L’absence d’une stratégie globale européenne en Méditerranée
Beaucoup d’enjeux
Mer fermée, mer des trois continents (Europe, Asie, Afrique), mer sur le rives de laquelle vit 10 % de la population mondiale, mer où transite un cinquième du trafic pétrolier de la planète, mer des flux touristiques, mer, enfin, des principaux flux migratoires vers l’Occident européen venus par la Syrie, le Maroc et la Libye, la mer Méditerranée constitue un espace limité en superficie mais à enjeu planétaire.
Mer conflictuelle
Depuis que les Phéniciens en ont balayé les rivages, l’unissant sous la rude protection de Baal, la mer méditerranéenne est devenue un espace conflictuel. Rome a affronté Carthage, les Croisés et les Arabes se sont disputés les Lieux saints, les Espagnols ont combattu l’activisme turc, les Français l’ont colonisé du Maroc au Liban, les Anglais ont imposé leur route des Indes de Gibraltar à Malte et au Caire, enfin les Alliés y ont vaincu l’Axe au cours de la Seconde Guerre mondiale.
La rupture de 1956
Et brutalement, la guerre Froide a fait irruption en cette mer chaude. États-Unis et URSS, pour une fois accordés, ont imposé aux vainqueurs de l’Égypte leur diktat nucléaire. Piteusement, les trois seules vraies puissances méditerranéennes de l’époque, France, Grande-Bretagne et Israël (devenues nucléaires depuis lors elles le demeurent) ont dû s’incliner de la plus mémorable façon. Désormais, la plus puissante au plan mondial avec ses sous-marins lanceurs d’engins et ses porte-avions, la flotte américaine, va triompher en Méditerranée, histoire de faire respecter le pacte essentiel dit du Quincy passé entre Franklin Delano Roosevelt et Ibn Saoud : sécurité contre pétrole.
Quatre acteurs clé en Méditerranée
En cette année 2021, c’est une grave erreur que commettent bien des analystes superficiels de constater un soi-disant retrait américain de Méditerranée. La 6e flotte avec ses 40 navires et 175 avions y demeure de très loin la force la plus puissante. En 2019, on a même vu deux groupes aéronavals américains naviguer dans ses eaux, une première… Que les Américains allègent leur dispositif en Syrie ne signifie nullement qu’ils ne considèrent plus la libre circulation maritime en Méditerranée comme un objectif prioritaire. Et le destin d’Israël demeure essentiel au cœur de chaque Américain, même non juif.
Les nouveaux entrants s’appellent la Chine et la Turquie : la première est un acteur plus sérieux que la seconde. Les Chinois ont produit un effort considérable en matière de construction de navires de guerre. Depuis quatre ans, de 2016 à 2020, ils ont mis à l’eau l’équivalent de toute la flotte française et leur effort s’accroît encore. Sur leurs chantiers se dressent déjà les silhouettes d’acier de plusieurs porte-avions et SLNE (sous-marins lanceurs d’engins). Et ils affirment une présence active sur mer. Ils se sont implantés à Djibouti et développent, aves les Routes de la soie, un impressionnant effort d’acquisition d’établissements portuaires dont Le Pirée, Gênes et Trieste ne sont que les exemples les plus connus. Ainsi entendent-ils relier directement l’Europe à l’Asie pour le plus grand bénéfice de leurs marchands.
L’effort turc, infiniment plus désordonné, prend son inspiration dans l’histoire de l’empire ottoman. Il repose d’abord sur les privations de territoires imposées par le traité de Sèvres de 1920 même corrigé par celui de Lausanne de 1923. Il conteste également, et on peut le comprendre, le partage des eaux territoriales adopté au profit de la Grèce tant le long des côtes du Dodécanèse que sur tous les rivages d’Asie Mineure. Les chapelets d’îles grecques sont si proches du littoral asiate que les Turcs sont totalement privés de ZEE (Zone Economique Exclusive) ce qui menace leur sécurité. Ils réclament donc, avec quelque raison, un Lebensraum maritime. Quant au gaz (surtout) et au pétrole chypriote qui suscite les convoitises turques depuis qu’ils ont occupé la moitié de l’île, ses réserves ne doivent pas être surestimées comme on l’écrit imprudemment aujourd’hui. Par ses interventions répétées, en Syrie, en Libye, en Azerbaïdjan et en Arménie, le régime dictatorial turc se trouve entraîné dans une spirale que ses finances et son économie ne peuvent supporter. Il va lui falloir réviser à la baisse ses ambitions même si son armée demeure efficiente. Ce qui explique l’infinie patience américaine, peu désireuse de dégarnir le flan est de l’OTAN.
De même le vieux rêve des tsars – le franchissement des détroits – a persisté chez les nouveaux maîtres communistes de l’URSS puis chez leurs successeurs de la nouvelle « démocrature » russe. Leur intervention en Syrie avec l’implantation d’un second port et d’un nouvel aéroport militaires, le maintien de deux flottes en mer Noire et en Méditerranée, indiquent leur volonté de peser sur cette région du monde qui sent le pétrole et le gaz dont ils sont, avec l’Arabie saoudite, les premier producteurs mondiaux. On peut comprendre qu’ils soient attentifs à l’évolution des cours des hydrocarbures et souhaitent participer de plus en plus intensément à leur détermination.
Au global donc, l’effort continu de la Chine, à la fois militaire et économique, nous paraît le seul à même de modifier l’équilibre des forces en Méditerranée.
L’Europe inexistante et la France dans l’embarras
Parce que l’Allemagne n’est nullement intéressée par l’espace méditerranéen (elle ne peut plus, dans les faits, engager des troupes combattantes à l’étranger et elle craint les instructions d’Erdogan à sa communauté turque émigrée), l’Europe est largement absente des grands enjeux méditerranéens. On peut certes citer les opérations 5 + 5, Irini, le processus de Barcelone, Frontex, Sea Guardian…, mais il s’agit d’opérations secondaires et bien souvent destinées à maîtriser les flux migratoires en provenance d’Afrique et du Moyen Orient. Lesquels, effectivement, constituent une menace redoutable pour l’équilibre démographique et sociologique européen. Mais l’Europe n’entretient pas d’ambition stratégique claire en Méditerranée, un sujet qui n’intéresse guère la plupart des 27.
Quant à la France, il faut bien constater que ses initiatives, quoique nombreuses, se sont achevées par des fiascos. Déjà, en 1967, la guerre des Six Jours avait entraîné une rupture entre la France gaullienne et Tel Aviv, une France qui avait été à l’origine de la puissance nucléaire israélienne. Ainsi jeté dans les bras américains, Israël n’a plus jamais renoué avec Paris ses relations d’antan. Puis les échecs se sont succédés avec l’oubli si rapide de l’Union pour la Méditerranée sarkozienne, l’absence totale de la diplomatie française dans le conflit syrien, le mauvais choix libyen de soutien envers le maréchal Haftar, les humiliations imposées au président Macron au Liban par une classe politique mafieuse et un Hezbollah triomphant, la froideur, enfin, toujours renouvelée, malgré les déclarations françaises tant orales qu’écrites, du régime algérien envers la France… Ce serait injustice de ne pas saluer les succès de la coalition occidentale, en partie française, contre Daesch et Al Qaida tant en Syrie que surtout en Irak, au cours de ces dernières années. Et aussi les nouvelles implantations militaires effectuées au Moyen Orient. Ainsi la France dispose-t-elle d’une base aérienne projetée en Jordanie et surtout, d’une base navale et aérienne à Abu Dhabi. Enfin, la France livre des avions Rafale au Qatar et à l’Égypte. Et se trouve en phase finale de négociation plutôt bien engagée avec Abu Dhabi. Le contrat égyptien, de loin le plus important en terme géopolitique, suivi, récemment, d’un troisième contrat avec la Grèce, marque la naissance d’une intéressante solidarité militaire entre ces trois pays.
La France, la Grèce et l’Égypte peuvent, en effet, trouver certaines solidarités méditerranéennes, notamment en opposition aux ambitions turques. Hélas cette alliance porte en elle-même ses limites. Au premier chef, l’extrême faiblesse grecque (11 millions d’habitants pour un PNB de 300 milliards d’euros, soit 12 % de celui de la France et un endettement de 200 % du PIB). Et en second, l’indubitable réalité que les priorités égyptiennes concernent d’abord la Lybie (les Frères musulmans, ennemis du régime cairote, tiennent Tripoli) et plus encore l’Éthiopie (la mise en eau débutante du gigantesque barrage de la Renaissance qui risque d’assécher le Nil bleu, ce qui ne sera pas toléré). Quoi qu’il en soit, avec les bases de Jordanie, d’Abu Dhabi et de Djibouti, la France se trouve remarquablement positionnée au plan géographique pour assurer la liberté de circulation du trafic pétrolier et gazier méditerranéen, ce qui constitue un atout brillamment acquis. C’est bien le seul.
Les États méditerranéens en grave difficulté
Le constat est sévère mais il convient d’avoir la lucidité de le faire. Les pays méditerranéens sont tous à la traîne du reste du monde en matière économique et financière. La France, l’Italie et l’Espagne sont les mauvais élèves de l’Europe : pas de croissance, lourd endettement, chômage élevé, absence des secteurs porteurs du monde futur décarboné et numérisé. L’Afrique du Nord se distingue par son lourd chômage, ses inégalités considérables, son manque de dynamisme, la faiblesse de ses banques, la fuite de ses élites, sa non-croissance. Alors que la Syrie et l’Irak, ruinés et disloqués par d’interminables guerres civiles (il faudrait 300 à 400 milliards d’euros pour reconstruire les usines, les infrastructures et les habitations des deux États) ne sont guère mieux lotis que la Libye, coupée en deux voire en trois, et toujours en proie à la guerre intestine.
Les pays méditerranéens ont perdu la bataille du développement, au nord comme au sud. C’est désormais en Asie et en Amérique du Nord que se joue l’avenir du monde. L’ensemble musulman entravé par ses règles religieuses, qui mettent à l’écart la moitié féminine de ses populations, n’est guère mieux placé que le monde ancien européen plus tenté par le tourisme, le patrimoine et la restauration que par la modernité du XXIe siècle. Sea, sun and sex proclame le slogan ! La mare nostrum n’est plus le support d’une éruption intellectuelle qui inventa la démocratie mais plutôt la marque de fabrique d’un Club de luxe !
Ayant vocation à demeurer une zone de tension mondiale, la Méditerranée doit faire face à une incertitude majeure : celle concernant l’affrontement entre l’axe fréro-chiite constitué par le Qatar, la Turquie et surtout l’Iran et l’alliance en cours de constitution entre l‘Arabie saoudite et Israël. Cette dernière a déjà attiré dans ses rets les EAU (Émirats arabes unis), Bahreïn, le Soudan et le Maroc (sans compter l’Azerbaïdjan et la province kurde d’Erbil dont les relations avec l’État hébreu sont excellentes). Bien malin qui pourrait prédire l’avenir. Ce que l’on peut avancer, c’est que dans les temps à venir qui affaibliront les pétromonarchies en raison du recul prévisible à moyen terme des prix du brut, l’alliance israélienne est un coup de génie pour Ryad. Une fois dépêtrée de son intervention au Yémen, l’Arabie saoudite peut trouver là un partenariat pour aborder la modernité : elle en possède les moyens budgétaires. À l’inverse, le régime iranien ne pourra guère économiser une évolution reléguant les religieux au bord du chemin que seuls les Gardiens de la Révolution sont à même d’imposer. Alors que le Turquie ne pourra longtemps supporter les foucades d’un président de moins en moins populaire. Aussi le rapprochement israélo-saoudien, paraît-il, paradoxalement, plus solide que l’alliance turco-perse. D’ailleurs la faiblesse perse est congénitale : leur orgueil est tel qu’ils finissent toujours par trahir leurs alliés…
Une chance à saisir pour la France mais qui ne le sera pas
Au demeurant, les affrontements à venir en Méditerranée ne devraient pas provoquer l’explosion du monde. Ni permettre à la France de retrouver son influence du passé quand elle soutenait l’indépendance grecque, intervenait au Liban et en Syrie, dominait l’Afrique du Nord, tirait son pétrole d’Irak en y créant le futur groupe Total… L’avenir méditerranéen se déroulera sans partition française. Sauf si la France savait tirer parti de ses proximités historique, démographique et linguistique avec l’Algérie pour bâtir un véritable projet commun qui servirait de modèle coopératif pour les deux rives de la Méditerranée. On en est, hélas, bien éloigné parce que l’on manque de courage et de lucidité tant à Paris qu’à Alger.
Philippe Valode 02/2021