Petit déjeuner avec Pablo Servigne, 18 octobre 2018
Elisabeth Javelaud, membre de Galilée.sp présente l’invité du jour :
Né à Versailles en 1978, Pablo Servigne a fait ses études secondaires en France, puis il a suivi des études scientifiques en Belgique. Il est ingénieur agronome et docteur en sciences. Il est le créateur, avec Raphaël Stevens, du concept de « collapsologie », dont ils donnent la définition suivante : « Exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de la civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur la raison, l’intuition et des travaux scientifiques reconnus ».
Il a été invité par l’ancien eurodéputé Yves Cochet à rédiger et présenter un rapport sur l’avenir de l’agriculture en Europe. Ce rapport qui évoque la possibilité d’un effondrement imminent des systèmes alimentaires industriels en Europe, a été présenté publiquement au Parlement européen à Bruxelles en octobre 2013 et a fait l’objet d’une publication puis d’une réédition.Depuis 2013, il est membre de l’Institut Momentum (Paris) et depuis 2015, de l’Association Adrastia (http://adrastia.org/).Ses conférences font salle comble et il est sollicité au plus haut niveau de l’Etat pour différentes rencontres et temps de travail commun.
Pablo Servigne, Raphaël Stevens, et Gauthier Chapelle sont co-auteurs d’ouvrages portant sur le thème de l’effondrement et ils se définissent eux-mêmes comme chercheurs « in-terre-dépendants ».
Aujourd’hui, 18 octobre, est une date importante pour ces chercheurs, puisque c’est le jour de la sortie de leur nouveau livre « Une autre fin du monde est possible ».
Une prise de risque… en partage !
D’emblée, Pablo Servigne indique qu’avec ce livre, il y a bien l’idée d’une prise de risque pour eux, en tant que scientifiques, car ils se sont ouverts à des domaines qui ne sont pas les leurs habituellement. Ce livre parle des récits, de nouveaux types de sciences, de métaphysique, d’émotions, d’imaginaire voire de spiritualité. Et Pablo Servigne d’ajouter : « C’est donc une prise de risque que je voulais partager avec vous aujourd’hui ».
L’intervention de Pablo Servigne
« Notre démarche est vraiment d’arriver à partager ces déclics, ces effets « waouh », qui nous traversent, en lisant toute cette littérature scientifique. Il y a environ 60 publications qui sortent par jour sur le climat. On n’a pas le temps de suivre. Les journalistes n’ont pas le temps de suivre. Les scientifiques n’ont pas le temps de suivre. Le GIEC n’a pas le temps de suivre. Le rapport du GIEC, qui vient de sortir, ce sont des publications qui sont sorties il y a quelques années.
Pour moi, tout a démarré grâce à Yves Cochet, ancien Eurodéputé, ancien ministre de l’environnement, qui m’avait demandé de faire un rapport au Parlement Européen sur l’avenir de l’agriculture en Europe. Et plus précisément, l’avenir des systèmes alimentaires, sous l’angle de la résilience, donc des catastrophes. Donc, j’ai creusé, fait un tour d’horizon transdisciplinaire ; ce que j’aime beaucoup faire, sautiller d’une discipline à l’autre, dans la tradition d’Edgar Morin, l’un de mes héros, ou de Jean-Claude Ameisen. La vision globale, c’est beaucoup plus grave que juste les risques et les menaces de chaque discipline cloisonnée : le climat, la biodiversité, l’énergie, la finance, etc. Il y a toujours des risques. Et quand on les prend ensemble, c’est pire, parce que cela met en jeu des phénomènes qu’on n’a pas l’habitude d’apprendre à l’école et en science, et qui sont nouveaux dans des systèmes ultra complexes. Ce sont des phénomènes non linéaires. Tout est science de la complexité.
J’ai eu la chance de faire ma thèse à Bruxelles, au Laboratoire de -feu- Ilya Prigogine, ancien prix Nobel, le prix Nobel qui a mis en évidence les lois du chaos. J’ai travaillé sur les fourmis et l’intelligence collective des fourmis, mais imprégné d’auto-organisation, d’émergence, etc. Et en fait, par un autre parcours, on s’est rejoint sur ce constat. En fait, on n’a pas trouvé le livre sur les catastrophes, sur notre avenir, qui avait cette approche transdisciplinaire. Souvent, c’est cloisonné à des disciplines. Qui avait cette approche de la complexité, des sciences de la complexité. Donc, on a écrit le livre qu’on voulait lire. C’est : « Comment tout peut s’effondrer » qui est paru en 2015.
De la vulnérabilité des circuits longs… à l’effondrement
Le livre qui s’appelle « Nourrir l’Europe en temps de crise » a attiré l’attention sur la vulnérabilité des systèmes alimentaires industriels, qui nous nourrissent aujourd’hui en Europe. Qui nourrissent 90-95% de la population. C’est un système basé sur les énergies fossiles… qui est devenu extrêmement puissant et donc paradoxalement extrêmement vulnérable. Parce qu’interconnecté avec des chaînes de flux-tendus, des chaînes d’approvisionnement longues, sans stocks, etc., dépendant d’une finance très fragile, dépendant des approvisionnements en énergie fossiles qui ne sont pas très stables (c’est un euphémisme). Qui dépend du climat, des ressources, des métaux et des terres rares, etc. Donc, un système extrêmement vulnérable.
Devant cette sidération, on a été passionnés par ça. On voulait prendre et transmettre. On a creusé ce thème de l’effondrement. On a choisi le mot « effondrement » plutôt pour marquer une époque. C’est ce que dit Paul Ariès, qui parle « des mots obus », comme le mot « décroissance », qui est un mot difficilement récupérable. Qui provoque un choc. Qui oblige à en parler, à voir ce qu’il y a derrière. Quel est l’imaginaire derrière ce mot. Je reviendrai sur l’imaginaire. Effondrement, quand on pense à la biologie, aux systèmes complexes qui m’ont nourri, on pense forcément à l’éthique, à une renaissance quand la forêt subit un incendie, et que les jeunes pousses repoussent. Pour moi, c’est naturel : effondrement = renaissance, ou pas. Il se peut parfois que la forêt ne repousse pas.
L’incertitude, moteur de l’action…
C’est le « il se peut » qui est intéressant, parce qu’on est vraiment dans l’incertitude. On n’est même pas dans les probabilités, on est au-delà. Dans le possible ! Je dirais même, c’est l’incertitude qui est moteur de ce qui peut nous mettre en action. Imaginez, si on avait la certitude qu’en 2050, en 2100, ce que dit le GIEC… Eh bien il n’y aurait rien de si catastrophique. Qu’est-ce qu’on ferait pour changer nos modes de vie ? Rien, en fait. Si on avait la certitude qu’en 2042, il y aurait une météorite géante qui détruirait toute la terre, qu’est-ce qu’on ferait ? Comment vivrait-on les dernières années ? C’est une grande question. Est-ce qu’on changerait fondamentalement de vie ? Peut-être qu’on finirait notre vie au bistrot ! Je ne sais pas… A Galilée, à prendre de bons petits déjeuners. A lire enfin les livres qu’on veut lire. Mais qu’est-ce qu’on ferait pour les générations futures ? Pas grand-chose.
On se trouve entre deux incertitudes, au milieu d’une crête dans les « edges » (« bords ») des Anglais, sur une crête qui est une incertitude radicale, qui donne un élan vital. Qui permet à la fois d’entrevoir un avenir, un horizon et à la fois de penser le « non-avenir ». Des catastrophes et un possible effondrement. Là, je me suis beaucoup inspiré, nourri, du « catastrophisme éclairé » de Jean-Pierre Dupuy, philosophe de cette posture bizarre qui prend le pari que les catastrophes à venir sont certaines. On les rend certaines, alors qu’elles sont incertaines. On les rend certaines, pour avoir une chance de les éviter.
Si on détourne le regard, on va se la prendre sur le coin de la figure. Cela fait peur. C’est dans la tradition de Hans Jonas, du principe de responsabilité.
Du titre choisi pour ce petit déjeuner « Du constat alarmant, désormais partagé à un agir individuel et collectif pour toutes les générations»
J’aime beaucoup le « désormais partagé ». Du constat, à un agir individuel et partagé pour les générations. Je termine juste sur le constat, parce comme je le mentionnais dans l’introduction, ce livre ne cherche pas à faire peur. C’est juste que l’on veut partager un savoir et ce savoir est toxique, c’est un coup de genou dans le ventre, un coup de poing, mais bienveillant. C’est-à-dire qu’on donne le coup de genou, on relève la personne et on l’aide à se relever. C’est cela la posture. Moi je ne cherche pas à faire peur. Par contre la peur peut arriver. Parce qu’avec la peur, il y a d’autres émotions qui arrivent.
Moi, cela fait des années que je suis là-dedans et que je suis encore pris par des émotions très fortes. Je ne sais pas si vous vous souvenez de l’étude dans « Nature » en 2012, où les journalistes annonçaient la fin du monde. En fait, c’était l’idée que notre système terre, notre biosphère, que d’autres appellent Gaïa, sont des « systèmes complexes adaptatifs » qui se prennent des coups. Ils sont assez résilients. Ils maintiennent leurs fonctions, parfois ils se transforment un peu, mais ils sont résilients. Mais il y a un seuil à partir duquel, au-delà duquel, ils s’effondrent. Ils en ont marre, ils arrêtent. Il y a un déclic et vlan tout s’effondre dans des processus irréversibles assez rapides, plus rapides que prévus, entraînés par un torrent de « boucles de rétroactions positives».
Demain (film)…. Et la fin du monde
A l’époque, l’étude de 2012 disait que cette biosphère avait subi beaucoup de dégradations et que les futures dégradations n’allaient pas se faire de manière linéaire. Et qu’au bout de 5 ans, 53%, (ils avaient avancé un chiffre), de dégradation des territoires, des terres, d’occupation des sols, il y aurait un phénomène de seuil, donc de non-linéarité, qui provoquerait un effet domino et la biosphère deviendrait très rapidement inhabitable pour la majorité du vivant sur terre. L’effondrement de Gaïa en quelque sorte.
C’était en 2012. On était en plein dans l’écriture avec Raphaël. C’est ce qui a stimulé le film « Demain ». Le premier scientifique qui est interviewé dans le film Demain, Anthony Barnosky, est l’un de mes héros collapsologues. Dans le film, il dit que c’est possiblement la fin de l’espèce humaine et après il embrasse Cyril Dion et Mélanie Laurent. Et puis tout le monde applaudit à la fin. J’aime beaucoup le film « Demain ». En fait, l’étude de cet été, c’est un peu la même équipe. Mais ils vont plus loin. Ils disent qu’en fait, ils ont repéré 15 boucles de rétroactions majeures pour le climat » – juste le climat -, ils ne parlent pas de pétrole, de biodiversité, etc.- . Dans ces 15 grandes boucles, par exemple le permafrost, qui fond sur la calotte glaciaire arctique ou du Groenland, les grands courants océaniques qui régulent le climat, etc. Il y en a une quinzaine qu’ils ont classés en trois catégories : celles qui se déclenchent à +1, +3 degrés de moyenne de base d’augmentation, celles à +3° + et celles qui sont plus difficiles à s’enclencher à plus de +5°. Sauf que, la nouvelle, c’est que les premières qui s’enclenchent rapidement déclenchenlesdeuxièmes,quidéclenchent les troisièmes. Ce qui fait que… et on est déjà aujourd’hui undegré.
Le nouveau rapport du GIEC, que je trouve optimiste, est à plus 3°.
Pirogue ou galère… ?
La métaphore qu’on peut reprendre, c’est celle d’une pirogue. Nous sommes sur une pirogue, tous les humains et mêmes toutes les espèces, une petite arche de Noé. Et puis on rame. A un moment, les scientifiques disent « holà, le courant est rapide, là ça secoue ». Beaucoup de gens ont cette intuition, ça remue. Le courant s’accélère. Il y en a qui disent, « il faut ramer à contre-courant », mais on ne peut pas, c’est trop rapide ! Peut-être qu’on peut atteindre la berge, mais on ne peut pas se retourner, il y a trop de courant. Et l’étude scientifique qui dit : « Oh, regardez à 200 mètres, il y a plus rien, il y a une chute ». On connaît pas la chute, on ne connait pas la hauteur de la chute. On sait qu’il n’y a plus rien. Alors là, c’est l’effroi et alors là il y a un scientifique qui dit : « et regardez, il y a un petit rocher sur la gauche, on peut encore s’accrocher ! ». On peut encore espérer s’accrocher. C’est le thème de l’étude. Sauf que l’on peut aller s’accrocher à ce petit rocher si, on rame tous de manière coordonnée, si on commence maintenant, si on rame à fond, on peut y arriver. Ce qui est assez difficile, vous en conviendrez ! Et si on s’accroche, on stabilise à +2° la trajectoire, ce qui n’a jamais été vu depuis 800 000 ans. C’est-à-dire que l’être humain n’a pas connu cette situation. Donc, ce n’est pas gagné, ça va être très difficile même si on s’accroche et on pourrait possiblement se prendre encore une vague. Même si on reste accroché à ce rocher, une vague qu’on n’avait pas prévu et qui nous emporte ou si certains se remettent à chahuter dans le bateau, ça peut décrocher.
Le survivalisme
Maintenant que fait-on ? C’est la question qui revient tout le temps. Pour moi c’est une question fondamentale, importante : que fait-on au niveau individuel ? Là il y a toute une attitude, plein de postures, dites survivalistes, en caricaturant. Qu’est-ce que JE fais ? Comment je protège ma famille ? Comment j’acquiers un potager, une autonomie alimentaire, un peu d’eau ? J’habite près d’une source, une forêt, etc. C’est très en vogue, je veux dire c’est assez normal et logique, en fait de penser à ça.
Nous aussi, nous sommes dans une société matérialiste. Et je pense que c’est un prolongement de la pensée moderne et matérialiste que de vouloir assurer les bases matérielles. Il n’y a rien de honteux à ça. Après, on peut partir dans des délires survivalistes, si on pousse trop le bouchon, si on reste enfermé là-dedans. De mon expérience, la posture survivaliste est en chacun de nous. On a tous un survivaliste en nous, il faut l’assumer. C’est aussi une phase dans ce parcours de compréhension et d’acceptation de ces catastrophes, de ces éléments, de ce possible avenir.
Le deuil
Nous sommes partis pour des processus qui ressemblent à un deuil. Un deuil, ça ne se fait pas tout seul, ça se fait à plusieurs, ensemble, en collectif. Il faut accueillir, il faut écouter. C’est un des piliers, un des fondements de l’humanité depuis la nuit des temps, qui rassemble les communautés. Le traitement collectif, le traitement c’est un mauvais mot, du deuil, du désespoir, ce qui fonde les communautés et permet d’aller vers l’acceptation, vers la joie. Pas du tout vers le déni ou l’effacement de cette lucidité. Ca amène le courage de les voir en face et de se mettre en mouvement. Il y a vraiment cette question du deuil et des émotions, qui est fondamentale. On a commencé à creuser par la science, mais qu’on redécouvre en fait par l’expérience…
Le déclic ?
Prendre conscience de notre humanité. Prise de conscience qu’en fait, il est difficile de s’en sortir tout seul. Et même mieux, c’est le fondement de notre humanité. Est-ce que, si on est tous des survivants, on sera encore des humains ? C’est une question. Parce que c’est ça l’humanité. Et donc il y a donc des grandes questions éthiques, métaphysiques, spirituelles, qui arrivent. Moi j’aime bien ce déclic en deux étapes. Prenez la vie, c‘est très simplifié, la vie comme deux étapes :
– on est dans la dépendance, c’est l’enfance, le sein maternel, le clan, la famille ;
– à un moment on doit s’épanouir, sortir de ça, c’est l’indépendance. Aller vers l’indépendance, c’est l’adolescence. On commence à rompre les liens, on commence à s’engager dans le monde ; à prendre la vie dans la figure, le monde dans la figure, prendre des risques, etc. C’est l’indépendance.
Ca peut être un peu la posture survivaliste. On est dépendant d’un système thermo-industriel. Moi, je veux être indépendant de ça pour survivre. Je veux débrancher de la méga machine. Je veux apprendre à avoir des poules, un potager, etc. Pour survivre, je veux être indépendant.
En fait, l’étape suivante, c’est le passage à l’âge adulte. C’est se rendre compte de l’interdépendance, c’est vivre l’interdépendance. On n’est rien sans les autres, sans le tissu vivant, social : interdépendance radicale de tous les êtres vivants. Ça rejoint la pensée bouddhiste, ça rejoint beaucoup de pensées ou de spiritualités. Et ce déclic de l’indépendance à l’interdépendance, je trouve que ça résume bien le passage à l’âge adulte. Et le passage à l’âge adulte, beaucoup de psychologues vous le diront, c’est, vous le savez très bien sûrement, c’est la conscience de la mort. L’adulte qui sait qu’il va mourir et qui sait qu’il y aura des souffrances.
L’adolescent ne veut pas en entendre parler. Il est dans la croissance infinie, il est dans l’absence de limites, de prise de risques. Voilà ! Nous sommes dans une société patho-adolescente collectivement. Il y a un grand passage à l’âge adulte à faire ! Alors la question c’est : « est-ce qu’on va le faire avant les tempêtes ou est-ce que ce sont les tempêtes qui vont nous faire déclencher » ? Alors, peu importe… En fait, non peu importe mais je ne sais pas. C’est juste que je trouve intéressant ce déclic vers l’interdépendance, moi qui arrivais par la science, par l’interdisciplinarité, par Edgar Morin, par Ameisen et par tout ce que vous voulez… Ca amène quelque chose de l’ordre de la prise de conscience de la vulnérabilité de nos systèmes, de notre corps, de nos réseaux, de nos sociétés.
De la nécessaire humilité
Et l’extrême vulnérabilité, ça amène quoi ? Ca amène la prise de conscience, l’humilité. Humilité face à ce qui arrive, à l’avenir. Et l’humilité, j’ai appris ça récemment, c’est le point commun de toutes les spiritualités. Moi qui suis, qui ai reçu une éducation rationnelle, rationaliste, scientifique, athée et pratiquant la méditation. Je redécouvre la puissance, je ne dis pas des religions, mais de la spiritualité. Parce qu’il peut y avoir des spiritualités laïques et inversement des religions non-spirituelles qui disent de lire un livre sans réfléchir. On est vraiment dans la spiritualité, c’est-à-dire, notre rapport au monde. J’ai été nourri par un ami, Dominique Bourg, le philosophe. Son dernier livre, « Une nouvelle terre », m’a un peu décomplexé là-dessus. C’est très difficile d’en parler en France, en Belgique c’est un peu plus décomplexé, la spiritualité. Dominique Bourg dit, « la spiritualité c’est deux choses », peut-être plus, mais moi j’aime bien cette double définition, c’est :
– « quel rapport on entretient avec ce qui nous est donné » ? Tout nous est donné : la vie, le sein maternel, la nourriture, l’amour, tout, les autres êtres vivants, etc. Quel rapport on entretient avec le « donné » ? Avec ce qui nous dépasse finalement. Ce que ça a produit dans notre vie. Avec le sacré, avec ce qui nous dépasse ;
– et la deuxième chose, c’est « quel est l’horizon de l’accomplissement de soi en tant qu’individu » ? Où est-ce qu’on veut aboutir, quelle est notre mission de vie ? La mission de vie : aller chercher ça, aller trouver ça. Et c’est ce qu’il appelle la spiritualité. Moi, ça me convient très bien.
Le manque de sens et de liens
On manque profondément de sens et de liens dans nos sociétés. Qu’est-ce qui a desséché ? La modernité, le capitalisme, etc.
Solutions versus « predicament »
Quand vous avez un problème, vous appelez un ingénieur, il va vous trouver une solution, le problème disparait. C’est super ! Par contre, quand vous avez ce que les Anglais appellent un « predicament » vous êtes face à quelque chose qui est inextricable, impossible à résoudre, du genre une maladie génétique incurable ou la mort. La mort c’est un « predicament », ce n’est pas un problème d’ingénieur qui va vous résoudre la mort. Bien, qu’est-ce que vous faites ? Il y a peu de solutions. Par contre, il y a des moyens de bien vivre avec. La question de l’insuline pour les diabétiques de type 1, la question de la spiritualité, de ce que vous voulez en fait, apprendre à bien vivre avec l’idée de la mort, c’est le passage à l’âge adulte. J’aime bien l’idée de chemin à prendre, des chemins très divers, voire contradictoires, pour créer un peu de résilience dans ces tempêtes à venir. Surtout pas un chemin, un petit livre à suivre, évidemment ! C’est la base de la résilience.
Le rapport à la science, les nouveaux récits
Plein de choses sur la table. Il y a encore beaucoup à mettre :
– la question du rapport à la science, comment on ouvre l’entrée scientifique, on évite le scientisme ;
– la question des nouveaux récits, dans le nouvel opus de Cyril Dion, c’est bien traité. Quel récit on se raconte ? Pourquoi devrait-on se raconter de nouvelles histoires ? L’effondrement, ce n’est rien d’autre qu’un récit que je vous raconte, c’est une mise en récit de chiffres catastrophiques. Les chiffres sont bien là, l’effondrement c’est un récit. La clé de ce récit c’est de faire en sorte que ça n’écrase pas l’avenir, que ça n’aplatisse pas l’horizon de l’avenir. C’est un risque. Beaucoup de gens disent : bon là c’est l’effondrement, qu’est-ce qu’on fait ? La fin au bistrot. C’est la fin du monde. C’est notre imaginaire apocalyptique ou post-apocalyptique, on a l’habitude de le voir dans les films, il se déploie facilement et on a l’habitude de voir la fin du monde, un black-out et c’est fini. En fait non. Il faut faire en sorte que l’effondrement, les catastrophes etc. soient prises comme des opportunités de se transformer, de recréer des horizons, de ré-ouvrir des possibles et de pas aplatir l’avenir. C’est là l’enjeu des récits.
Il y a la question des émotions, de l’enjeu de l’imaginaire, de l’espoir de l’optimisme, parce ça aussi on pourra en discuter, c’est intéressant. Des ontologies disent les philosophes, notre manière d’être au monde, de considérer les autres êtres vivants, la nature, les rivières, les montagnes. De retrouver un dialogue avec eux, de ne plus rester dans notre séparation ontologique avec la nature. On est la seule culture qui a un mot pour « nature », pour désigner la nature. Les autres peuples doivent se moquer de nous, je pense qu’ils le font d’ailleurs : ils nomment la nature, c’est fou ça ! C’est quoi la nature ? Parce qu’ils ne sont pas en interactions constantes avec ces autres êtres vivants, les autres qu’humains ?
Il y a deux outils qui nous ont marqués avec Raphaël et Gauthier, c’est l’écopsychologie : « le fait de relier les rapports avec la nature avec les problèmes de notre psyché ». C’est vraiment très fertile comme champ d’exploration. Et on en vient à Jung, au mythe, à l’inconscient collectif, etc. Et puis, l’éco-féminisme qui est passionnant vraiment. C’est un mouvement très hétérogène, très décalé, très vivant, qui n’hésite pas à faire de la politique, avec les émotions, avec les rituels de sorcières, avec de la poésie, avec de l’imaginaire. Avec plein de choses ! C’est vraiment très fertile et pour moi, pour nous, ça nous a nourris. L’éco-féminisme et l’écopsychologie, on n’a pas l’habitude en France, ni en terrain universitaire, ni dans la pratique de ça, à découvrir.
La question des générations
Et la dernière chose c’est, la question des générations qu’on souhaitait aborder avec Elisabeth. Moi j’ai deux enfants. Mon deuxième fils a été fait consciemment après ces constats. Gauthier et Raphaël, ils ont fait aussi un fils chacun. On a trois fils, les enfants de l’effondrement. Pourquoi pas ? Je n’ai pas de réponse toute faite mais c’est vraiment une des questions. Et le rapport aux générations d’avant, dans la colère, le pardon, les ressentiments, le déni. Beaucoup de choses intergénérationnelles là. L’incompréhension. Mes parents qui pensent, qui pensaient en tout cas que j’allais faire carrière, que j’aurais une retraite. Tout ça, c’est encore très présent, ça a nourri mon éducation.
C’est l’ancien monde.
L’ancien monde, je ne sais pas, mais en tout cas je remarque que beaucoup de nouvelles générations sont très flexibles, très souples, dynamiques sur ces questions d’effondrement. Je ne sais plus quel est le chiffre ? … 27% des Australiens de 10 à 12 ans pensant qu’ils vivront la fin du monde. Leur monde, je veux dire un effondrement. C’est impressionnant ! Et je remarque aussi, pour finir, plus pour les générations plus âgées, qui ont vécu aussi l’écologie des années 70 etc. qu’il y a beaucoup de cynisme. De balayer d’un revers de main en disant, je suis d’accord avec le constat, tant pis c‘est la fin du monde, et tout ça. Voilà, moi je suis vieux, moi j’en ai plus pour longtemps, etc. J’ai beaucoup entendu ça ! C’est un discours, moi je comprends qu’on dise ça, mais c’est un discours qui n’est pas audible pour ceux qui ont des enfants, des jeunes enfants, des femmes enceintes, etc. C’est très, très dur à entendre et il y a là vraiment un décalage. Donc la question des enfants, du fil de la vie, le temps long. Le fil peut se couper et vraiment pose la question des postures et des conflits slash et des générations, inter générations… Voilà, pour ouvrir le débat.
Réactions, questions et contributions
Les échanges qui ont suivi cette présentation ont été très nombreux. Nous avons tenté de les retranscrire aussi fidèlement et aussi complètement que possible.
Intervenant :Tout d’abord une réaction/contribution sous forme de citation extraite du livre de Kurt Flasch « initiation à la philosophie médiévale » et faisant référence à la controverse qui a opposé Jean Wenck de Herrenberg, universitaire de Heidelberg, à Nicolas de Cues, théologien du Moyen-Age (15ème siècle), qui sous « une apparence conservatrice, a laissé une empreinte ambigüe dans l’histoire de l’Église : défenseur acharné de la cause pontificale, (…) il est aussi célèbre pour avoir inspiré la pensée de nombre de novateurs postérieurs » (parmi lesquels Giordano Bruno, Copernic…. Galilée…) : « le poids d’une longue habitude fait que les hommes sont prêts à sacrifier leur vies plutôt qu’à abandonner leur façon de penser ». Cette critique s’adresse surtout à l’Ecole Aristotélicienne, plus spécialement les théologiens. Aujourd’hui la quote-part de ceux qui s’adonnent à la théologie ou à… se préoccupent de certaines traditions positives et de leur forme. Ils se prennent alors pour des théologiens ou… sitôt qu’ils se sentent capables de parler comme ceux qu’ils ont établi comme une autorité. Il leur manque l’expérience directe et la distance à l’égard des mots, il leur manque aussi la critique des degrés du savoir. Tous s’exténuent un culte Aristotéliciens des autorités. La science a ainsi perdu toute vie et elle est ainsi devenue inutile aux hommes ».
Autre intervenant : Je voudrais déjà vous remercier beaucoup, du plus profond du cœur et même au-delà, de la découverte que j’ai fait de votre livre, une petite émission à la radio, joli livre. Et vous posez des chiffres, des mots, des phrases, sur ce que j’imaginais depuis des décennies, avec un maillage, une interdisciplinarité remarquable. Après le choc émotionnel et la raison, j’en viens à me poser des questions sur l’avenir, bien sûr ! Mais je voudrais aussi faire référence à un article paru dans Le Point le 25 septembre dernier sous la plume de Pierre-Antoine Delhommais intitulé « Pour tout savoir sur les collapsologues, pessimistes de l’extrême, ils prédisent l’effondrement du monde, décryptage d’une fumisterie ». J’ai lu l’article, je pense que la vraie fumisterie, elle est dans cet article-là. Il n’y a aucun argument, aucun chiffre. Comment peut-on travailler, travailler encore à Galilée par exemple, pour développer une conscience, chercher des solutions.
La question des récits et des mythes (éléments de réponse de Pablo Servigne)
On est vraiment dans un mythe, un récit collectif inconscient. Le mythe de la croissance, du progrès, d’ailleurs, qui est en train de s’effondrer. L’idée de progrès est en train de s’effondrer, c’est intéressant aussi. Mais, pour moi c’est ce qui nourrit la patho-adolescence . Alors, je n’ai pas lu cet article, mais la personne clé, c’est Laurent Alexandre qui en parle. L’apex de cette pensée, de cette mythologie, de ce récit, c’est le transhumanisme.
Extrait du livre « Une autre fin du monde est possible » de Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle Ed. Seuil
Une poignée d’adolescents pleins aux as dans la Silicon Valley qui s’amusent à qui tuera la mort en premier. On en est là. On met des fusils automatiques dans des mains de bébés. C’est une puissance démiurgique, technique, avec une sagesse de l’âge de la pierre. Voilà ! Je suis vraiment très heureux de ces citations parce que… Je trouve que le Moyen Age a mauvaise réputation… Mais moi, je suis passionné par le Moyen-Age !
Et si l’on regarde bien, l’époque où l’on a brûlé le plus de sorcières, ce n’est pas tant au Moyen-Age qu’à la Renaissance et même au-delà. « Le paroxysme a sans doute été atteint au 17ème siècle, avec le philosophe Francis Bacon, l’un des pionniers de la pensée scientifique moderne, qui, pour décrire la méthode scientifique, utilise le vocabulaire de la violence, de la contrainte et même de la torture, en n’hésitant pas à recourir aux métaphores sexuelles (…) « La nature est une femme publique, nous devons la mater, pénétrer ses secrets et l’enchaîner selon nos désirs » (cf. p.238-239 « Une autre fin du monde est possible).
On est dans cette mythologie moderne extrêmement toxique. On est dans une époque chaotique où les grands mythes s’affrontent. On ne sait pas lequel va s’en tirer.
Intervenant : il y a une espèce de grand écart entre deux positions. Première position, c’est « je crois que ce diagnostic n’est pas si partagé que ça ». Je n’ai jamais entendu aucun homme politique dire que le monde allait s’effondrer. On parle de développement durable, de problème climatique. Enfin, on banalise le sujet. Je crois que ce diagnostic n’est pas partagé parce qu’il fait trop peur. Et puis parce qu’on n’est pas tout à fait sûr non plus. Il y a un certain nombre de beaux esprits qui pensent que les mécanismes de régulation, les systèmes de prix vont faire que peu à peu, plus ou moins bien, tout ça va se réajuster. Ce diagnostic n’est pas fait. Pour différentes raisons, l’incertitude, la volonté de ne pas voir,… Et puis, peut-être qu’après tout, ça s’arrangerait. Et de l’autre côté, on est piégé. Imaginons que la thèse soit juste, nous croyons que la thèse soit juste. En fait, on est complètement piégé. C’est qu’en réalité, on ne sait pas très bien quoi faire. Ce n’est pas parce que j’aurais pris des douches plutôt que des bains, d’autres choses comme ça… En réalité, si ce diagnostic est juste, il faut aller vers quelque chose qu’on ne veut pas voir, qui est une chose très simple, ce que les économistes savent faire : c’est le rationnement. Il faut rationner. Le rationnement, si on arrive à le faire passer par la démocratie, comment cela peut-il fonctionner ? Le rationnement c’est dire : voilà vous avez une petite carte d’émission de CO², chaque fois que vous faites un achat, on vous débite votre carte, une fois que c’est fini vous ne pouvez plus y accéder. Ca provoque des effets économiques considérables. Ce n’est pas très bien maîtrisé mais qu’on pourrait enclencher progressivement. Donc, d’une part, il y a un diagnostic beaucoup moins assuré que vous voulez bien le dire, à mon avis, et parce que le phénomène émotionnel joue dans les deux sens. Il joue dans l’occultation aussi bien que dans la prise de conscience. Et d’autre part, le fait qu’on ne sache pas quoi faire vraiment, on a alors tendance à édulcorer le diagnostic. C’est un bouclage, nous sommes piégés dans la stratosphère. Dans mon livre, j’ai dit qu’on avait passé un pacte faustien avec le marché et maintenant Méphisto apporte la facture. Il dit, « les amis qu’est-ce que vous faites ? C’est moi qui ai gagné »
Intervenant : La génération de baby-boomeurs a vécu des trucs beaucoup plus compliqués que ceux que vous nous racontez. Les gens qui ont ramassé 10 000 tonnes de bombes sur Dresde en 1944 ont vécu pendant 10 ans dans les décombres, etc. Les générations d’avant ont vécu un certain nombre de choses qui, à la limite n’ont peut-être pas disparu mais qui ont beaucoup, beaucoup diminué. Chez les anciens, je vois peu de gens qui disent « après moi le déluge ». Ils ont vécu ; et ils ont aussi vécu le fait qu’on a trouvé des solutions. L’humanité a trouvé des solutions. Par exemple, moi je considère qu’un marqueur qui est très fort, c’est l’histoire du trou d’ozone. On a paniqué il y a 20 ans sur le trou d’ozone etc. On a trouvé des solutions globalement. Et l’humanité jusqu’à maintenant a, en général, trouvé des solutions.
Après ça, je vais dans le sens de l’intervenant qui m’a précédé. C’est quoi les solutions maintenant ? Monsieur, je pense qu’avant le rationnement, il y a très largement la démographie, dont personne n’ose parler. Parce qu’on a une planète qui est finie, on sait qu’en sortir est d’un coût exponentiel. Donc la consommation de planète retombe sur un nombre de gens, multiplié par le niveau de vie. Après ça, quelles que soient les énergies, c’est de la chaleur, ce sont des déchets, etc, etc. Alors, si on continue à accepter, il faut tout de même amener tout le monde à un niveau de vie qui est à peu près correct. Au passage, ce qu’on observe, je vous cite un article, c’est qu’en 1800, l’espérance de vie mondiale était de 29 ans. En 1950, elle était de 40 ans. Elle est aujourd’hui de 72 ans. Au niveau mondial ! Maintenant pratiquement dans les pays de l’OCDE, on est au-dessus de 80 ans. Dans les années 60, il avait été enclenché par l’ONU un planning familial mondial et qui devait se développer Certains pays africains, comme le Rwanda, a dû continuer le planning familial. Mais ce n’est pas le cas pour le Nigéria ou le Mali qui double sa population tous les 20 ans.
Donc je ne suis pas contre l’idée d’un rationnement, mais il faut quand même voir que les gens vivent d’abord dans le « survivalisme », le mécanisme de base ; chacun d’entre nous, vit pour survivre. Sans se poser de questions. Après on ajoute des pare-feux, des décors, etc. Donc le moteur, il est là. Et il est là pour les lions, pour les singes, pour les cailloux, pour les villes, les entreprises, le Ministère des finances, pour tout le monde. Chacun essaye de survivre. Donc quelque part, je suis d’accord avec vous, le diagnostic n’est pas complètement partagé. Et de loin ! Sachant en plus qu’on ne sait pas par exemple pour le climat, quelle est la part entropique de l’homme, qu’est-ce-qui est dû à d’autres facteurs. Ce n’est pas prouvé. Ensuite, on refuse des solutions, le GIEC a tout de même admis qu’il vaudrait tout de même mieux garder le nucléaire…
La parole est à Pablo Servigne !
A propos de diagnostic et d’effondrement
Merci pour ces réactions. Sans doute le diagnostic n’est-il pas très partagé, mais ça dépend. Certains ont l’intuition mais ne savent pas. Certains ont l’intuition, savent et n’y croient pas. Certains ont l’intuition, savent, y croient mais n’en parlent pas parce qu’ils ont peur d’effrayer. Dans le cas des politiciens, ils ont peur de déclencher des réactions en chaine par prophéties autoréalisatrices. Si Macron dit : « on va se préparer en huit jours à l’effondrement », je pense que les marchés ne vont pas très bien le vivre. On ne peut pas trop le crier sur tous les toits. Cet été, dans une vidéo sur Facebook, Edouard Philippe et Nicolas Hulot parlaient de leur livre de chevet « Effondrement » de Jared Diamond ; ils étaient tous deux d’accord avec l’idée qu’on risquait un effondrement.
D’où un certain buzz. Ce même livre a été aussi le livre de chevet de Nicolas Sarkozy. Dans la postface du livre, Yves Cochet évoque ce phénomène qui imagine que les autres ne savent pas. Du coup on n’en parle pas alors que c’est un secret de polichinelle. L’ampleur du phénomène, je ne le connais pas, mais je sens que c’est de plus en plus partagé, dans tous les milieux. C’est vraiment transversal et chez des personnes qui ont des leviers d’action importants. Evidemment, les politiciens c’est une biodiversité, il y a de tout, comme le milieu associatif, les universitaires, il y a de tout. Mais, il y a des verrouillages systémiques, institutionnels qui empêchent de libérer la parole et de passer à l’action.
Sur le rationnement… Et la cohésion…
La question du rationnement est intéressante. Mathilde Szuba[1], une chercheuse à Sciences po a fait sa thèse sur ce sujet. Le rationnement, c’est d’abord une expérience très mal vécue par les Français pendant la guerre et même avant sur le rationnement du charbon dans les villes. Les Anglais eux, l’ont très bien vécu. Etrangement, c’est resté dans l’imaginaire populaire comme une bonne expérience. Les données des hôpitaux pendant le rationnement, du temps de Churchill, disaient que les indices de santé des Britanniques étaient meilleurs pendant le rationnement. Le rationnement en fait, ça crée un sentiment d’égalité, de justice, parce que les riches coupent ce qui est superflu et les pauvres reçoivent le nécessaire. Et ce sentiment d’équité, d’égalité, est extrêmement bénéfique pour une société. A l’inverse, le sentiment d’inégalité et d’injustice est extrêmement toxique pour la cohésion d’une société. C’est ce qu’on développe dans notre livre « L’entraide, une autre loi de la jungle » (version PDF). Et du coup le rationnement pour moi, c’est la base d’une économie des limites radicales, des catastrophes, etc. une économie en temps de guerre. Ne pourrait-on pas maintenant passer en économie politique en temps de guerre ? Guerre contre quoi ? Le climat, est-ce que le grand méchant loup qui permettrait d’unir l’humanité au lieu que ce soit les Allemands, pour une fois, ce soit le climat ? Pourquoi pas ! Après, on sent bien que c’est une rhétorique belliqueuse, guerrière, masculine, de conquêtes, d’actions. Il manque du féminin, on est dans les archétypes, je ne parle pas des femmes, de la voix intérieure, de l’intuition… Dans l’économie en temps de guerre, dans l’imaginaire de la guerre, en tout cas de la 2ème guerre mondiale et qui nous nourrit encore – pas que les grands-parents et les parents, moi aussi ça m’a nourri – j’aime bien l’idée du Conseil National de la Résistance, mais aussi de la résistance. J’aime bien l’idée que pendant la résistance c’était dur, qu’il y avait des actes de sabotage, mais il y avait un projet de l’après, de reconstruction. J’aime bien cette idée qui donne un récit commun, qui donne, comme le dit Edgar Morin, « une communauté de destin ». Qui reconstruit avec un horizon, dans une perspective de guerre et de tempête, quelque chose qui soude.
Sur la démographie
Nous en parlons dans notre livre. C’est un verrou qu’il faut faire sauter aussi, au moins le débat. C’est en train de sauter et des journalistes commencent à s’y intéresser ; allez voir toutes les solutions, les pistes techniques, politiques que nous développons concernant la démographie. Comment on décide collectivement qui doit naître ? C’est une question qu’on pose. Si on ne peut pas décider collectivement qui va naître aujourd’hui, comment va-t-on décider collectivement qui va mourir demain ? Vous connaissez les cavaliers de l’Apocalypse, il y a trois manières de mourir en masse, c’est la guerre, les maladies, les famines. Et les trois sont en interaction. C’est comme ça que se passent les effondrements. La question de la natalité, c’est anticiper ça. Et la question de la natalité pour moi, elle ne doit pas se contenter de se cantonner à la sphère privée. C’est important de garder la sphère privée mais elle doit devenir une question politique et collective. Et il y a un point Godwin quand vous êtes dans une conversation, surtout sur les réseaux sociaux, il y a un point Godwin, c’est le moment où l’argument, ou l’une des personnes, amène l’argument des Nazis. Toute façon c’est comme les Nazis, ou « t’es un Nazi ». C’est le point Godwin, le point à partir duquel toute discussion est devenue impossible. Mais le point Godwin pour la démographie, c’est la Chine. Il y a toujours quelqu’un qui va vous dire : « vous avez vu la Chine ! C’est la catastrophe ! », Donc on ne parle pas de démographie. Dans ce pays, on tue les filles, des infanticides sont commis. Pourtant de bonnes choses ont été faites. Mais il n’y a pas que des choses bonnes. Il faut considérer la Chine en voyant qu’il y a des bonnes choses à retirer mais aussi des mauvaises. Mais pas comme un point Godwin où toute discussion est finie.
Reprise des questions et contributions
Intervenant : Qu’est ce qui nous permet ce matin de nous poser la question faut-il croire ou ne pas croire à un effondrement ? Le livre de Jared Diamond, je l’ai aussi sur ma table de nuit. J’ai écouté un certain nombre de philosophes, de scientifiques, et j’ai retenu moi, la question de ceux qui me disent que l’homme a un ego démesuré, qui pense qu’il est plus fort que la nature, qu’il est obligé de se donner des raisons de survivre … D’avoir la maîtrise de tout ça. Alors que nous ne sommes rien. Et qu’on n’est juste là au même titre qu’une feuille qui ne se demande pas si elle va s’effondrer ou pas, et si sa « race » va disparaître. Et c’est vraiment un des défauts de l’humain sur cette terre, de penser qu’il est au centre, il va tout gérer, qu’il est plus fort que le ciel, les étoiles et les planètes. Et que c’est aux politiques d’organiser tout ça. Donc je crois que le mieux, c’est d’aller prendre un bateau, se mettre sur une île et vivre de façon simple et humaine, détaché de ce genre d’idée de maîtriser les cieux, la terre, les éléments, la démographie, l’argent. .Nous ne sommes pas du tout à la taille de ce qui nous entoure. Qui a raison ? Je crois que la nature est suffisamment puissante pour gérer tous les mondes vivants qu’elle a sur sa surface et même au-delà de sa surface. Et il faut juste vivre en espérant être suffisamment modeste pour penser qu’on est de passage. Ca continuera après nous, on ne sait pas comment, mais de toute façon ça sera comme ce sera. Ce qui est sûr c’est que ce que nous faisons aujourd’hui a un impact sur ce qui sera demain. Mais nous ne sommes quand même que de la poussière et nous retournerons poussière. Le sujet est plus grand que nous.
Pablo Servigne
Ce que je vois dans vos propos c’est que vous avez amené un récit. Oui dans le temps long, la nature, la biosphère, la planète, ce n’est pas la question qui me touche, mais c’est celle de la souffrance. J’aime le dialogue avec les autres êtres vivants, avec d’autres cultures, d’autres mythologies, etc. Mais, voilà, mes enfants vont mourir dans d’atroces souffrances. Moi aussi. Et collectivement, en tant que corps social, comment peut-on gérer, diminuer le nombre de morts pour reprendre l’expression d’Yves Cochet ? S’il y a une éthique de l’effondrement, ça serait toute action qui permettrait de diminuer le nombre de morts. Oui dans le temps long, tout se métabolisera. Nous avons quand même un impact nous, une puissance c’est l’anthropocène : c’est l’époque où les humains sont devenus une force géologique majeure, avec une responsabilité accrue, mais sans sagesse. Et ce que vous nous apportez là est un message d’humilité. Il s’agit de tomber de notre piédestal culturel. Il y a un grand, grand changement d’état physique à faire, philosophique, et ça peut aider à apporter un peu de sagesse.
Du rationnement… à la frugalité
Intervenante : A propos de citations, me revient en mémoire celle de Gandhi : «vivre simplement, pour que tous puissent simplement vivre ». Nous avons évoqué tout à l’heure le rationnement, une forme d’économie propre à des temps de guerre. Peut-on dire que la frugalité serait alors une forme d’économie en temps de paix ? Ma deuxième interrogation concerne le thème des générations et de l’intergénérationnel : comment les choses se passent lorsque vous intervenez par exemple dans les écoles, les collèges, les lycées ? Comment les jeunes réagissent-ils à vos propos ?
De la question générationnelle… et intergénérationnelle : réponses de Pablo Servigne
J’ai l’occasion de rencontrer les jeunes, mais pas assez malheureusement ! J’adapte mon discours non pas en l’atténuant, en atténuant la gravité des propos, mais plutôt en évitant les diapositives sur les systèmes complexes et tout ça. Je pense que les jeunes sont tout à fait capables d’entendre. Je ne sais pas si vous connaissez Les travaux d’Elisabeth Kubler Roos sur la mort et le deuil. Les enfants ont une immense sagesse face à la mort et aux maladies incurables, beaucoup plus que la plupart des adultes. Et il y a quelque chose d’encore assez libéré chez les enfants, chez les ados un peu moins, dans la parole, dans la pensée. Je me souviens d’une conférence, où j’ai tout balancé, c’était le rapport sur «le pic pétrolier, la biodiversité », et il y avait une petite fille de 6 ans au premier rang, avec sa mère. elle a tout suivi du Powerpoint. Puis quand elle est rentrée, elle a dit à son père : « papa, tu sais y’a le pic pétrolier » ; elle commençait à expliquer à son père, passionnée. Elle m’avait senti passionné. Et la posture d’alignement tête-cœur et corps. ça touche beaucoup les enfants, les jeunes. Et ça touche plus que les chiffres. Les enfants, tant que vous n’êtes pas aligné, ils n’écoutent pas. Oui, on peut adapter un peu le discours, et en fait ça passe très bien chez les enfants. C’est la préoccupation de leur génération et quand je serai devenu un vieux con dans 30 ans, eux seront beaucoup mieux adaptés que moi à l’anthropocène, aux catastrophes. Ils sauront se débrouiller, et j’espère qu’ils prendront un peu soin de moi. Il y a une sorte d’élan de vie, d’élan vital, où on fait confiance. Il faut faire confiance aux enfants, ils ont des choses à nous apprendre.
Faire encore des enfants ?
A cette question, reliée au problème de la démographie et de la surpopulation, Pablo Servigne répond : « Il n’y a pas que la tête qui décide. Un enfant ça se désire et je ne suis pas le seul à décider non plus… En ce moment, il y a beaucoup de couples qui décident de ne pas avoir d’enfant pour des raisons écologiques. Ils le font consciemment, parfois ils regrettent, parfois ils ne le regrettent pas. C’est intéressant de parler avec ceux qui ne peuvent plus avoir d’enfants et qui ont fait le choix. Une femme m’a écrit : « j’ai lu votre bouquin, je suis désespérée, je suis au fond du trou. On a décidé de ne plus avoir d’enfant, le deuxième, grâce ou à cause de votre bouquin. Un an après elle passée par tous les stades du deuil et j’ai reçu tous les mails à chaque stade. Et finalement, elle m’a écrit pour dire qu’avec son compagnon ils avaient décidé – ce qui peut sembler paradoxal – de refaire deux enfants parce qu’il y a l’effondrement…
Un témoignage
Celui d’un « Américain à Paris », membre de Galilée.sp : « ce sujet de l’effondrement, de l’environnement et du climat, c’est un sujet très important. J’ai décidé de l’aborder en allant travailler à l’ONU dès les années 90-91 avant le « Sommet de la terre » de Rio en 92, pour me poser la question : moi, à mon niveau, que puis-je faire ? Depuis, j’ai quitté les Etats-Unis quand la décision a été prise de se retirer des accords de Paris pour travailler avec l’une des unités dont le slogan est « Make our Planet great again ». Je travailler désormais au Ministère de l’environnement, ici, en France. Pour mettre en place un projet ministériel qui permettrait aux pays de collaborer entre eux sur ces sujets, un projet reposant sur des expériences de petits pas et d’un mieux vivre avec la complexité, en faisant appel à l’intelligence émotionnelle et collective pour établir de meilleures relations avec « l’Autre », mais en prenant aussi conscience de ce que je peux faire moi, à titre personnel, avec mes limites, seul face à cette planète !
Intuition, psychisme et spiritualité
Intervenante : A partir de certains de vos mots clés, je vais vous dire ce que je ressens et y compris par rapport à Galilée.sp, par rapport à l’imaginaire de Galilée.sp, lors de sa création. D’abord, je suis très heureuse parce que vous êtes jeune et d’une autre génération. Et donc, vous voyez le monde différemment comme dans notre génération on a vu le monde différemment de nos parents, de nos arrières grands-parents et des hommes préhistoriques. Et ça en tant que tel, je trouve que ça mérite d’être posé, d’être pensé, d’être vécu et d’en tirer un certain nombre de conséquences. Donc, merci pour votre jeunesse, votre vitalité, vos choix de vie, vos choix de pensée.
Agitez tout ça ! Merci, parce que vous êtes différent en étant d’une génération différente. J’ai entendu des mots qui surgissent et qui parce que c’est vous qui êtes là, vous les portez, et surgissent et qui n’étaient pas présents dans d’autres petits déjeuners de Galilée parce que c’étaient d’autres thématiques … mais qui sont des sujets, des mots qu’on n’entend pas toujours et en même temps des mots qui sont difficiles à prendre en compte : Intuition, psychisme et spiritualité. Parmi vos systèmes de pensée, vous avez dit qu’il y avait Carl Gustav Jung ; moi, mon métier c’est d’accompagner des individus et des collectifs et la transformation des organisations publiques. Et parmi les bases de référence, les bases de travail, dans la tête, dans l’émotion et dans le corporel, c’est-à-dire l’action, j’ai par exemple Carl Gustav Jung. Alors lui, c’est un psychanalyste du début du 20ème siècle et il a mis en figure, il a montré en quoi et comment l’intuition était importante et comment elle fonctionnait. Et comment chacun en avait une. Pas uniquement la raison et pas uniquement la pensée, et au plan très concret. Alors, deuxièmement le psychisme, le psychisme on le connaît mieux, – je ne parle pas du cerveau -, mais du psychisme, c’est-à-dire la psyché, c’est–à-dire l’âme. Ce n’est pas étonnant qu’il y ait la spiritualité. Malraux, la spiritualité : « le 21ème siècle sera spirituel (religieux ?) ou ne sera pas ! ». (Religieux !) Oui, religieux, Dieu, alors la spiritualité, la religion c’est différent, mais voilà ; une religion qui relie a une dimension spirituelle, c’est-à-dire une dimension d’évolution. Alors, la spiritualité est souffrance, la psyché souffre. L’âme souffre et ça s’appelle les psychopathologies. Et donc, fin du 19ème siècle, début du 20ème, des médecins, des scientifiques, ont commencé à s’intéresser réellement à la souffrance des âmes. Maintenant, on a des outils, des métiers qui permettent de travailler sur la souffrance des âmes réellement. En plus de la spiritualité, de la religion, en plus de tout ce qu’on a eu. Et ça c’est quand même une chance, parce que la souffrance, il y a la souffrance physique et la souffrance des âmes, il y a la souffrance des collectifs, il y a la souffrance spirituelle des peuples. Quand les peuples souffrent spirituellement par rapport à l’immigration, la pauvreté, c’est aussi de la souffrance spirituelle. Et ça c’est une des dimensions de la politique. Et au sens de Galilée.sp, c’est une dimension de la démocratie républicaine. Notre République, elle a construit un projet collectif, un imaginaire collectif, un récit, un mythe collectif. Donc, le collectif, il est là en France et on a eu ce génie. Il est là et il faut le revisiter. A l’aune des générations et des problèmes actuels. Alors dans le psychisme il y a là, une diversité à l’intérieur de soi, il y a une grande diversité. Il y a énormément de capacités, énormément de choses mouvantes, à l’intérieur de soi, de ses sensations, de ses émotions, de ses capacités et tout ça se développe tout au long de la vie. Il y a des éléments de développement, y compris spirituels de chacun. C’est transgénérationnel ça. Ça s’apprend au cours d’une vie, d’une histoire collective et il y a des gens qui sont cassés. Il y a des gens qui souffrent et qui sont cassés parce qu’ils n’ont pas eu autour d’eux le bon sein maternel, etc. Il y a des enfants abandonnés, battus, des femmes violées, il y a de la souffrance corporelle, émotionnelle. Dans ce collectif et cette humanité, certains sont heureux, et d’autres qui ne le sont pas. Mais globalement, lorsque la République proclame que « tous les hommes naissent libres et égaux en droits », c’est bien que notre République reconnaît cette potentialité de tout développer, ensemble, sur un chemin de croissance.
Mais on a du transgénérationnel, donc c’est vrai qu’on se souvient de catastrophes. Moi, je me souviens de ma maman qui dans sa famille a quitté du jour au lendemain sa maison parce que les Allemands arrivaient à Meru dans l’Oise, en 1940. Voilà. Moi, je ne l’ai pas vécu mais j’en ai entendu parler. Donc vos enfants, ils entendent parler des effondrements, passent par cela. Alors maintenant, qu’est-ce qu’on peut faire ensemble et finalement, quelle est l’utopie de Galilée.sp ? Je vais reprendre vos mots. Vous avez parlé d’humilité. L’humilité, un collectif démocratique, républicain, au jour d’aujourd’hui dans notre pays, qu’est-ce que ça peut être ? Et je me suis fait une petite phrase : ça peut être un ensemble, c’est un collectif d’humbles ; de personnes qui se sentant, se sachant et se reconnaissant comme humbles, c’est-à-dire comme n’ayant pas de solution, comme ayant des diagnostics différents, n’ayant pas de solution, font au mieux ensemble ce qu’ils croient pouvoir faire. Et là, on commence à mettre un peu d’égalité dans tout ce monde-là. On commence à pouvoir imaginer ensemble des solutions ou un récit et à ce moment-là, je crois que ça fait de l’espérance, ça ne veut pas dire des solutions. De l’espérance, de la reconnaissance mutuelle, de la paix et c’est peut-être là que les hommes et les femmes, les individus et les enfants, vont pouvoir mener la vie qui va être la leur. Et on ne sait pas laquelle. Et c’est cette incertitude philosophique qui est à la base de la liberté. Voilà la base de ma réaction et je pense que Galilée.sp notre think-tank a pris Galilée comme nom, pour rappeler la terre et rappeler aussi que l’homme n’est pas au centre de la création, l’univers ou le monde. Et évidemment on est tous des planètes, on a tous des satellites. Ce qui est bien c’est de se savoir comme n’ayant pas toutes les solutions face à des défis spirituels. C’est un défi spirituel avec des conséquences pratiques. Mais penser le monde comme allant s’effondrer, c’est courageux parce que vous vous mettez vous-même dans une situation de penser votre vie comme un défi spirituel. Et en cela, c’est beau ; c’est beau mais ce n’est pas simple. Mais les autres générations, elles se sont créées des défis qui n’étaient pas simples non plus. Et il vaut mieux être dans cette incertitude-là que dans la volonté de détruire l’autre en le bombardant et en captant ses ressources.
La question environnementale
Intervenante : Ça fait trente ans que je m’occupe d’environnement. L’environnement, c’est tous les jours avoir des annonces de projets de destructions par des forces plus grandes que soi. Et tous les jours, se demander comment on fait pour gagner du temps. C’est la première chose que je voulais dire pour partager en tant qu’expérience C’est que certes, à partir du moment où les rétroactions s’enchaînent et que +2° ça veut dire +6° en fait, à un moment ou à un autre, on peut gagner du temps pour ce qui est soluble et ça, ça occupe déjà bien.
La deuxième chose que je voulais dire, au sujet des échelles de temps, c’est-à-dire, toute façon à la longue, etc. Ce que je vous propose comme parallèle c’est « ce n’est pas parce que vous savez que votre bâtiment va s’effondrer que vous ne devez pas laisser les toilettes propres en sortant ». Et ça, ça s’appelle la dignité humaine. Et la qualité de la relation entre les gens et entre les gens et leur cadre de vie, ça s’appelle aussi la beauté. Je suis persuadée que la recherche de la beauté à chaque instant est une façon de se guider d’une manière ou d’une autre en essayant de gérer le fait que « certes à long terme, ok » mais c’est ici, et maintenant. La seule chose qu’on vive, c’est ici et maintenant. Et on en en porte toute la responsabilité. Surtout dans un univers où par rapport au monde qui nous tombe sur la figure, ce qui est en cause, ce ne sont pas les bases de votre vie, ce sont les bases de La vie. Et ça du point de vue de ce qui se passe là-dedans, c’est extrêmement différent. La dernière chose que je voudrais dire, c’est qu’il y a un mot qui a été prononcé juste avant, c’est le mot de « liberté ». Pour d’autres raisons, mais aussi à cause de cette intuition générale du fait qu’il va se passer des choses, cette intuition-là alimente dans les institutions publiques ou privées, un raidissement sur une volonté de contrôler la liberté des autres. On a tellement peur de l’incontrôlable surtout à mesure que l’incontrôlable extérieur arrive, que justement ce réflexe assèche une des sources de solutions. Et ça, c’est de la politique au sens vie de la cité. Et ça c’est ma question : qu’est-ce qui constitue les germes d’un dé-raidissement institutionnel ? Parce que de toute façon ça va claquer…
Face à ces dernières interventions, notre invité dit qu’il est partagé entre le désir de répondre et celui d’écouter encore…. Du coup, la parole est à nouveau donnée, avant que Pablo Servigne annonce qu’il finira en « plic ploc » (un belgicisme qui signifie entre autres « en désordre ». Mais la discussion se poursuivra, étant entendu que la politique de l’effondrement est au cœur de la question collapsologique.
Du survivalisme…
Intervenante : Quand vous parlez de survivalisme, effectivement il peut s’appliquer à soi-même et à sa famille, mais après le risque c’est que face à l’énormité de la situation, on ait un groupe face à un autre, et d’autres encore… Après c’est la pagaille générale, le rejet de l’autre, si je sais que pour survivre, il faut que je détruise d’autres pour garder, ce qu’il y a. Pour me sauver moi-même et sauver mon groupe, pour que ce ne soit pas pire. Comment peut-on réagir contre ça ? Face à l’énormité de la situation, comment peut-on rester dans une forme d’ouverture, reconnaître son prochain comme son prochain, comme un être humain. Comment éviter les clivages, ceux sur lesquels surfent des hommes politiques ? Si nous allons tous ensemble vers la catastrophe, sommes-nous tous dans le même bateau ou bien y-en-a-t-il qui sont sur le bateau principal et d’autres sur un radeau ?
Réponse de Pablo Servigne
Les réponses sont dans le livre « L’entraide, l’autre loi de la jungle » dans lequel on a essayé de fournir les outils conceptuels pour naviguer dans cette complexité, coopération et compétition, détail des groupes, etc.
Deux citations d’Einstein et d’Hawking
Intervenant : Que pensez-vous des pensées d’Einstein et d’Hawking, je les cite : Albert Einstein dit, « je crains que le jour où la technologie surpassera nos échanges humains, le monde aura des générations d’idiots » et Stephen Hawking dit « l’intelligence artificielle va mettre fin à la race humaine ».
Réponse de Pablo Servigne
Tout à fait d’accord. Ah oui, l’intelligence artificielle, le transhumanisme…
Il y a tellement de choses à dire, vous avez posé de belles questions, vous avez fait de bonnes interventions qui sont en partie dans le livre et en partie non. C’est très excitant, j’aime beaucoup le passé. Dans les publications scientifiques, j’ai lu beaucoup sur la « Resilience thinking » (la réflexion sur la résilience) l’approche théorique de la résilience scientifique, qui vient de l’écologie, pas de la psychologie. D’où l’intérêt du féminin, de l’intuition, etc. et des outils de la complexité, qui aident à voir un peu plus loin, pas forcément beaucoup plus loin dans le brouillard, mais qui aident surtout à vivre avec le brouillard. J’aime beaucoup ça, et j’aimerais qu’on implémente ça dans les institutions ! Donc, cela induit un énorme lâcher prise, qui est aussi intergénérationnel. Lâcher, lâcher, lâcher !
Et ça on n’a pas l’habitude, la modernité c’est vraiment la maîtrise de tout. Voilà. Et j’aime bien le mot espérance, on en parle dans le livre, par rapport à l’espoir qui est passif ; « esperar » en espagnol c’est attendre. Il y a un gros défaut dans l’espoir, c’est que c’est passif. Une éco-philosophe, Joanna Macy parle d’ « activ hope » – espoir actif en français -, les traducteurs ont utilisé le mot « espérance en mouvement ». L’espérance ce n’est pas attendre qu’on ait des chances de s’en sortir, en fait on s’en fout. On le fait. On est dans le brouillard, on ne sait pas si on aura des chances de s’en sortir. Mais on fait ce qui est juste, ce qui nous semble avoir du sens maintenant. Et c’est vraiment un retour au moment présent. Les Bouddhistes disent l’espoir on s’en méfie comme de la peste parce que ça nous sort du moment présent. Et l’espoir et la peur vont de pair. Et du coup, l’espérance c’est vraiment beaucoup plus ancré dans le présent, dans l’action, sur ce qui nous semble aligné, juste.
Et pour finir, la belle question sur le germe d’un dé-raidissement. J’aime bien l’expression… Parce qu’il y aurait beaucoup de chose à dire. Dignité, beauté : la beauté, c’est vraiment un guide et vraiment, on est dans une société laide. Le néolibéralisme, la poursuite de la modernité, c’est vraiment la laideur par excellence. C’est la perte de liens, de sens. La beauté, ce n’est pas juste une question d’artistes ou de bobos. La beauté, c’est aussi le chercheur biologiste qui dit ça : la beauté des équations, la beauté du vivant.
C’est de l’ordre de je sens des choses qui me touchent, en relation avec quelque chose qui me dépasse, le « grand tout » – je ne sais pas comment on l’appelle -, qu’on peut appeler le sacré. Quelque chose de sacré dans la beauté parce que ça touche quelque chose d’universel qui me relie à plus grand que moi. Moi, je suis là-dedans et c’est vraiment une pensée différente chez chacun mais il y a une base commune, un ressenti commun. Je ne pourrai pas vraiment aller plus loin. J’aimerais aller plus loin, et ça on a posé les bases de notre réflexion ; il y a des gens qui ont sûrement beaucoup réfléchi là-dessus et moi, le milieu de l’art, je ne connais pas. Mais, voilà, oui, c’est un guide.
Ce que j’ai appris des effondrements des civilisations passées, donc par Jared Diamond, d’autres archéologues, c’est qu’elles finissent toutes par s’effondrer et un des critères majeurs, un des paramètres qui provoque l’effondrement, en tout cas celui qui est commun à tous, selon Jared Diamond, ce sont les mauvaises réactions, les mauvaises prises de décision des élites au moment crucial. Alors, pourquoi prend-t-on des mauvaises décisions ? Parce qu’il y a des effets de verrouillage, de non compréhension, parce qu’on n’a pas la bonne grille de lecture. J’aime bien l’image de Bip-bip et le coyote, je ne sais pas si vous avez vu ce dessin animé ? A un moment, le coyote, qui court vite, se retrouve au-dessus du précipice et il fait « ho-ho ». Ces deux secondes où il fait « ho-ho », ça ce sont les élites en temps d’effondrement. J’aime bien. Ils sont dans leur coussin confortable, ils n’arrivent pas à sentir vraiment, ils savent, mais ils n’y croient pas trop, il y a peut-être parfois une intuition. Mais, ils sont dans un confort, une bulle qui ne leur permet pas d’être reliés au système terre et à leur intuition. Et en fait toutes les classes inférieures sont déjà en cours d’effondrement, et les classes inférieures et les autres classes que celles des humains, et les systèmes complexes et ça va les précipiter. Mais ils prennent les mauvaises décisions parce qu’ils ne sont pas exactement connectés à la situation.
En tant que biologiste, on relie ça au cycle adaptatif c’est-à-dire les quatre phases de tous les systèmes complexes, c’est-à-dire :
- croissance, tous les systèmes vivants passent par la croissance, le climax
- raidissement –cristallisation,
- effondrement,
- réorganisation,
croissance, etc. Prenons l’exemple des arbres et de la forêt, croissance, puis passage par une phase de climax, on passe ensuite par une sorte de cristallisation et du coup on est peut-être moins réactif au changement d’environnement, et là on a fait changer l’environnement. De ce fait, notre ultra-complexité, la taille de nos sociétés provoquent un raidissement – verrouillage des élites, psychologique, politique, financier -, et du coup, crac ! Ça se fissure et les réorganisations dans le monde vivant (c’est un des principes du vivant) passent par une phase d’effondrement et de réorganisation. Quand un grand chêne pousse, il y a de la croissance, je ne suis pas contre la croissance – le chêne pousse ; à un moment il est grand, il atteint les limites, il se raidit, l’environnement change, crac ! Une maladie, un coup de chaleur, il se décompose. Et la vie est magnifique parce que toutes les bases, les molécules de base de la vie se désagrègent et nourrissent la vie. La mort nourrit la vie, la mort, c’est un principe du vivant. Et nous, on a créé de la vie synthétique qui ne nourrit même plus le vivant ! Tout ce qui est artificiel. Bref ! Et du coup, la phase d’effondrement, mort, puis réorganisation, c’est là qu’on a besoin des jeunes pousses. Après l’arbre qui meurt, il y a les jeunes pousses qui prennent l’humus.
Et encore, on revient à l’humus, la décomposition, l’humilité, avec l’humus, on a vraiment une base, là. Et les jeunes pousses, elles partent dans tous les sens. Il y a plein de jeunes pousses, plein de mauvaises herbes dans nos réserves, il n’y a pas une jeune pousse qui pousse, en rang, bien alignée. C’est le désordre – le dissensus – qui est important, et la diversité. C’est la base de la biologie et de l’évolution du vivant et de la résilience. Je pense qu’on est à une phase de cristallisation des cycles adaptatifs. Je ne sais pas si en biologie ou en archéologie, on peut dé-raidir un système avant qu’il meurt ? Est-ce qu’on a pris conscience assez tôt pour pouvoir dé-raidir ? J’ai des bases, on en a parlé à un moment avec la théorie des systèmes, les physiciens qui étudient les réseaux. Ils ont découvert que les réseaux sont résilients quand on les interconnecte et à un moment, il y a un seuil et lorsque c’est trop interconnecté, ça devient vulnérable. Et, ils se sont dit OK, on tout interconnecté, tout est vulnérable, est-ce qu’on peut revenir au stade de résilience ? C’est moins efficace. Est-ce qu’on peut rendre une société un peu moins efficace mais plus résiliente. Il y a une voie, si on fait mal ça s’effondre, si on ralentit, ça s’effondre, – la finance c’est un château de cartes -, si on ralentit elle s’effondre, y-a-t-il une voie où on peut maîtriser ce petit pas en arrière qui permet de gagner en résilience ? C’est très difficile disent les physiciens, c’est encore théorique. Il y a peut-être un petit rocher à gauche sur lequel on peut s’accrocher… Peut-être ou peut-être pas…
Il y a des gens qui cherchent partout pour se protéger du « collapse ». Par exemple, des ultra-riches qui cherchent le meilleur endroit dans le monde, en Nouvelle-Zélande…
Joyeux effondrement !
Moi ce qui m’intéresse, c’est qu’en temps de catastrophes, il y a des bouc-émissaires qui s’en prennent plein la figure et en premier lieu, les étrangers. Donc en cas de chaos social, être considéré comme un étranger, c’est quand même un facteur de risque. Les humains réagissent comme ça ! Moi si je me retrouve en Ouganda, parce que c’est la forêt, c’est super ! A un moment j’ai été en Ouganda, c’est pourquoi je parle de ça, j’étais le petit blanc. Les enfants pleuraient parce que j’étais blanc. Là-bas on leur dit que le blanc c’est le père fouettard. C’est compliqué. Moi, j’ai envie de faire mon petit pas, ici dans ma culture, maintenant. C’est peut-être risqué, il y a plein de centrales nucléaires, on n’a pas abordé le dossier mais c’est compliqué. Mais voilà, j’ai envie de donner ça. J’ai un peu d’émotion en disant ça parce que moi, j’ai terminé mes études à 30 ans. L’Etat Français m’a tout donné, j’ai une dette immense en ce qui concerne l’éducation ; mon doctorat je l’ai fait en Belgique mais voilà, c’est l’Europe. C’est aussi le bac, tout, j’ai tout eu gratuit. Moi je passe ma vie à redonner et à donner dans un contre-don, ce que j’ai reçu.
Ca me touche. C’est ici.
Joyeux effondrement !
[1] Mathilde Szuba : maître de conférence à Sciences Po Lille, docteure en sociologie. Lien sur le thème du rationnement