Elisabeth Javelaud était l’invitée du petit déjeuner « ZOOM » du 27 mai dernier. Nous reproduisons ici le texte de son intervention qui portait sur le thème suivant : La transition, en actions concrètes.
Définir la transition…
Une approche de la notion de transition
Il s’agit du « processus de transformation au cours duquel un système passe d’un régime d’équilibre à un autre régime», (d’après Dominique Bourg et Alain Papaux, Dictionnaire de la pensée écologique, Article ‘Transition’, 2015) ». Ce n’est donc pas un simple ajustement mais une reconfiguration fondamentale du fonctionnement et de l’organisation d’un système. Les transitions peuvent être écologique, énergétique, sociale, solidaire, économique, démocratique, numérique, etc.
Il nous faut donc choisir un domaine de transition
Dans ce champ extrêmement vaste de la transition, je vous propose de nous centrer sur les villes et villages en transition, pour trois raisons :
- parce que ce champ de transition s’est concrétisé sur les territoires depuis une quinzaine d’années, il est donc bien appréhendé ;
- parce que nous voulons vous raconter notre propre expérience et le site qu’elle a engendré, désormais hébergé par Galilée ;
- parce que les services publics y jouent un rôle de plus en plus important, voire structurant.
En fait, cette dynamique de transition sur les territoires est intéressante en ce qu’elle est un projet collectif systémique dont on voit d’ores et déjà les résultats.
Petit historique : le Mouvement des villes en transition est né en Grande-Bretagne en 2006 dans la petite ville de Totnes. L’initiateur est un enseignant en permaculture Rob Hopkins. Avec ses étudiants, il avait créé le modèle de Transition dans la ville irlandaise de Kinsale dès 2005.
Ainsi est né le Mouvement des villes en transition qui a ensuite essaimé de façon exponentielle.
Il y a aujourd’hui plusieurs milliers d’initiatives de Transition dans une cinquantaine de pays, dont plus de 150 en France.
La démarche des initiatives de Transition est résumée dans un Manuel de Transition largement diffusé en ligne [1]. Elle est portée par un réseau dense et différents sites sur Internet.
5 objectifs constants
Si chaque collectivité locale, en démarche de transition, doit trouver par elle-même les solutions qui lui conviennent, en fonction de ses ressources et de ses enjeux, au moins cinq objectifs sont constants :
1. réduire fortement, tant individuellement que collectivement, la consommation d’énergie d’origine fossile des citoyens et de la collectivité, et développer l’usage des énergies renouvelables ;
2. faire évoluer le bâti -que ce soit l’habitat individuel comme les bâtiments publics- pour aller vers une réduction de la consommation énergétique, c’est ce que l’on nomme la transition bas carbone, et mettre en place des écoquartiers construits dès l’origine en bas carbone ;
3. renforcer la résilience de son territoire grâce à sa capacité à absorber les chocs à venir, par une relocalisation de la production alimentaire, des productions indispensables (on le voit avec la crise sanitaire actuelle) et faire de même pour des pans entiers de l’économie locale, qu’il s’agit de déterminer collectivement, par exemple réorganiser les transports en commun, se réapproprier la distribution d’eau potable, etc.
4. renforcer les liens, les solidarités et la coopération entre l’ensemble des acteurs du territoire ; on retrouve là les travaux de Pablo Servigne sur la question de l’Entraide qui montrent qu’en s’organisant collectivement, on répond plus efficacement aux bouleversements provoqués par les chocs et les crises ;
5. acquérir en l’anticipant, les compétences qui deviendront nécessaires au renforcement de l’autonomie de chaque individu et de la collectivité. Par exemple dans le cadre de l’autonomie alimentaire, des formations collectives au maraîchage, à la conservation des aliments sans énergie, de très nombreux programmes d’initiation et de formation sont organisés.
En fait, l’initiative de Transition est une sorte de catalyseur d’actions concrètes qui souvent existaient auparavant parfois de façon collective, comme des regroupements d’achats locaux, des jardins partagés, des monnaies locales, des recycleries, l’organisation de conférences inspirantes, des fêtes conviviales, etc. mais aussi la réactivation des projets dormants. Il s’agit alors de soutenir et de valoriser les réalisations portées par les individus et les associations, les entreprises et les collectivités locales…
L’objectif est d’aller vers une convergence entre les initiatives citoyennes et les actions des pouvoirs publics sur les territoires.
La création d’un site internet, qui, mis en sommeil, vient de rejoindre Galilée.sp
Quand le projet a démarré en 2017, les initiatives de démarches de transition foisonnaient déjà dans l’Hexagone, certaines étaient très abouties alors que d’autres commençaient à peine. Nous rencontrions des élus communaux, des citoyens engagés dans des actions collectives sur leur territoire qui cherchaient des modèles concrets. Dans un premier temps, nous nous sommes dit que collecter des expériences et les diffuser, en montrant les processus à l’œuvre, permettrait de répondre à cette demande.
Mais, très rapidement, nous avons eu l’intuition que ces initiatives de citoyens et souvent d’élus, qui se multiplient sur les territoires, ce parfois depuis plusieurs décennies, sont le terreau encore insuffisamment visible d’une mutation globale de société, dans laquelle les acteurs de changement se prennent en main et passent à l’acte.
Nous avons choisi le support associatif pour porter une base de données collectant des informations et des témoignages puis de les diffuser au plus grand nombre.
Un site a été créé et dénommé « Alter-initiatives [2] », il rassemble :
- des séries d’articles, des prises de position, des analyses, des synthèses, sur des thématiques d’actualité du changement et de sa mise en œuvre concrète ;
- mais surtout, une base de données montrant des réalisations concrètes de territoires de vie que sont les communes et les communautés de communes.
L’importance du récit
L’ancrage sur un territoire parle aux acteurs du changement et les collectivités proches de leurs administrés ont un rôle majeur à jouer, particulièrement dans le « récit » que leurs élus proposent et construisent avec leurs concitoyens, pour donner sens et orientations aux mutations qu’ils initient.
Précisons ce que nous entendons par « récit » : à partir d’un vécu commun, d’une expérience collective, de valeurs partagées, un groupe d’acteurs décident d’écrire ensemble un récit. Ils élaborent l’histoire de ce qu’ils ont vécu, de la façon dont ils se la sont appropriée et proposent un futur d’action à cette histoire. En se racontant, le groupe qui élabore son récit construit une identité commune. Il choisit des repères narratifs qui font sens pour lui et qui peuvent ne pas correspondre à des évènements dominants. Il pioche dans des faits collectifs et choisit ceux qui ont marqué son histoire. Il décrit ainsi ce qui l’a façonné.
Comme le déclarait Michel SERRES, « l’ensemble des récits sont destinés à rejoindre les grands récits collectifs qui font sens pour l’ensemble de la collectivité humaine ».
Rapidement, le rôle des élus de ces territoires en transition s’est avéré essentiel : dans cette mise en mouvement collective, les édiles ont construit sur des périodes longues des « récits » de changement globaux, auxquels leurs concitoyens ont adhéré. Les sites Internet des villes et des villages « en transition » témoignent de la construction de ces récits. Nous avons choisi de questionner ces sites, à partir d’une grille commune de questions, pour découvrir les méthodologies de changement et leur déploiement dans la durée (en lien avec les mandats des élus).
La présentation choisie, sous forme de fiches par ville ou village, souligne l’importance du récit ancré sur le territoire et le rapport constant entre les actions des acteurs, organisés en associations et celles des élus, portées par un quotidien partagé au plus près.
Revenons à la base de données « Alter-initiatives » : elle prend appui sur les récits des communes en transition, dans leurs sites Internet. C’est une méthodologie d’analyse du discours. Avant leur publication sur le site, ces analyses ont été validées par les élus de ces villes et villages.
Nous avons construit une arborescence partagée par les acteurs et sur les thèmes de « comment construire un système de transition » s’appuyant sur l’ensemble des activités d’une collectivité et présentant un cadre méthodologique. L’ensemble des travaux qui recensent les méthodes de transitions utilisent une liste d’actions communes plus ou moins étoffées.
Voici les items retenus pour le site Internet, qui répondent à la question du comment faire :
- se nourrir : en produisant localement en circuits courts, généralement en bio et ainsi organiser la résilience alimentaire par des ceintures maraîchères autour des villes ;
- habiter sa commune : en rénovant les passoires thermiques, en construisant des éco quartiers, en luttant contre l’étalement urbains ;
- s’habiller : en retrouvant une production de proximité par exemple récupération et traitement de la laine, mise en place de friperies, transmission de savoir-faire de couture entre pairs, etc. ;
- s’équiper : en luttant contre l’obsolescence programmée de l’électroménager, en créant des repaire-café pour apprendre à réparer ;
- se déplacer : en réintroduisant les déplacements doux comme le vélo mais aussi la traction animale pour des transports collectifs de proximité comme le ramassage scolaire ;
- se recevoir : en retrouvant les fêtes de quartiers et les célébrations initiées par les habitants,
- se financer : en créant des monnaies complémentaires basées sur l’euro, elles visent à ré-ancrer les échanges sur le territoire et donc la production dans le territoire ; une centaine de monnaies complémentaires existent en France, dont le « piaf » à Paris ; développer des financements participatifs pour des projets de territoire par exemple créer des centrales solaires à base de panneaux solaires cofinancées par les habitants, la commune et un prêt de la Caisse des dépôts et consignations ;
- se former : en transmettant des pratiques entre pairs, en revisitant les savoir-faire anciens ;
- s’informer par des sites internet mais aussi par le retour des crieurs de rue ;
- proposer de nouvelles gouvernances, en privilégiant le consentement et non le consensus, en déconstruisant des organisations pyramidales devenues inefficaces et insuffisamment mobiles, en revisitant la démocratie participative ;
- enfin, et c’est une immense question, chercher ensemble à répondre à une quête de sens des citoyens.
Cette initiative tout à fait pertinente de création d’un site Internet, aux dires des maires rencontrés, a buté sur un écueil, l’énorme travail de collecte et d’analyse de données pour abonder le site ; nous avons manqué de bras !
Mais, nous avons provoqué l’intérêt des élus et des services des territoires. Ils nous ont invités à la présentation de leurs travaux. Ils nous ont proposé d’intégrer et d’alimenter des dispositifs de formation des élus et des employés communaux (des financements publics existant déjà). Mais ce n’était pas notre objectif !
Un peu plus de deux ans plus tard, la question de la transition est parfaitement d’actualité.
La démarche de transition n’est pas restée au seul niveau local, elle est aussi présente dans les politiques nationales. Nous allons regarder plus précisément la question de la transition énergétique en lien avec les enjeux du réchauffement climatique.
Petit détour par « l’effet rebond » et « le passager clandestin », exemples de freins dans la transition énergétique
Grace aux travaux du GIEC, nous savons que l’impact de la concentration des gaz à effet de serre et particulièrement du carbone dans l’atmosphère provoque un bouleversement climatique. Nos émissions de GES (Gaz à Effet de Serre) depuis le début de l’ère technico-industrielle engendrent une hausse des températures, des sécheresses, des tempêtes plus virulentes, etc. constatées partout sur la planète. Si nous voulons limiter le réchauffement climatique et ses conséquences, il faut prendre des décisions drastiques à l’échelle du monde. Nous devons rester dans une élévation de 1,5 à 2° de température pour conserver un futur vivable pour les jeunes générations, les générations à venir et l’ensemble des espèces vivantes.
Nombre de décisions ont été prises par certains pays qui ont commencé à porter leurs fruits.
L’effet rebond
Mais on assiste aussi à deux types de réactions qu’on appelle l’effet rebond et les passagers clandestins, décrivons chacune de ces réactions :
- l’effet rebond est très visible en France. L’industrie automobile a fait de réels gains énergétiques par une efficacité toujours plus grande de ses véhicules ; leur coût d’utilisation a donc baissé, moins on met d’essence, moins cela coûte ! La conséquence inattendue s’est traduite par une modification à la fois de l’attitude des consommateurs et des industriels qui ont inondé le marché de SUV gros consommateurs d’énergie. La France alors qu’elle était bien classée dans son effort énergétique en baisse, a reculé avec un retournement de sa courbe de consommation ;
Les passagers clandestins
- le second, ce sont les passagers clandestins : ce sont les pays qui ont signé des accords internationaux comme ceux de la Cop 21 en 2015, mais qui non seulement ne les appliquent pas mais les minent de l’intérieur. On trouve là des chefs d’États climato-sceptiques comme en Australie, en Arabie saoudite, au Brésil, en Russie, en Turquie etc. Sans parler de Donald Trump qui s’est retiré de l’Accord de Paris, mais comme les Etats Unis sont une fédération, tous ses États ne l’ont pas suivi. L’effet d’une pandémie comme celle que nous connaissons et ses conséquences sanitaires, économiques, sociales et politiques devraient rebattre les cartes, car elle montre l’interdépendance des pays et notre grande fragilité. Mais les résistances sont toujours présentes, portées par des lobbies extraordinairement puissants.
La démarche de transition est semée d’embûches mais elle demeure particulièrement d’actualité.
Aujourd’hui où en est-on dans les démarches de transition ?
L’entrée du terme « transition » dans le registre de l’action publique montre que les questionnements sur les manières de construire des modèles de société plus soutenables sont d’actualité. Cette idée de « transition » semble prendre le relais du « développement durable » dans la formulation de l’action publique en France et en Europe.
Les villes et villages en transition se sont élargis et sont devenus des territoires en transition. A Loos-en-Gohelle près de Lens, Kingersheim et Ungersheim dans le Haut-Rhin, Trémargat dans les côtes d’Armor et bien d’autres, ont succédé des territoires comme L’Ile-saint-Denis (93) ou la Biovallée dans la Drôme, etc.
Nous sommes en période de sortie du confinement lié à la pandémie et face à des conséquences multiples et massives que nous devons anticiper. La notion de « transition » est au cœur des débats dans nombre de milieux, qu’ils soient institutionnels, universitaires, militants, citoyens, politiques. La « Fabrique des transitions » se retrouve dès lors portée par tout un mouvement d’acteurs.
Les fabriques de la transition : un mouvement rassembleur et en pleine dynamique
Fin avril dernier une adresse au Président de la République a été publiée, elle s’intitule « Nous, les premiers ». Cette adresse a pris exemple sur la Convention citoyenne pour le climat publiant dès le 10 avril ses recommandations de sortie de crises et commençant par « Nous, citoyennes et citoyens… ».
Dans la lettre « Nous les premiers… », les très nombreux signataires [3] placent en premier point, la non séparation des questions climatiques et de biodiversité, avec la justice sociale. Ils proposent aux acteurs des territoires de s’approprier une méthode démocratique pour élaborer des «plan de relance juste et durable, puis un grand plan de transformation de la société, articulés avec ceux des territoires ».
Les signataires demandent la mise en place « des Fabriques de la Transition au niveau local ainsi qu’un Conseil national de la Transition». Ils leur attribuent comme missions de définir des mesures de relance pertinentes à leur échelle (commune, intercommunalité, métropole…) et de produire un référentiel et des outils communs. Puis de faire remonter le tout au Conseil national de la Transition.
Ils annoncent ainsi préfigurer la constitution d’une Assemblée citoyenne du futur, dont la mission serait de définir les grands principes d’un plan de transformation du pays, et d’établir des recommandations pour l’échelon européen, en vue de construire une société plus juste et plus résiliente. Ils préviennent qu’ils n’attendent pas l’intérêt et l’approbation du plus haut sommet de l’État, le Président de la République, pour lancer les expérimentations sur les territoires. Ils se saisissent de la période pour agir, disposant d’ores et déjà d’un corpus de connaissances, d’expérimentations et de méthodes.
L’Ademe, le Commissariat général à l’égalité des territoires, la Caisse des dépôts et consignations, des Instituts européens et de nombreux organismes publics sont à leurs côtés et leurs proposent accompagnements et financements. Une dynamique de formation massive des agents des collectivités locales est à l’œuvre (elle manque d’ailleurs de bras).
3 questions pour une « conclusion » ouverte…
Face à cette dynamique, des questions se posent, j’en choisirai trois, mais la liste n’est pas exhaustive :
- les fonctions publiques d’État et les politiques au niveau national comprendront-ils les dynamiques de transition à partir des territoires portées par une volonté commune des citoyens et de leurs élus locaux ?
- seront-ils réceptifs et en capacité d’accueillir cette stratégie d’imprégnation du bas vers le haut, à contre-sens total des politiques publiques nationales ?
- entendront-ils la capacité de réactivité de ces modèles en ces temps de prise de conscience de notre vulnérabilité individuelle et collective et d’incertitude sanitaire, économique, sociale et politique ?
Un dialogue nourri et le traditionnel jeu des questions/réponses sont venus compléter – sans les épuiser – les problématiques exposées par l’intervenante du jour !
[1] Pour le lire en ligne ou pour le télécharger en pdf Le-Guide-Essentiel-de-la-Transition.
[2] Ce site « Alter-initiatives » vient d’être hébergé (en partie) sur le site internet de Galilée.sp qui vient d’être rénové
[3] Élus d’exécutifs locaux, élus nationaux et européens (55 signataires), personnes de la société civile, intellectuels, médias, entreprises, associations et ONG (238), citoyens engagés (139)