Petit déjeuner du 18 juin 2018 avec Roland Gori
Dans son introduction, Gilbert Deleuil, Président du Conseil d’administration de Galilée.sp, a salué la présence de nombreux participants à ce petit déjeuner et remercié Roland Gori de venir présenter les réflexions et les travaux qu’il mène sur la « numérisation du monde » et ses conséquences sur « l’Homo democraticus » confronté à la montée des populismes, de la technocratie et à la toute-puissance des algorithmes.A première vue, le lien entre les recherches menées par Roland Gori et les préoccupations de Galilée.sp ne semble pas évident. Mais dans ses propos introductifs, Gilbert Deleuil a rappelé comment le « scientisme » ambiant avait envahi le service public, notamment en matière de gestion des personnels, avec le développement de la culture de la performance et du résultat, le management par les chiffres ; les pratiques administratives et sociales sont profondément transformées et il s’agit de s’interroger sur l’influence que le numérique exerce sur les rapports humains au sein même des administrations, tant au niveau des agents eux-mêmes que dans leurs relations avec le public.
La numérisation du monde : chance et risque pour la démocratie.
Roland Gori introduit son propos par deux citations, l’une d’Alexis De Tocqueville, concernant le « gouvernement des hommes », l’autre de Georges Bernanos sur le thème de la relation de l’Homme aux machines :
- « Il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l’habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire; et l’on ne fera point croire qu’un gouvernement libéral, énergique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d’un peuple de serviteurs.» (cf. « Démocratie comme despotisme », extrait de « De la Démocratie en Amérique », vol II Quatrième Partie : Chapitre VI, 1840.
- « Le danger n’est pas dans les machines, sinon nous devrions faire ce rêve absurde de les détruire par la force, à la manière des iconoclastes qui, en brisant les images, se flattaient d’anéantir aussi les croyances. Le danger n’est pas dans la multiplication des machines, mais dans le nombre sans cesse croissant d’hommes habitués, dès leur enfance, à ne désirer que ce que les machines peuvent donner. » (extrait de La France contre les robots, 1947) .
La parole et les algorithmes…
A partir de ces réflexions, Roland Gori souligne comment le numérique n’est pas seulement une technique, mais bien une métaphysique qui transforme le/la politique, l’humanité, une révolution symbolique. Il ajoute qu’il s’agit d’une véritable « conversion » – au sens religieux du terme – des croyances et des pratiques sociales. Nous sommes désormais dans un monde où les nombres prévalent sur la parole jusqu’à produire un rationalisme morbide, déraisonnable.
Or pour Roland Gori, la démocratie, c’est avant tout et surtout un gouvernement par la parole. L’Homme tend à être ce qu’il mange, or aujourd’hui, il est nourri à la grammaire du numérique et il vit, rêve et se déplace avec des algorithmes. Ce n’est plus l’Homme qui gouverne les algorithmes mais l’inverse… Ce sont les algorithmes qui, insidieusement, conduisent les hommes, à la manière de Waze (formidable application pour éviter les embouteillages), mais dans tous les domaines de la vie sociale et affective.
L’écriture numérique tend à détruire et à réduire l’expérience sensible de l’Homme à une série de comportements probabilistes, abstraits, désincarnés. Le Sujet devient alors un segment de population statistique. Les instruments, la méthode, ne sont pas neutres, ce sont des décisions prises à l’avance qui fabriquent des visions du monde.
Ni technophobe, ni technoprophète, mais…
Roland Gori porte un regard très critique sur cette relation entre l’Homme et les machines. Il se réfère aux propos du philosophe allemand Günther Anders (1902-1992)[1] « Les instruments sont des décisions prises à l’avance » (citation extraite de l’essai d’Anders « l’obsolescence de l’homme », publié en1956).
Certes, l’efficacité est là, mais elle contient également le risque majeur de la contrainte et de l’aliénation de la liberté… confisquée par les prescriptions des automatismes, ces « monstres doux » qui finissent par nous commander. A chaque « clic » sur le net, nous laissons des traces de nos pas numériques. Et à partir de là, peuvent apparaître des profils probabilistes de comportements à venir : « on » nous capte, ou pire, on nous capture pour déterminer la somme des comportements à venir sur la base des comportements passés [2].
Paraphrasant Paul Valéry, il semble, dit Roland Gori, que « nous entrons dans l’avenir à reculons » [3]
Le problème dans ce type de « programme », c’est que l’humain n’est que le reflet des comportements qu’il a eu dans le passé. Il est réduit à un avenir qui n’est plus que l’ombre du passé.
Les échelles actuarielles en psychiatrie
De qoi s’agit-il ? Selon cette méthode, on détermine le degré de dangerosité d’un individu en choisissant la solution « technicienne » plutôt que de considérer le problème sous l’angle psychologique, social, politique, anthropologique.
Encore une fois, dans ce schéma « moderne », l’efficacité est au rendez-vous et on n’a donc plus besoin de réfléchir.
Il s’agit d’établir une série d’items, d’effectuer un traitement des données (exemples : troubles sociaux à partir de quel âge, prise d’alcool ou de drogues, individu issu de l’émigration…) pour définir un « profil » et évaluer le risque que l’on prend à couvrir un individu, comme le ferait un assureur.
Or, selon Albert Camus « il y a toujours des métaphysiques derrière les méthodes » et choisir la solution technicienne n’est pas sans conséquences anthropologiques et politiques. De fait, avec ce type de solution, le déterminisme est au rendez-vous, car l’individu ne peut pas être autre chose que ce qu’il a été dans le passé. Sans compter la pression à laquelle sont soumis les tribunaux, les experts, les psychiatres pour appliquer ces fameuses échelles actuarielles… La technique devient notre destin, au sens où Napoléon disait que la géographie était le destin des batailles.
On est face à une société résignée et fataliste qui gère son capital humain en « commerçant » avisé et prudent, loin de Jaurès déclarant que ce qui caractérise l’humanité, c’est justement le refus d’un fatalisme biologique ou économique. A y regarder de plus près, on peut dire que les politiques actuel(les) ne sont pas humanistes.
L’obsession de l’évaluation
Sans doute ce qui caractérise vraiment nos sociétés actuelles. L’étude de nos profils par l’intermédiaire des « big data » permet d’établir une sorte de « portrait-robot », une carte d’identité biométrique afin de moduler les risques et par conséquent, les primes d’assurance, ce qui aboutit à une forme d’assignation à résidence probabiliste. Loin de s’appliquer au seul secteur de l’assurance, ce système a envahi bien d’autres activités humaines : pensons à ce qui se passe lors d’une embauche…
A propos de rationalité(s)…
Ce qui prévaut actuellement, c’est la « rationalité assurantielle » (Max Weber [4]), avec une fusion qui s’est opérée entre la raison juridique et formelle et la raison des affaires. Ce qui est passé à la trappe, c’est la rationalité substantielle, c’est-à-dire l’éthique, les valeurs. On a perdu le sens du sacré et les mouvements sectaires et/ou terroristes de tout poil ont pu envahir les terrains laissés en jachère…La désacralisation du monde conduit au « désenchantement du monde [5] ».
Et si l’on parlait de biodiversité ?
Roland Gori prend position en faveur de la biodiversité des savoirs, des formes de raisons, il rejette les méthodes en vigueur actuellement à l’Université et dans la Recherche où l’on privilégie la notion de production (quantité de travaux fournis) au détriment des qualités intrinsèques des chercheurs, des doctorants… « L’attente d’un nouveau pacte d’humanité s’exprime. Il exige, d’abord et avant tout, de réconcilier la politique et la culture, de sortir du «siècle de la peur» et de renouer avec l’expérience sensible d’une nouvelle révolution symbolique, qui donne au monde et à l’existence ce sens et cette cohérence politique et poétique dont nous sommes aujourd’hui orphelins… » (extrait de la 4ème de couverture du livre de Roland Gori « Un monde sans esprit La fabrique des terrorismes », Editions les liens qui libèrent)
Gouvernement de soi et des autres…
Le titre d’un ouvrage de Michel Foucault fournit à Roland Gori l’occasion d’évoquer la question du rapport entre citoyens et gouvernants, en soulignant combien « le politique est en panne d’imagination autant que de courage « , au sein d’un « monde sans esprit, d’un monde où les techniques sont devenues folles, d’un monde qui se nourrit des surenchères de la haine et du désespoir ». (extrait de la 4ème de couverture du livre de Roland Gori « Un monde sans esprit La fabrique des terrorismes », op.cit).
Que deviennent alors le bonheur et la liberté dans ce monde « numérisé » ? Comment gérer ces mutations technologiques et anthropologiques et faire en sorte que l’humanisme prenne le pas sur le scientisme ambiant, sans pour autant renoncer aux sciences et aux techniques ? Le scientisme n’est pas la science, mais son idéologisation obscurantiste.
La démocratie n’est pas soluble dans le numérique
Tel est le constat de notre invité. Pour lui, il faut faire en sorte que le numérique soit soluble dans la démocratie ! Et là, on rejoint les réflexions à mener sur les services publics, l’autorité de l’Etat…
Le problème, c’est que le numérique et la cybernétique fonctionnent tellement bien qu’on peut se passer de discuter, qu’on peut se passer de la PAROLE… Or la parole est la condition même de la démocratie.
(d’après dessin de « KiKi » site CNIL)
Désormais, la Parole laisse place à la prédiction ou à la gestion numérique. On gère les populations (et non les peuples…) de façon technocratique et on peut se demander si le numérique et les connexions qu’il permet sont de nature à renouveler la démocratie ou si au contraire ils sont de nature à assurer une transition vers la post-démocratie en liquidant la liberté.
Face à la crise de confiance des peuples, les Etats se réfugient dans un gouvernement technocratique, une administration « algorithmique », le tout soumis aux exigences des marchés avec lesquels les gouvernements technocratiques font bon ménage, suivant les principes de l’économie néo-libérale et les illusions de la physiocratie [6].
Roland Gori fait référence aux travaux menés par le sociologue et politologue britannique Colin Crouch qui a inventé et développé le concept de post-démocratie, en analysant la perte progressive du pouvoir décisionnel et de la marge d’action des États au profit des multinationales. Dans un essai publié en France en 2013 sous le titre Post-Démocratie, Ed. Diaphanes, Colin Crouch fait le constat suivant : « Plus l’Etat se désintéresse de la vie des citoyens, les rendant ainsi indifférents à la politique, plus les grandes entreprises les manipulent facilement pour satisfaire leurs intérêts et le transforme plus ou moins discrètement en une vache à lait » (p. 26).
Autre constat, issu des réflexions de Roland Gori : « La démocratie participative n’assurant plus la souveraineté d’une politique de décisions pour le peuple et par le peuple, les gouvernements confient, d’une part, aux marchés la charge d’une régulation de l’économie et, d’autre part, aux publicistes le soin de persuader, modeler, normaliser l’opinion pour qu’elle adhère à cette manière de vivre ».
On n’est plus dans le gouvernement des humains, et Bernard Maris avait bien analysé le fait qu’on confondait de plus en plus économie et économisme, ce dernier concept correspondant plus à une vision religieuse de l’économie qui tend à calibrer l’ensemble des problèmes sur ce mode de rationalité et qui débouche sur le néo-libéralisme de Milton Friedman et l’Ecole de Chicago.
Quid des Droits de l’Homme ?
« Les droits de l’homme se réduisent alors aux droits des individus isolés et concurrents, baignés dans les « eaux glacées des calculs égoïstes », pour citer Marx. Les États tendent à réduire leurs rôles et leurs fonctions, alors que l’autorité de la démocratie repose sur l’Etat et les missions d’intérêt général » (notions d’Etat- providence, Etat-social).
Société politique et société civile.
Le politique a de plus en plus tendance à s’effacer voire à disparaître au profit de communautés diverses et variées qui assurent les tâches sociales effectuées jusque-là par les Etats. On peut penser que le « big data » livrerait alors « une cartographie suffisante des opinions et des comportements individuels et de masse pour permettre au pouvoir d’administrer des populations, au profit des marchés mondialisés ». Le désistement du politique est conciliable avec un hédonisme et un individualisme de masse. Nos sociétés de consommation et de spectacle peuvent offrir le plaisir de masse en lieu et place du débat démocratique et de l’engagement citoyen. L’hédonisme, selon Hannah Arendt, est une forme de dépolitisation du monde.
Dès lors, Roland Gori s’interroge : la gestion algorithmique des nations signe-t-elle la fin des principes démocratiques, et ce d’autant plus que s’effacent les frontières territoriales au profit d’une re-territorialisation par le cyber-espace ?
A la conquête de la liberté ?
S’il n’y a pas de recette miracle pour sortir de ce « meilleur des mondes [7] » technologico-numérique, il existe néanmoins des « outils » capables de favoriser la conquête de la liberté.
Se référant aux Lumières, Roland Gori cite l’injonction de Kant : « Aie le courage de savoir, sors de l’état de minorité dans lequel tu te complais toi-même, Ne te fie qu’à ta raison critique et à ta loi morale » (1784).
En 1848, lors du « Printemps des peuples », ce message de liberté prend tout son sens, jointàlanotion, au principe, de responsabilité.
Reste cependant la contradiction entre le message libéral de philosophie de l’émancipation et les exigences de la révolution industrielle de la fin du 19ème siècle qui transforme les gens en instruments, en machines ; « tout se passe comme si le lieu de la décision passait de l’Etre et de l’ouvrier vers le mode d’emploi de la machine qui lui prescrit des modes de comportement fragmentés » (extrait de grand entretien avec Roland Gori), ce qui n’est pas de nature à favoriser l’émancipation !!
Du coup, à l’ère des masses et du taylorisme, le message de Kant ne parvient à concerner qu’une infime partie de la population. « La sociologie de Durkheim, la psychologie sociale avec Tarde, la psychologie des foules de Lebon, la psychanalyse avec Freud, mettront bientôt en évidence que le sujet ne se gouverne pas lui-même, qu’il est pris par de lois sociales et économiques, mais aussi déterminé par des lois psychologiques, écologiques, génétiques etc. Il est tout sauf autonome » (ibid.).
Tolérance Zéro…
Pour illustrer la perte de substance de liberté constatée au cours des dernières décennies, Roland Gori fait référence à la notion de « tolérance zéro », qui s’est transformée en loi, d’abord aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne pour être adaptée et adoptée ensuite en droit français. Quelle définition donner à ce concept ? Voici celui trouvé sur le site : « La tolérance zéro désigne une stratégie politique, policière et judiciaire qui vise à judiciariser de nombreuses incivilités susceptibles d’affecter l’ordre social urbain en vue de les éradiquer ». (Shirley Roy, L’itinérance en questions, 2007).
Ce dispositif consiste à déférer devant les tribunaux les fauteurs de troubles sociaux mineurs (injures, altercations provoquées le plus souvent par les effets de l’alcool) pour les sanctionner sans délai (amendes, emprisonnement, port d’un bracelet électronique permettant de contrôler l’alcoolémie toutes les demi-heures…). Cependant, à Londres, comme le souligne Roland Gori, ce ne sont pas les alcooliques les plus « sérieux », les plus malades qui sont concernés par cette loi …Mais « ceux qui exagèrent un vendredi ou un samedi soir et qui se retrouvent dans des délits liés à l’alcool, par exemple des bagarres. Plutôt que les emprisonner, on peut les « aider » avec cet appareil, je crois que c’est moins cher et plus efficace » (propos de Boris Johnson, alors maire de Londres, rapportés par le journal Le monde en 2014).
L’éducation, le soin, c’est la machine ! Elle vient remplacer la conscience morale et politique, elle est un Surmoi que l’on porte à la cheville… et que l’on peut enlever avec facilité ou porter à vie !
Et le recours à ce type d’appareil fait florès dans d’autres secteurs : dans les maisons de retraite, pour les « bambins fugueurs des crèches » (sic), les policiers exemplaires, les personnels dévoués à l’entreprise, les étudiants réfractaires, etc…
La fabrique du nouveau lien social
Dans ce qui vient d’être indiqué, il ne s’agit pas seulement de dispositifs ou de moyens techniques, mais de manière de gouverner, d’aider, de soigner, d’éduquer et de vivre. A la place de la réflexion personnelle et/ou de la conscience morale, nous avons la technique, ce que Camus nommait « la terreur rationnelle ». Face à cette terreur rationnelle, Roland Gori voit comment « on risque de faire l’impasse du droit à la pensée, à celui de l’humanité c’est-à-dire le rêve, la fantaisie, l’imagination, la morale par rapport à autrui, la politique et la spiritualité qui englobe la religion » (document PDF accessible en cliquant ICI).
Alors un dispositif tel que le bracelet électronique est-il réellement efficace ? Lorsque les gens portent le bracelet, moins de 5 % récidivent, mais lorsqu’on leur enlève le bracelet en question, la moyenne des récidives rejoint la moyenne générale… Cela signifie alors qu’un délinquant (ou plutôt un « anormal ») est condamné à porter le bracelet… à vie !Il y a alors une normalisation du monde qui est possible, ce qui correspond à une nouvelle forme de totalitarisme, ce que Pasolini qualifiait de « technofascisme ». C’est une révolution anthropologique majeure, car elle remet en question les pratiques des grands républicains de gauche ou de droite qui s’adressent à la conscience morale de l’individu, à son intelligence et à sa capacité de débattre avec les autres pour finalement décider, ce qui est bien la meilleure définition de ce qu’est la démocratie !
La bonne décision se trouve en aval du débat, en faisant le pari sur la parole, après avoir « rapatrié » l’ensemble des conflits pour pouvoir les exprimer, les résoudre dans des débats contradictoires. On doit pouvoir s’opposer sans s’exterminer. On doit pouvoir reconnaître la diversité des cultures, des modes de pensée. La démocratie passe par la reconnaissance par l’Autre. Pour Hannah Arendt, « la liberté requiert la présence d’autrui ». Si l’Autre n’existe pas, il n’y a pas de liberté. Rencontrer son semblable dans « les quartiers numériques » (sic), c’est perdre la substance d’autrui et perdre sa propre substance ontologique. Ainsi, les dictateurs et les tyrans ne sont pas libres, puisque pour eux l’Autre n’existe pas.
Dans un monde interconnecté, à l’ère de la maison intelligente, de la voiture intelligente, de la ville intelligente, l’Homme est… superflu ! On en revient à ces concepts d’obsolescence de l’homme et des « instruments qui sont des décisions prises à l’avance » qui se trouvent au cœur des travaux de Günther Anders (voir plus haut).
Le défi à relever pour l’homme à ce moment de son histoire, est donc bien de s’approprier le numérique au lieu de s’y soumettre. Encore une fois, la technologie et le numérique doivent être à notre service et non l’inverse. Il n’est pas question pour Roland Gori de renoncer aux apports des nano-technologies, par exemple dans le domaine médical, et/ou chirurgical, car il s’agit là de vrais progrès.
L’apprentissage de la vertu
Tout d’abord un petit détour par la devise républicaine pour faire le lien entre ce qui vient d’être mentionné à propos de la liberté et les deux autres termes du triptyque. Pour cela, Roland Gori reprend une citation d’Henri Bergson : « [la démocratie] proclame la liberté, réclame l’égalité et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont sœurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité [8]».
Face à la bi-polarisation proposée en politique en utilisant seulement les deux premiers termes de la devise (libéralisme/égalitarisme), il ne faut pas oublier la troisième valeur fondamentale : la fraternité.
La Grèce antique fournit une large matière à réflexion dans le domaine particulier de cet apprentissage de la vertu. On peut en juger par cette autre citation de Simone Weil extraite de « l’Iliade ou le poème de la force » : « nous ne sommes géomètres que devant la matière, les grecs furent d’abord géomètres dans l’apprentissage de la vertu » (1939/1940) (lien pour l’intégrale de l’essai http). Il s’agit de renouveler, de réinitier les dispositifs d’apprentissage de la vertu.
Otaku et Hikikomori…
Pour Roland Gori, les symptômes dans une société donnée expriment ses valeurs. Les souffrances psychologiques et sociales s’expriment dans les enveloppes formelles d’une culture. Ce ne sont pas les symptômes qui sont des constructions sociales, mais les diagnostics qui sont posés.
Si l’on s’intéresse à notre manière de vivre, il faut voir à quelles pathologies psycho-sociales nous sommes confrontés. Roland Gori prend alors les exemples de l’otakisme (années 90 au Japon) et des hikikomori, phénomène plus récent.
- Les otakus sont généralement des hommes jeunes qui vivent quasiment uniquement dans un logis informatique, refusant les pratiques sociales ordinaires, organisant leur vie de manière hyper-technique. Ce phénomène constitue une sorte de « cyber-société » accompagnée d’une cyber-sexualité, d’une cyber-communauté, le tout étant totalement désincarné et ne passant plus que par le numérique. Il s’agit d’une pratique de vie alternative au sein de laquelle le cyber-espace est préféré au monde réel et concret. « La vie en réseau leur permet de se cacher les uns des autres tout en étant étroitement connectés. Ils sont ainsi toujours connectés, mais la plupart du temps isolés ». Roland Gori suggère que « cette « phobie sociale » illustre moins une angoisse du monde extérieur que l’implication relationnelle et affective qu’il exige et que cette évasion dans un monde interconnecté dans lequel les êtres virtuels sont préférés aux êtres de chair et de sang, devient plus fréquente qu’on ne le croit. Le problème de notre relation aux êtres numériques s’insère dans un rapport au monde en général qui tend à réduire les communications humaines à des comportements et à des interactions, et à modeler l’humain sur l’artefact de la robotique ». (extrait du compte-rendu des rencontres internationales de l’IGPDE du 06/06/18 document en format PDF disponible en cliquant ICI ).).
Le terme «Otaku » en japonais a deux sens :
- Cela signifie « la maison » (chez moi)
- Cela signifie aussi « Vous » (ce qui permet de maintenir la distance, de s’isoler…)
Ces pratiques aboutissent à ce que Roland Gori désigne appelle «une désertification du monde » où l’Autre n’est plus qu’un paquet d’informations. Un « paquet » que l’on peut supprimer, mettre à la poubelle… à la manière d’un fichier d’ordinateur dont on ne veut plus…
Le rapport « charnel » a disparu et du coup, faute de contact avec autrui, je perds le lien avec mon propre corps.
- Les Hikikomori sont, selon Roland Gori, des « otakus amplifiés» (sic) et là, on entre dans le champ pathologique : il s’agit d’adolescents ou de jeunes adultes qui pendant des années décrochent de toute relation sociale, professionnelle, familiale, et qui vivent uniquement dans ce monde éthéré du cyber-espace et du numérique. Pour autant, ces « hikikomori » n’entrent dans aucune des classifications pathologiques usuelles : ce ne sont pas des autistes, des bi-polaires… Côté symptômes, « l’hikikomorisme » se manifeste notamment par : l’a-pragmatisme, l’absence d’émotion, d’empathie pour autrui, la perte de relations sociales.
Pour sa conclusion, Roland Gori choisit d’évoquer André Malraux et ses réflexions sur la spiritualité, la place des dieux dans la société. «Le drame de la civilisation du siècle des machines n’est pas d’avoir perdu les dieux, car elle les a moins perdus qu’on ne dit : mais d’avoir perdu toute notion profonde de l’Homme [9] ».
Et Roland Gori de clore son propos par une autre citation de Malraux : « Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintégrer les dieux. »
Cela nous conduit à nous poser à nouveau des questions telles que qu’est-ce-que l’Homme ? Qu’est-ce-que la démocratie ?
De nombreuses prises de paroles sont venues compléter ce riche exposé qui aura permis à chaque participant de prendre la mesure de la place du numérique dans tous les domaines de notre vie personnelle, affective, sociale, professionnelle, mais aussi de trouver les moyens de « récupérer cette capacité de l’humain de créer, c’est-à-dire non pas de se conformer, non pas de s’assujettir à des normes et à des prescriptions ou à des protocoles d’évaluation, mais d’innover et de créer [10] ».
Et sans doute, au final, de mieux prendre conscience, s’il en était besoin, qu’il faut savoir « déconnecter pour penser, déconnecter pour être libre » !
[1] Sur Günther Anders : https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%BCnther_Anders
[2] Alain Souchon évoque ces phénomènes dans sa chanson « Foule sentimentale » dont voici un extrait :
« Il se dégage
De ces cartons d’emballage
Des gens lavés, hors d’usage
Et tristes et sans aucun avantage
On nous inflige
Des désirs qui nous affligent »
https://www.youtube.com/watch?v=7k9j7TQbNlg
[3] In « La Politique de l’esprit, Le bilan de l’intelligence » (Variété III)
[4] « la rationalisation des activités sociales d’après Max Weber » document PDF disponible en cliquant sur ce lien
[5] Titre du livre de Marcel Gauchet, d’après l’expression de Max Weber pour désigner le processus de recul des croyances religieuses et magiques au profit des explications scientifiques.
[6] Physiocratie : https://www.universalis.fr/encyclopedie/physiocrates/#i_0 : « Cette « école d’économistes occupe une place éminente dans l’histoire de la pensée économique, puisqu’elle marque une vive réaction contre un mercantilisme dépassé et qu’elle peut être considérée comme la première manifestation de la pensée scientifique libérale ». )
[7] En référence au roman d’Aldous Huxley (1932)
[8] Suite de cette citation : « (…) Qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour. ( … ) Les objections tirées du vague de la formule démocratique viennent de ce qu’on en a méconnu le caractère originellement religieux. Comment demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions nouvelles où deviendront possibles des formes de liberté et d’égalité aujourd’hui irréalisables, peut-être inconcevables ? On ne peut que tracer des cadres, ils se rempliront de mieux en mieux si la fraternité y pourvoit. » Henri Bergson « les deux sources de la morale et de la religion » (1932)
[9] In André Malraux, 1955, L’Express, 21 mai 1955.
[10] In https://cdn.reseau-canope.fr/archivage/valid/contenus-associes-entretien-avec-roland-gori-N-16452-26307.pdf
ANNEXES
Références bibliographiques
Ouvrages récents de Roland Gori :
A paraître en septembre 2018 :
Autres références : (ouvrages cités par Roland Gori au cours de son exposé) :