La fraternité n’a pas bonne presse. Elle figure, comme par mégarde, sur la devise républicaine, à laquelle elle donne du sentiment. Mais elle est sur une étagère, comme un vieil objet devenu inutile. La solidarité lui a coupé l’herbe sous le pied, et ses effets juridiques, plus qu’incertains, ne permettent pas de la mesurer. La fraternité, c’est au mieux un moment sympathique, au pire une illusion. A invoquer en cas de besoin, mais sans s’y attarder plus qu’il ne faut. À pratiquer, sans doute, mais sans trop en parler. Car d’elle, on ne peut rien construire de solide. Et surtout que les politiques ne s’en mêlent pas, ce serait pire encore !
Et si tous ces poncifs s’avéraient dépassés ? Et si, au contraire, la question de la fraternité était au cœur de la post modernité, là où la modernité l’avait assignée à inutilité ? Le temps n’est-il pas venu de changer de regard sur la fraternité, d’en redécouvrir la profondeur, la richesse, le caractère indispensable dans une société en perte de repères, donc d’en faire une démarche, et même un projet ?
Telle est bien l’intuition des promoteurs du Pacte civique, rejoignant ainsi l’Appel à la fraternité lancé par l’ODAS et Jean-Louis SANCHEZ en 1999.
Encore faut-il préciser ce dont on parle. La fraternité, c’est, d’une part, se reconnaître lié à des personnes que l’on a pas choisies mais avec qui il faut vivre en bonne intelligence, et, d’autre part, se sentir lié par le commun d’une mystérieuse origine, quel que soit le nom qu’on lui donne (la parentalité, la communauté politique, l’espèce humaine, l’Évolution, Dieu…). La fraternité présente donc une double dimension de lien, un lien horizontal, revendiqué en tant que tel, qui relie entre elles l’autonomie des singularités, et un lien vertical fondé sur une mystérieuse origine et histoire commune qui crée un destin commun. C’est cet équilibre, toujours tangent et imparfait, toujours menacé, qui fait la richesse de la notion.
C’est cette fraternité là qu’il nous faut redécouvrir. Non pas la fraternité qui résulte d’un moment particulier de communion ou de grâce, lié au soulagement libérateur d’une oppression ou à l’affrontement en commun d’une difficulté particulière, mais qui s’épanouit une fois passée l’effervescence sociale qui l’a manifestée. Non pas le résultat obligé d’une appartenance, à un groupe, à une classe, une religion ou un territoire, qui aboutit à une fraternité limitée et défensive, trop intéressée. Pas non plus un programme tout fait, qu’il suffirait d’appliquer. Mais une construction permanente, un état d’esprit, une attitude, une volonté, une intention, une construction permanente face à la tentation non moins permanente de ses contraires, l’indifférence, le repli sur soi, le désengagement, le « chacun pour soi ». Elle est à inventer à chaque instant, à concrétiser en permanence. Elle n’est pas mécanique, imposée par les circonstances, ou pas seulement. Elle suppose des sujets adultes, des personnes responsables. C’est une culture, une culture qui se cultive avec des êtres cultivés et se cultivant.
Elle ne tient pas debout toute seule, elle a besoin d’être étayée, complétée, incarnée, dans un contexte historique particulier, face à des défis bien identifiés. Pour le Pacte civique, dans nos sociétés aux prises avec une crise du sens et une crise du lien social, obligées de résorber simultanément la dette financière, la dette sociale et la dette écologique, la fraternité doit être créative et ingénieuse, sobre pour respecter la nature et aller à l’essentiel, juste pour un facteur d’égalité, tout en apportant sa composante particulière de sensibilité, de poésie, de réenchantement, face à un monde trop mécanique ou anonyme. Pour la démarche du Pacte civique, ces quatre valeurs de créativité, de sobriété, de justice et de fraternité sont nécessairement reliées entre elles et doivent être conjuguées ensemble, à tous les étages de la société, tant dans les comportements individuels que dans les modes de fonctionnement des organisations et que dans celui des institutions et politiques publiques. Il en résulte 32 orientations ou engagements, sorte de cahier des charges de ce que la société devrait s’imposer à elle-même pour être en mesure de régler les nombreux et complexes problèmes qui l’accablent[1].
Ainsi conçue comme projet, la fraternité apparait à la fois comme un mode de résistance (mais pas seulement), de régulation (plus qu’on ne croit) et d’utopie (assumée comme telle, mais dont il faut fixer les bornes et les conditions). Reprenons ces trois aspects, qui sont aussi les « Trois cultures du développement humain[2] ».
La fraternité peut constituer tout d’abord un pôle de Résistance à toute une série de dysfonctions de nos sociétés : la résignation au chômage et à l’exclusion, le relativisme, l’indifférence et le désengagement, le repli sur soi et le refus de l’autre différent, la déshumanisation du fonctionnement des organisations, entreprises mais aussi institutions, la montée en puissance d’une conflictualité de type corporatiste, la concurrence opérant au dépens de l’intérêt général. On agira alors par la pédagogie de la coopération, amorcée dès l’école, par la reconnaissance des effets positifs de la non-violence constructive, par la manière de pratiquer le dialogue et de construire les accords et désaccords, par la manière de gérer les conflits (la fraternité ne les fuit pas, mais les habite autrement), par la promotion de l’engagement et du service civique, par des orientations spécifiques : ainsi, dans les entreprises, « donner au respect des personnes une importance au moins égale au souci de rentabilité », et dans les associations « considérer le succès de chacun comme le succès de tous »…
Le principe fraternité peut en second lieu jouer, bien plus qu’on ne le pense généralement, exercer une fonction de régulation.
Il introduit un tiers utile dans le face à face tendu de la liberté et de l’égalité, en fournissant un critère utile pour les articuler et distinguer leur expression féconde ou néfaste pour la société : liberté qui enrichit la collectivité versus liberté qui détruit, égalité qui met chacun en mesure de déployer ses talents versus égalité qui uniformise et banalise.
Il rappelle, face à la demande continue de droits supplémentaires, qu’il n’y a pas de droits sans devoirs ou responsabilités (la fraternité est à la fois un droit à et un devoir de, dans des limites à définir), et qu’il n’y a pas de don durable sans contre-don.
Il se conjugue nécessairement avec la laïcité qui implique pour bien fonctionner que ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas fassent chacun un pas de compréhension vers l’autre, tout comme ailleurs ceux qui ont des manières différentes de croire et qui ont à échanger et à se mieux comprendre.
Il n’est pas, comme on se plait parfois à le dire, la crise sur le gâteau de la solidarité, mais il la fonde et la prolonge ; il la fonde, c’est bien l’esprit de la fraternité qui fera que le non-fumeur acceptera de cotiser pour ceux qui ont trop fumé ; il la prolonge, car on voit bien les limites des systèmes mécaniques de solidarité, s’ils ne sont pas en permanence habités par l’humain. D’où par exemple l’importance et les caractéristiques délicates de l’accompagnement pour la lutte contre le chômage et les exclusions[3], pas si facile à faire reconnaître par les institutions, les risques d’une mesure simpliste et courtermiste de l’efficacité. Et plus généralement, la nécessité de décliner le principe fraternité dans les divers services publics (plus de services publics barricadés derrière leur site Internet, où l’on ne peut plus joindre personne[4] !) ».
Serait-ce que la fraternité est alors une sorte de nouvelle utopie, le rêve d’une société consensuelle débarrassée des conflits qui la laminent ? Ce serait mal comprendre la nature profonde de l’utopie. Celle-ci est tension vers l’indépassable, horizon nécessaire d’un projet politique conséquent. Mais elle ne peut jamais être totalement réalisée, car elle exige courage et sacrifice, et doit être choisie volontairement, sans être imposée par la contrainte. En ce sens, la fraternité est une nécessaire utopie, à réalisation à la fois vérifiable et toujours inachevée. Dans les circonstances actuelles, la fraternité assumée comme utopie aura trois fonctions principales :
- Créer des espaces micro sociaux de construction de sens et d’intégration sociale, dans une société dramatiquement marquée par l’exclusion et le relativisme, qui constituent un cocktail détonnant ;
- Organiser la rencontre féconde des différences, des identités et des religions dans le cadre de la mondialisation, afin de consolider l’unité du genre humain, à la fois émergent et perpétuellement menacé ; la fraternité est universelle, sans rivages, mais elle ne peut non plus se passer totalement de frontières, qui doivent être moins des murs que des lieux de rencontre ; cela vaut aussi pour les migrants ;
- Consolider le théologico-politique dont les sociétés, même sécularisées, ont besoin, alors que la religion ne joue plus ce rôle, que les droits de l’homme ne suffisent plus, et que la croissance économique, qui a de fait tenu de rôle, est en berne. La fraternité, avec sa double dimension horizontale et verticale, à la fois immanente et transcendante, peut constituer ce liant, ce ciment qui nous manque tant aujourd’hui. Encore faut-il y croire et s’en donner la peine.
Ainsi, la réactivation de la fraternité dans nos sociétés est un enjeu social, éthique, politique et spirituel. C’est pourquoi, le Pacte civique milite pour que ses implications constituent l’un des grands chantiers du [prochain] quinquennat.
Jean-Baptiste de Foucauld, Coordinateur du Pacte civique
[1] Voir Collectif Pacte Civique, « Penser, agit, vivre autrement en démocratie, le Pacte Civique, inventer un futur désirable pour tous », Chronique sociale, 2013. Et le site www.pacte-civique.org
[2] Jean-Baptiste de Foucauld, « Les 3 cultures du développement humain », Editions Odile Jacob 2002 et « L’abondance frugale, vers une nouvelle solidarité », Editions Odile Jacob, 2010
[3] Voir Jean-Baptiste de Foucauld, Idée reçue N° 24 : « La fraternité ne peut rien contre le chômage », in « Chômage, précarité, halte aux idées reçues », Editions de l’atelier, 2017
[4] Voir JC Devèze, JB de Foucauld, P Guilhaume, « Relever le défi démocratique dans un monde en mutation » chapitre 6, in « Partager la fraternité, valeur politique et spirituelle vitale », Editions Chronique sociale 2017.