par Bernard Zahra
Les Lumières- avec ou sans majuscules – oscillent depuis leur origine entre un contexte historique très particulier- celui des transformations économiques et sociales, intellectuelles et politiques du XVIIIème siècle en Occident- et une catégorie historique universelle qui s’oppose de façon générale à des ennemis multiformes et constants : l’obscurantisme , le fanatisme, l’absolutisme.
Cependant les lumières n’ont jamais prétendu incarner un bloc doctrinal homogène ni un « totem intellectuel » intouchable. Leur diversité est aussi grande que les lignes de force qui les fédèrent.
Accusées d’être porteuses d’un masque ou d’un faux nez universaliste au service de l’impérialisme occidental, les Lumières n’ont pas cessé d’inspirer, à la croisée des chemins de l’histoire et de la politique, des critiques et des recherches internationales très nombreuses.
Les Lumières peuvent-elles s’extraire d’une approche européocentrique, moderniser les civilisations sans les occidentaliser ?
Le présent article se limite à proposer des pistes de réflexions, en laissant à chacun la liberté d’approfondir à sa convenance une problématique complexe dont l’actualité reste sensible.
Les Lumières ne se sont pas cristallisées en un bloc doctrinal homogène.
« La Révolution est un bloc » : le mot fameux de Clemenceau le 29 janvier 1891 à la Chambre des députés ne s’applique pas aux auteurs du siècle des Lumières qu’il connaissait bien. Très différents les uns des autres sur le plan intellectuel, philosophique et personnel, ceux-ci n’ont jamais présenté en effet de projet cohérent, philosophique et politique, partagé. Entre les athées Helvétius et d’Holbach et les déistes Rousseau et Voltaire, rien de commun ; Rousseau et Voltaire se détestaient, même si les révolutionnaires ont voulu leur rendre hommage en déposant au Panthéon leurs dépouilles non loin l’une de l’autre. Eprouvant l’ignorance ou l’incompréhension de la « multitude » à laquelle l’Encyclopédie a consacré un article, confrontés à la censure des autorités, impuissants devant l’égoïsme conservateur des notables, tous les philosophes ont exploré, chacun à sa façon, leurs voies au nom des Lumières.
Rousseau cultive son idéal démocratique en élaborant une Constitution pour la Corse, en conseillant en 1782 aux Patriotes genevois de s’exiler pour créer ailleurs une Cité nouvelle plutôt que d’accepter la domination d’Oligarques qui refusent de leur reconnaitre une citoyenneté égale pour tous les habitants de Genève. Voltaire et Diderot recherchent auprès de « despotes éclairés », Frédéric de Prusse et Catherine de Russie, une hypothétique alliance entre la raison et l’autocratie. Choderlos de Laclos, dans « les Liaisons dangereuses » retrace de savantes stratégies de séduction libertine tandis que Sade, anti-Lumière qui se réclame des Lumières, exalte une jouissance inséparable d’une domination et d’une violence criminelles dont il justifie les ressorts.
Les voies et moyens d’échapper à la censure ont été également très variables selon les auteurs. Prudemment installé près de la frontière suisse au château de Ferney, Voltaire s’applique, à travers de nombreux pseudonymes, à récuser officiellement ses écrits tout en faisant connaitre, dans le cercle de ses proches, qu’il en est bien l’auteur. Montesquieu dans ses « Lettres persanes » utilise la force ironique d’un regard étranger pour critiquer les travers de la société française. Helvétius préfère écrire sous le couvert de l’anonymat ses plaidoyers pour l’athéisme, tout au contraire de Rousseau qui, lui, revendique crânement ses ouvrages condamnés , « le Contrat social » et « l’Emile », en se condamnant lui-même à une vie d’errances. Désespéré de n’avoir pas le courage de Socrate, Diderot, maitre d’ouvrage d’une Encyclopédie tantôt tolérée tantôt censurée, refuse de s’exiler loin des siens, malgré les objurgations de Voltaire, préférant écrire secrètement pour des éditions posthumes destinées,« du fond de la tombe », aux générations futures.
Au-delà de différences qui s’inscrivent dans une époque, les lignes de force fédératrices des Lumières demeurent très actuelles.
L’optimisme éducatif.
C’est toute l’ambition de « l’Encyclopédie », l’espoir d’un progrès rapide de « l’instruction générale » pour élargir la « sphère des lumières »( Avertissement rédigé par Diderot en 1765). Contrairement à une « légende noire » qui les métamorphose en élite réfractaire à toute éducation du peuple, les philosophes croient au « bon sens »[1], notion héritée de Bayle et des auteurs hollandais, qui rend les individus capables d’accéder à quelques vérités simples et d’être ainsi éclairés. Tout en s’opposant à ce que la science elle-même soit remise en cause, Condorcet, acteur des Lumières dans la Révolution française, annonce l’émancipation de tous par l’éducation dans sa fameuse « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » qu’il ne cesse de rédiger jusqu’à son arrestation le 29 mars 1794.
A la recherche du public contre les manipulateurs d’opinion
Difficulté pour les philosophes plus grande encore que la censure, la manipulation de l’opinion publique sévit -déjà !- au XVIIIème siècle. Le développement de l’alphabétisation, la multiplication des livres de qualité très inégale, la prolifération de journaux porteur de fausses nouvelles et de libelles calomniateurs, la commercialisation des ouvrages et leur publicité façonnent en effet un espace public qui inspire à Rousseau, avec sa sensibilité extrême, une inquiétude partagée par tous les philosophes y compris Voltaire[2] : « le public est trompé, je le vois, je le sais ; mais il se plait à l’être et n’aimerait pas à se voir désabuser »[3]. En lisant un tel texte comment ne pas songer à notre époque submergée d’un flot d’informations continues, instantanément charriées sans être réfléchies ?
Que faire alors pour retrouver, au-delà de la société du spectacle, le public?
Dans son ouvrage utopique « l’An 2440, rêve s’il en fut jamais » Louis-Sébastien Mercier en 1771 imagine un Paris idéal où les bibliothèques se réduiraient à quelques ouvrages de qualité puis critique, quelques années plus tard, Voltaire lui-même qui se donne en spectacle auprès d’un comédien lors d’une fête en son honneur à la Comédie française « comme si l’âme d’un écrivain n’était pas encore plus dans ses écrits que sur sa physionomie »[4]. Entreprise monumentale éditée de 1751 à 1772 sous la direction de Denis Diderot et d’Alembert « L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers » a l’ambition ultime d’être le livre authentiquement utile afin d’affranchir l’opinion publique des bruits parasites qui obscurcissent son discernement.
L’ambition d’un humanisme universel.
Sur la scène plurielle de débats et d’interrogations suscités par l’ébranlement de sociétés traditionnelles, les Lumières, à travers la problématique de leur modernité au XVIIIème siècle et malgré leurs contradictions et leurs limites, invitent les générations futures à approfondir la modernité en critiquant, partout et toujours, pour réformer la société et les autorités publiques.
Voltaire reproche à l’histoire providentialiste de Bossuet d’oublier les trois quarts de l’Univers : « trop d’horreurs déshonorent les grandes actions des vainqueurs de l’Amérique » [5] . Dans « Candide » (1758) , Voltaire fait parler éloquemment un esclave du Surinam, mutilé suite aux mauvais traitements infligés par son maitre :« C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe »[6] . Voltaire ajoute en 1761 à son « Essai sur les mœurs » un chapitre « Esclavage » où il s’exclame : « Après cela nous osons parler du droit des gens ! ». Son fameux exorde dans Candide : « Cultivons notre jardin ! » va bien au-delà de la sagesse minimaliste qui lui est traditionnellement attribuée en oubliant son invitation à consommer des denrées simples produites localement, loin des empires coloniaux.
Helvétius va dans le même sens que Voltaire : « On conviendra qu’il n’arrive point de barrique de sucre en Europe qui ne soit teinte de sang humain »[7]
« L’Histoire philosophique du commerce et de l’établissement des Européens dans les deux Indes » de l’abbé Raynal est une somme encyclopédique qui rencontra un grand succès d’abord en 1770 puis lors de ses rééditions en 1774 et 1780. L’auteur y vante les bienfaits du commerce international tout en dénonçant les férocités coloniales européennes. Proche de Choiseul mortifié par la défaite de la France face à l’Angleterre au terme de la guerre de Sept ans, l’abbé Raynal prône un cosmopolitisme humanitaire et eurocentré où les Français pourraient montrer la voie d’une « colonisation douce » en attendant l’émancipation des esclaves.
L’influence de Raynal fut immense. En 1780 José Gabriel Condorcanqui Noguera surnommé Tupac Amaru II décide de supprimer l’esclavage des Noirs dès le début de son insurrection contre les représentants locaux du roi d’Espagne dans la vice-royauté du Pérou et la vice-royauté du Río de la Plata. A Saint-Domingue l’influence de l’abbé Raynal sur Toussaint Louverture fut réévaluée par ses lieutenants qui proclament le 1er janvier 1804 l’indépendance d’Haiti, première décolonisation française. Jean-Baptiste Belley le premier député noir qui plaide avec succès à l’Assemblée nationale en 1794 la cause de l’abolition de l’esclavage, aux côtés de ses collègues députés de Saint Domingue, l’un sang-mêlé, l’autre blanc, est représenté debout appuyé sur le buste de l’abbé Raynal dans le fameux tableau peint par Girodet-Trioson en 1798, aujourd’hui visible au Musée de l’Histoire de France à Versailles.
Même si les Lumières ont marqué l’histoire de l’Occident au sens large, en particulier celle de l’Europe, l’histoire mondiale ou globale nous invite aujourd’hui à réfléchir sur des interconnections qui reflètent, sans causalité mécanique d’une contrée à l’autre, l’influence des Lumières dans tous les continents.
- L’esprit des Lumières influence la vie politique danoise à la fin du XVIIIème siècle. L’action réformatrice de Struensee de 1770 à 1772 atténue les rigueurs du servage au Danemark, prépare les esprits à la première abolition nationale de la traite négrière réussie dans un pays d’Europe, par von Schimmelmann à partir de 1792.
- A Londres en 1789 le Nigérian Olaudah Equiano, surnommé Gustav Wasa, publie avec un grand esprit commercial par souscriptions l’autobiographie de sa vie d’esclave, un « bestseller » traduit en plusieurs langues qui devient un puissant catalyseur international au service de la cause abolitionniste. En France en cette même année 1789, quelques cahiers de doléances réclament l’abolition de l’esclavage. Les abolitionnistes blancs et noirs antiesclavagistes font cause commune en Angleterre et aux Etats- Unis.
- A l’ère Meiji Le Japonais Fukuzawa Yukichi( 1835-1901) publie à partir de 1872 un ouvrage très lu « l’Appel à l’étude » où il montre la dimension universelle de la civilisation qui repose sur la science et critique des collègues japonais fascinés par un « modèle » occidental dont il s’inspire seulement pour les voies et méthodes utilisées : « l’Occident n’est pas pour lui un modèle mais un raccourci »[8].
Cet ouvrage très lu au Japon associe :
– une réflexion sur la civilisation dont Yukichi construit une conception universelle plus large que celle de l’ « Histoire de la civilisation en France » publié par François Guizot en 1840,
– un appel pragmatique à faire des études pratiques pour conquérir l’indépendance, nationale et personnelle, des Japonais,
– une ouverture aux inventions techniques de l’Europe transmises au Japon par les Néerlandais,
– une grande sensibilité aux inégalités et à la place majeure de l’éducation populaire.
Dans cet esprit éclairé sans être occidentalisé, l’ère du Meiji modernise le Japon avec une série de mesures-clés,
- En 1912 Sun Yat Sen (1866-1925), dont la mémoire est honorée aujourd’hui aussi bien par Pékin que par Taiwan, devient le président de la première République chinoise.
Dans ses interventions publiques, Sun Yat Sen défend « les trois principes du peuple » : la démocratie libérale, le patriotisme et la justice sociale. Dans la même inspiration, le Mouvement du 4 mai 1919, qui mobilise des étudiants et des entrepreneurs, oriente la révolution dans un sens modernisateur et démocratique : « le 4 mai c’est une sorte de «mouvement des lumières chinois», d’Aufklärung qui met en avant des idéaux aussi éminemment raisonnables que la Science et la Démocratie »[9]
L’année 1923 est le début du premier mandat présidentiel de Mustapha Kemal Atatürk (1881-1938), soldat d’exception, homme politique patriote et réformateur , homme d’Etat républicain et laïc.
Comme le Japonais Yukichi, Mustapha Kemal modernise son pays en s’inspirant de plusieurs pays occidentaux sans rechercher un quelconque modèle européen qui s’imposerait à la « turcité » civilisatrice qu’il construit avec énergie et prudence. Il apprécie certes les philosophes des Lumières et admire la Révolution française, cependant il s’inspire de mesures qui lui paraissent utiles à son pays, provenant d’ Etats européens différents, tout en remplissant avec fermeté.sa « feuille de route » patriotique et républicaine au service de la modernité turque. Mustapha Kemal, qui respecte la foi dominante parmi ses compatriotes, veille à ce que la religion ne domine pas l’Etat, et cela dans l’esprit du Concordat de Napoléon 1er dont le régime juridique lui parait mieux adapté aux besoins de sa nation que la séparation de l’Etat et des Eglises selon la loi française de 1905.
Les critiques post-coloniales et « déconstructrices » des Lumières, naguère à la mode, méritent aujourd’hui d’être relativisées.
Sedar Senghor député français puis Président du Sénégal associait les cercles de la négritude, de la francophonie et les valeurs des Lumières. Contempteur des Lumières dans les années 1970, Michel Foucault infléchit sa pensée jusqu’à son cours au collège de France le 5 janvier 1983 intitulé « qu’est-ce que les Lumières ? » que le Magazine littéraire publie quelques semaines après sa mort en 1984. La pensée de Michel Foucault s’y révèle alors ouverte, après un long cheminement personnel, à l’esprit de modernité des Lumières.
Pap Ndiaye, historien français aujourd’hui directeur général de la Cité de l’immigration à la Porte Dorée, invite à resituer des auteurs qui se réclament de la « cancel culture » et du « wokisme », classés parfois trop rapidement parmi les courants de pensée anti-Lumières, dans le temps long des luttes émancipatrices universelles pour les droits civiques dans tous les continents.
En conclusion « nous sommes tous des enfants des Lumières même quand nous les attaquons » comme l’a écrit justement Tzvetan Todorov[10] . Le titre d’un ouvrage érudit de l’Américain Steven Pinker psychologue de Harvard, résonne comme un mot d’ordre international : « Enlightenment now[11] ».
Comment s’incarne l’esprit des Lumières aujourd’hui ? Au-delà de telle ou telle expertise, historique philosophique ou autre, il s’agit d’abord d’une manière d’être : problématiser en nuançant, savoir recourir à la fiction pour mieux se faire comprendre, manier l’ironie, apprécier la narration historique, chérir le dialogue, mélanger le scepticisme et l’optimisme, la combativité et la gaieté, l’ironie et l’enthousiasme.
Que vaut l’héritage des Lumières aujourd’hui ? Filons la métaphore économique de « l’héritage » : à la différence d’un dépôt en rentes d’obligations qui généreraient des revenus fixes, les Lumières invitent à choisir des actions, celles d’entreprises locales et plurielles, critiques et imaginatives, collectives et personnelles. Ici la valeur ajoutée se risque à l’échelle humaine sans aucune garantie fixée une fois pour toutes.
Bernard Zahra
Administrateur général honoraire/ Directeur du pôle gouvernance publique du cabinet Gouvernance et valeurs / Titulaire d’une maitrise d’histoire, participant au séminaire doctorant dirigé par Pierre Serna Professeur d’Histoire de la Révolution française à l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne. Membre du Conseil d’administration de Galilée.sp.
[1] Le « bon sens » se distingue alors du « sens commun » dont l’usage est plus conservateur sous la plume d’auteurs écossais de cette époque avant que Thomas Paine, anglo-américain et député français sous la Révolution française, fasse la synthèse des deux expressions en 1776 à Philadelphie dans son ouvrage « Common Sense » qui justifie les principes de l’Indépendance américaine.
[2] « la multitude des livres nouveaux qui ne nous apprennent rien, nous surcharge et nous dégoûte »
(lettre de Voltaire à Diderot 8 décembre 1776)
[3] Jean-Jacques Rousseau, Rousseau juge de Jean Jacques Œuvres complètes Classiques Garnier édition de 2015 Tome I page 940.
[4] L-S Mercier « Triomphe de Voltaire. Janot », Tableau de Paris (1778).
[5] Essai sur les mœurs et l’esprit des nations et sur les principaux faits de l’histoire depuis Charlemagne jusqu’à Louis XIII 1756 édité par Robert Pomeau Paris Classiques Garnier 1963 Tome I p 330
[6] « Candide » dans « Romans et contes de Voltaire » édités par Robert Pomeau Paris Flammarion 1969 page 222
[7] « De l’esprit » Paris édition Durand 1756 page 25
[8] Christian Galan, professeur de langue et civilisation japonaises à l’université Toulouse Jean Jaurès traducteur et présentateur de l’Appel à l’étude Paris les belles lettres 2020
[9] Lucien Bianco « Aux origines de la Révolution chinoise 1915- 1949 » édition de 2019 page 65
[10] « l’esprit des lumières » Paris Robert Laffont 2006
[11] Traduit en français « le Triomphe des Lumières » Paris les Arènes, 2018