Le mot est grec, sans équivalent sémantique dans la sphère indo-européenne. Le latin se l’approprie sans modification, tout comme les langues romanes qui en découlent.
Serait-ce à dire que la qualité de héros ne prendrait toute sa mesure initiale que dans le monde hellénique ? La question mériterait d’être posée.
Sa nature mythique est par essence ambivalente, née du croisement entre le divin et l’humain, lorsqu’une mortelle est grosse des œuvres d’un dieu, ou qu’une déesse a provoqué les avances prolifiques d’un homme. En témoigne l’abondante progéniture de Zeus, don Juan patenté en escapade réitérée vers l’accorte jeune fille ou l’épouse abusée par ses ruses, Europe, Danaé, Léda, Alcmène, pour ne citer que quelques-unes de la liste fort longue de ses conquêtes. Achille, quant à lui, est le fruit des amours de la déesse marine Thétis et du roi thessalien Pélée.
Ainsi, par le mythe, est donnée à percevoir la porosité entre deux mondes, l’un divin et immortel, – même si une divinité peut être blessée au combat, ce n’est qu’un épisode passager où sa vie ne saurait être remise en cause – l’autre, humain et mortel – les victoires sont hors du commun, et la guérison de blessures inimaginables, si elle est octroyée, ne peut préluder qu’à une mort certaine à plus ou moins longue échéance. Car aucune créature hybride ainsi engendrée n’échappera à la mort. Seul dédommagement octroyé, une existence inouïe, dans l’excellence lumineuse comme dans l’horreur d’une souffrance exemplaire. Et surtout une gloire définitive, un culte rendu dans une communauté qui s’honore de ses hauts faits légendaires et des éventuels miracles que la fréquentation du héros local laisse augurer, autour du lieu de ses exploits, de sa tombe supposée. Rites et cérémonies scandent ainsi la vie sociale, prières et sacrifices propitiatoires rythment le quotidien plus intime.
Par son ambivalence, la figure du héros participe de l’interdit, d’une forme de démesure, d’hubris. Son contact exceptionnel avec la mort a prouvé sa nature autre que strictement humaine. On en attendra donc la guérison, la protection, l’oracle.
Héros homérique, Achille nargue la mort, mais à la fin de l’envoi, c’est elle qui le touche sans appel. C’est ce qui autorise le glissement de sens, l’affadissement pourrait-on dire, du mot héros, sa réduction à sa principale manifestation, la bravoure, le panache. Et on y retrouvera Cyrano de Bergerac, celui qui défie insolemment la Camarde, avant de s’incliner.
Le vocable a été abondamment, abusivement, exagérément, employé dans les circonstances tourmentées que nous traversons. Ont ainsi été proclamés héros du quotidien ceux qui, à leur corps défendant, affrontent l’ennemi sournois, le Corona virus pandémique. Si le héros était initialement le champion aristocratique d’une société féodale, désormais on ira le dépister dans les tâches les plus providentiellement humbles et sans panache. Le sacrifice n’est plus dans la gratuité de l’acte glorieux d’un individu hors normes, il réside dans la conscience de son utilité anonyme au service d’une collectivité en danger.
Comme si le rôle qui est pleinement et momentanément dévolu à ceux qui empêchent une société de sombrer dans les effets délétères d’une pandémie faisait d’eux des figures hors du commun. Justement par leur contact avec la mort dans ce combat que leur fonction leur fait mener.
Le héros, c’est celui qui incarne concrètement l’espérance du miracle, parce que sa part divine le rendrait – peut-être ? – immortel. Toujours ce besoin de croire à autre chose, qui sorte de l’ordinaire, qui permette de ne pas s’abîmer dans l’angoisse et le désespoir. Dans une société qui, faute de saint à qui se vouer, selon l’expression consacrée, s’en remet aux héros à sa portée pour expier ses propres inconséquences.
Mais la gloire est éphémère… Quand les nuées mortifères s’éloignent – du moins se plaît-on à la croire -, on se hâte de monnayer chichement l’héroïsme, avant de le renvoyer à la banalité du placard des accessoires.
De quoi méditer sur la définition qu’en donne Victor Hugo : « Le héros, c’est la rencontre entre le burlesque et le sublime »…
Annick Drogou