Le mardi 10 octobre 2017, une grève réunit tous les syndicats de la fonction publique, ce qui ne s’était pas produit depuis 10 ans… Nous recevions ce jour-là le philosophe Bernard Stiegler à Bercy, dans le cadre d’un de nos petits déjeuners.
Bernard Stiegler est décédé le 5 août dernier à l’âge de 68 ans.
Fondateur de Ars Industrialis, anciennement directeur à l’IRCAM , à l’IRI (Institut de Recherche et d’Innovation), enseignant à l’université de Compiègne ou à Stanford. Sa fondation a été créée en 2005, pour mener une réflexion globale permettant de repenser la société industrielle à l’échelle européenne.
La philosophie de l’action
Devenu philosophe à l’occasion d’un séjour en prison, il est fut également éditeur, épicier, paysan, conférencier, penseur de la société numérique, inventeur du concept de néguentropie.
Il a mis en application ses travaux et ses concepts dans L’expérience du territoire de Plaine Commune en Seine-Saint-Denis. Notamment avec le projet de « revenu contributif » permettant de pallier les dégâts économiques et sociaux de l’automatisation de l’emploi.
Son ancrage dans la société et son action pluridisciplinaire ont trouvé écho auprès de publics très divers : jeunes, précaires, scientifiques, industriels, artistes ou activistes. En dehors des sentiers battus par ses contemporains, il n’appartient pas aux cercles médiatiques de la plupart des intellectuels français. Peut-être par sa capacité hors norme à aborder tous les sujets cruciaux de son époque autant sur un plan sociologique, que sur les sciences ou l’impact des nouvelles technologies sur tous les pans de la société.
On notera à cet effet la richesse des échanges avec le philosophe Michel Serres, disparu en 2019, autour des questions liées aux nouvelles technologies, aux aspects générationnels, aux sujets du savoir et de l’éducation. https://www.youtube.com/watch?v=iREkxNVetbQ
Ou plus inattendu encore, une rencontre avec Frédéric Lordon au sein d’Ars Industrialis en 2019 https://www.youtube.com/watch?v=pfwFqe4zBVo.
Ce parcours original et éclectique, en a fait un véritable subversif, un acteur politique au sens noble du terme. Un homme qui n’a jamais dérogé, totalement en accord avec ses principes, ses valeurs et ses actes.
Sa disparition m’a profondément touchée. Au-delà des raisons qui sont liées à mon histoire personnelle, le moment de ce décès résonne particulièrement sur un plan général dans un contexte économique, social et culturel inédit.
Son renoncement à la vie, le pessimisme et la mélancolie ultimes ont pris le dessus sur son engagement et son envie d’agir. Son départ en silence au cœur d’un été de fournaise et de catastrophe – au lendemain de l’explosion de Beyrouth – au bout de longs mois de crise sanitaire – nous ont pris de court et laissés dans une immense tristesse.
Le ressenti d’un rendez-vous manqué, alors que les actions et les expérimentations qu’il a initiées sont plus que jamais nécessaires. Comment poursuivre et transmettre son œuvre, son engagement, son savoir ?
Quelques mois après la conférence qu’il a donné à Galilée, j’assiste à une intervention à la Belle de mai de Marseille au cours du cycle « Travailler/Œuvrer ».
Un échange rapide à l’issue de l’intervention, m’a permis d’exprimer mon envie de m’impliquer dans ses travaux sur l‘économie contributive, sur l’action dans les territoires, sur l’impact du numérique sur le travail… Et puis quelques mois et années ont passé, tout s’est accéléré et il a laissé un grand vide.
Le magazine Philosophie Mag lui rend ainsi hommage :
« C’était un grand conférencier, une sorte de mage, qui avait l’art de faire résonner auprès d’un public élargi des réflexions parfois très pointues, des textes ardus, des enjeux technologiques sophistiqués, mais au travers desquels il abordait des questions très simples comme : « Qu’est-ce qu’être présent au monde ? », « Qu’est-ce qu’être attentif ? », « Qu’est-ce que prendre soin des autres ? ». »
Il nous a paru important de lui rendre hommage au sein de Galilée.SP. Ses réflexions et ses concepts sont essentiels à la réflexion qui conduit notre collectif et sa raison d’être.
Comment ne pas envisager, à l’heure de la crise économique et sociale majeure qui se profile, les questions cruciales de l’emploi et du travail. Se référer à son ouvrage « l’emploi est mort, vive le travail » Où se posait déjà la question du temps de travail, de l’automatisation et de la numérisation mais aussi des métiers indispensables, dont on a vu l’importance cruciale au cours du printemps confiné. Aurait-on déjà tout oublié ?
Lors de sa conférence du 10 octobre 2017, Bernard Stiegler posait ainsi la question de la nature du travail hors emploi.
Et ainsi de citer quelques exemples qui résonnent particulièrement aujourd’hui :
Les mères de famille qui éduquent leurs enfants, les artistes, les intermittents, les scientifiques, les soignants, les agriculteurs… Et aussi tous ceux qui travaillent essentiellement quand ils ne sont pas employés.
Le combat contre l’entropie
Ce sont eux qui créent de la néguentropie – ou de l’entropie négative.
La néguentropie, c’est cette capacité à lutter contre l’entropie – donc à lutter contre la mort.
Dans le champ de l’information : les êtres humains peuvent produire de la néguentropie
La néguentropie c’est notre façon d’optimiser notre rapport aux ressources naturelles.
L’Art c’est de la néguentropie, de la conservation des ressources… (Lascaux, la Grotte Chauvet).
Dans cet entretien intitulé « à quoi sert l’Art ? », le philosophe interroge notre rapport au symbolique, au goût à l’esthétique ? Le statut de l’art et celui de l’artiste ont ainsi radicalement changé avec l’apparition de la société industrielle, au cours de laquelle, la « mort de Dieu » décrite par les philosophes, la transforme en une société profane.
L’art se substitue à Dieu, les artistes travaillant pour eux-mêmes et, avec l’apparition du marché de l’art, la fabrication du goût, l’esthétique devint l’apanage de bourgeoisie.
« Je ne peux pas penser l’esthétique en dehors des fonctions de base de la vie ». « Notre époque est révolutionnaire sur le plan esthétique… L’industrie a pu s’emparer de l’esthétique à travers la reproduction machinique ».
L’anthropocène
Comme la plupart de ses sujets de prédilection, l’éclectique Bernard Stiegler évoquait le contexte de l’Anthropocène.
Il évoque alors le rapport du GIEC de 2014 qui a introduit cette notion et fait état d’une augmentation de la température de la planète de 2° d’ici 30 ans. En 2017, le même GIEC revient le sujet et évoque 4 °C sur la même échelle de temps…
3 ans plus tard, la tendance ne faiblit pas plus que la courbe ne s’inverse…
Autre sujet brûlant au cœur de la pensée de Stiegler : l’économie du « pulsionnel » alors que les réseaux sociaux et les plateformes tendent à remplacer les institutions traditionnelles pour « donner le cap » ou simplement nous (dés)informer.
Le nouveau « malaise dans la civilisation » exacerbé par la vitesse vertigineuse du numérique.
Il a notamment évoqué l’impact des écrans sur les enfants, lors d’un colloque à Paris en 2014 « le massacre des innocents : la pharmacologie des écrans, analyse de leurs pouvoirs à la fois toxiques et curatifs ». https://www.youtube.com/watch?v=nX8ZJP5AQcg
Le projet « Plaine commune »
Il poursuivait ses « travaux pratiques » en Seine Saint-Denis pour développer le pouvoir d’agir, l’autonomie des acteurs, l’expertise du quotidien, l’articulation d’un schéma hiérarchique traditionnel avec une organisation horizontale pour « rendre le savoir aux personnes ».
Sans pour autant rejeter la technique ou les algorithmes, l’enjeu pour Stiegler était de travailler à la « dés-automatisation ». La transformation numérique et ses conséquences sociales étaient au cœur de ses réflexions.
Repenser la question de l’emploi et la croissance, revaloriser les emplois non automatisables… Une question qui s’est révélée cruciale au cours de ces derniers mois. Quels sont les métiers dont nous avons eu le plus besoin lors de la crise sanitaire ?
Pour le philosophe cette thématique de dés-automatisation rime avec déprolétarisation. Comme la culture numérique est à penser, à repenser, à « re-panser ».
Bernard Stiegler sur tous les fronts…
Je peux encore citer ici que quelques-unes des thématiques chères à Bernard Stiegler et qui sont à l’image du personnage, éclectiques, inattendues, indispensables et profondément politiques :
La crise du désir et la captation de nos désirs par la loi du marché, levier fondamental du capitalisme. (2018) https://www.youtube.com/watch?v=nrxR2jmaycY
La critique de l’économie politique (2009)
Les réflexions d’Ars Industrialis sur la « mécroissance » (2009)
Prendre soin de la jeunesse et des générations (2008)
La misère symbolique : l’époque hyper-industrielle et la catastrophe du sensible (2004 et 2005)
Enfin, pour revenir à la crise actuelle, voici ce que disait le philosophe dans un entretien à Ouest-France en mai dernier.
« On a voulu gagner en efficacité. Et on y est arrivé en divisant le travail dans l’industrie et dans les sciences. Cette hyperspécialisation tend à éliminer les bords et donc les exceptions. Or, la résilience des systèmes vivants se fait par rapport à l’écart des normes. En faisant disparaître la singularité, on gagne en efficacité mais aussi en fragilité. »
Cette fragilité qui nous a tous touchés d’une manière ou d’une autre, a emporté le philosophe et son indispensable singularité.
Evelyne Cohen-Lemoine
Présidente de l’UPR « Sciences et Conscience »
En complément de cet hommage, un entretien de Bernard Stiegler en vidéo réalisé par l’observatoire B2V des mémoires sur le thème « mémoire et personnalité » à découvrir ici