’elles avaient des réserves mêmes si ces réserves étaient des réserves techniques de lissage ne pouvant couvrir la totalité des engagements. La bataille a dû être menée trois fois par l’AEIP pour éviter l’inclusion de l’AGIRC-ARRCO dans la directive fonds de pension ;
- La même bataille a été menée par l’AEIP pour la Finlande au moment de son entrée dans l’Union Européenne. La Finlande avait par prudence capitalisé son premier pilier de retraite à 30 % (ce qui est considérable). Elle avait peur, au moment de l’adhésion, d’être obligée de reproduire le premier pilier en totalité s’il rentrait dans la directive fonds de pension. C’est une négociation non officielle menée par l’AEIP qui a été réalisée pour sauvegarder le premier pilier finlandais de la non-application de la directive fonds de pension
- La directive Bolkestein : Quand les premiers rédacteurs ont été auditionnés à l’AEIP, ils se sont trouvés face à des questions très précises de la part notamment des institutions de protection sociale européenne (allemande, autrichienne, anglaise, française du BTP) et comme Ils n’avaient l’étude d’impact, Allemands, Français et Néerlandais ont réagi.
- Aujourd’hui la bataille se joue autour du produit paneuropéen de pension personnelle (qui a inspiré la loi PACTE française). C’est un plan paneuropéen de placements personnels destinés aux jeunes, facile à acheter, accessible par Internet. Mais quelle connaissance financière la population de l’Europe a-telle pour choisir un produit proposé par un gestionnaire d’actifs dont on ne connaît rien du tout, ni son origine, ni sa nationalité, ni son expérience, ni son retour sur investissement… Mais cela a été adopté par le Parlement européen et sera appliqué dans 2 ans. C’est un produit individuel particulièrement attractif mais quand on fait les premières modélisations on s’aperçoit que c’est un véritable miroir aux alouettes. L’AEIP reste en faveur de solutions collectives.
L’AEIP, une structure européenne reconnue
Ce sont des exemples particuliers du bien-fondé de cette association. Celle-ci est crédible parce qu’elle est européenne. Aujourd’hui à Bruxelles, on ne peut pas être écouté si la voix que l’on porte n’est que nationale. Quand un gouvernement va plaider tout seul un projet à Bruxelles, ça ne marche pas. « Ceux qui ne comprennent pas qu’il faut être à plusieurs et de plusieurs nationalités différentes, pour être plus efficaces n’ont rien compris au lobbying «, dit Bruno Gabillieri.
Une structure comme l’AEIP est adhérente au registre de transparence de l’Union Européenne : pas de soudoiement des députés, pas de voyage, pas de cadeau. Tout se fait dans la transparence. C’est le rôle du Secrétaire Général de veiller à ce que les intérêts particuliers ne prennent pas le pas sur l’intérêt général. Bien sûr on ne fait pas du lobbying de la même façon avec la Commission, le Parlement et le Conseil. Le lobbying n’est pas une pression mais un échange de points de vue avec des experts sur un plan technique d’abord puis politique.
Lors de ce petit déjeuner consacré à une « matière » très dense et très complexe, Bruno Gabellieri a livré un témoignage professionnel concret et guidé par l’intérêt général européen ! Quelle leçon !