par Gilbert DELEUIL, Préfet honoraire, Ancien élève de l’ENA, Animateur du collectif Galilée.sp
Depuis 80 ans l’Europe de l’Ouest a vécu en Paix. Cela après 3 guerres avec l’Allemagne (1870, 1ère et 2ème Guerres Mondiales) en moins de 70 ans !…
Les derniers témoins de la dernière guerre disparaissent.
Aussi la mémoire et les consciences ont-elles tendance à s’assoupir, à s’émousser et à oublier les leçons d’un passé pourtant pas si lointain…
Ainsi, le Débarquement de Provence (15 août 1944) est-il beaucoup moins connu que celui de Normandie (6 juin 1944), malgré son importance stratégique et son importance particulière pour la France et la République.
Or, le Général de Gaulle le chérissait. Pourquoi ?
Parce que les enjeux mémoriels de cet épisode important de la 2ème Guerre Mondiale sont considérables sur différents plans : mémoire républicaine du Var, mémoire Franco-Américaine, mémoire Franco-Africaine, mémoire Franco-Française.
Mais pour bien situer ces enjeux un rapide survol historique général parait indispensable …
Faisons, tout d’abord, un rappel très synthétique et personnel des faits historiques de la période, nous y découvrirons d’évidentes résonances actuelles…
Adolf Hitler après les échecs de ses tentatives de coup d’Etat, qui l’ont conduit en prison où il écrivit son « Mein Kampf » (1924-25), s’est avisé que la meilleure façon de prendre le pouvoir était encore la voie légale (1933), profitant de la crise de 1929 et de la crainte du communisme. Son projet politique était donc connu depuis 1924 : suprématie de la race aryenne, besoin d’espace vital, haine de l’Esprit des Lumières et de la démocratie…Mais l’Europe de l’époque, traumatisée par la saignée de la Première Guerre Mondiale, n’a pas voulu voir la montée des périls, et s’est contentée de lâches soulagements provisoires (réoccupation de la Sarre et de la Rhénanie, Guerre d’Espagne, Anschluss, Munich…).
Pendant ce temps, la France qui, 20 ans plus tôt, avait « la meilleure Armée du Monde », s’est retrouvée avec un vieil état-major militaire dépassé par les nouvelles conceptions de la guerre moderne. Malgré les mises en garde du jeune colonel de Gaulle et de quelques rares politiques. La défaite a été cuisante, elle s’est jouée en quelques jours au mois de mai 40, après plusieurs mois de « drôle de guerre » où l’on attendait l’ennemi tranquillement, derrière « la Ligne Maginot » et une folle expédition en Norvège avec nos alliés anglais qui parvinrent seuls à sauver l’essentiel de leurs troupes à Dunkerque.
La France, abasourdie, se donnait alors au prestigieux et rassurant Maréchal Pétain voyant en lui « un bouclier protecteur » … Puis ce fut la « divine surprise » (Charles Maurras), pour l’extrême droite ! Et vint la « Révolution nationale » : abandon de la République (retrait des buste de Marianne dans les lieux publics, abandon de la célébration officielle du 14 juillet…), lois sur les juifs, les communistes et les francs-maçons (interdits dans l’administration et pourchassés…) ! Du « bouclier », on est vite passé à la « collaboration » avec l’ennemi nazi dans tous les domaines…
Dès lors, il ne s’agissait plus seulement d’une défaite et de l’occupation de la France par un pays étranger mais bien d’une remise en cause de la République et de ses fondements.
Le Général de Gaulle s’éleva, le premier, très isolé, avec force et courage contre la volonté de Pétain, nommé chef du Gouvernement, de cesser les combats (Appel du 18 juin 40) qui allait se traduire par la signature de l’Armistice le 22 juin. Il pensait que la France aurait pu continuer le combat en s’appuyant sur son vaste empire et il prévoyait la montée en puissance des alliés. Il mettait aussitôt en place les éléments d’une résistance extérieure établie à Londres, puis rapidement étendue à des territoires d’Afrique et d’Océanie de plus en plus nombreux, surtout après le « ralliement » du Général Giraud, sinon à de Gaulle du moins à la cause de la Libération et des américains…
Parallèlement, la France se couvrait, progressivement et au début spontanément, de réseaux de résistance intérieure, aux origines très diverses (socialistes, communistes, chrétiens-démocrates, de droite plus classique mais patriote…). Ceci particulièrement au Sud de la « Ligne de démarcation » qui n’a été occupée qu’à fin 1942… (voir Varian Fry, Jean Moulin, H Frenay et Combat…). Grâce à l’action formidable du préfet Jean Moulin qu’il avait missionné, le Général de Gaulle bénéficia de l’unification de la Résistance. La première réunion du CNR, le 27 avril 1943, rue du Four à Paris, réunissait le PCF, la SFIO, les radicaux, les chrétiens démocrates, des démocrates de droite, la CGT, la CFTC… Le Général acquit ainsi aux yeux des alliés, une légitimité nouvelle en devenant alors véritablement le chef de la « France Combattante » … Au grand dam de Vichy et … de F Roosevelt… Rappelons que le programme du CNR a constitué par son immense apport, le socle politique non seulement du Gouvernement Provisoire mais aussi des IVème et Vème République (cf les préambules de leurs constitutions…).
Ce tableau d’ensemble était le préalable indispensable pour bien comprendre les enjeux du débarquement de Provence. Il montre que le combat qui a été mené, avec le concours des démocraties alliées, n’était pas seulement le combat contre un envahisseur ennemi, un combat externe, mais aussi, malheureusement, un combat interne contre une idéologie d’extrême droite mortifère, dans tous les sens du mot. C’était véritablement un « combat porteur de valeurs universelles » !…
C’est dans ce cadre politique et géopolitique qu’intervient le Débarquement de Provence…
C’est « un débarquement oublié » (titre d’un film de Christian Philibert)…
Le débarquement de Provence est malheureusement beaucoup moins connu que le débarquement de Normandie. Il devait initialement intervenir autour du 6 juin mais, pour des raisons de logistique navale, il fut repoussé au 15 août. De plus, Le film « Le jour le plus long », au formidable casting et à la diffusion mondiale, aura achevé d’occulter son souvenir dans la mémoire collective…
Il s’agissait de répondre aux demandes pressantes de Staline d’ouverture d’un second front à l’Ouest, aux prises à la formidable poussée de la Wehrmacht entamée le 22 juin 1941 (Barbarossa), difficilement contenue après le terrible épisode de Stalingrad (11 juillet 42/2 février 1943), pour ensuite passer à l’offensive…Winston Churchill aurait préféré que le débarquement au Sud de l’Europe se fasse plutôt au Nord de l’Adriatique, en prolongement de l’avancée des alliés en Italie.
Mais, après le débarquement des alliés en Afrique du Nord (« Torch », 8 novembre 42) et en Corse (8 septembre 1943), les illustres combats des Français libres et de l’Armée d’Afrique en Libye-Tunisie et en Italie, le Général de Gaulle tenait à ce qu’il se fasse au Sud de la France. De même que, surtout, les Américains qui estimaient que les ports en eaux profondes de Toulon et Marseille offraient de meilleurs perspectives logistiques aux armées, par la vallée du Rhône, pour acheminer hommes, fournitures et équipements militaires vers l’Allemagne …
Le Débarquement se fera dans le Var, terre de mémoire républicaine …
Il intervient à l’écart des importantes défenses militaires allemandes autour de Marseille et de Toulon, entre Le Lavandou et Saint Raphaël. Signalons que les meilleures troupes allemandes étaient parties vers la Normandie…
Le Var est, contrairement aux apparences actuelles, une terre de tradition républicaine emblématique théâtre du malheureux Martin Bidouré, fusillé deux fois en 1851. Il conserve la mémoire des révoltes populaires, assez rares sur le plan national, contre le coup d’Etat de Louis Napoléon Bonaparte qui mit fin à la 2ème République. Deux monuments à Barjols et Aups lui rendent hommage. Sans oublier Georges Clémenceau lui-même, le père de la Victoire ! député et sénateur du Var durant de longues années… Ce département sera couvert de réseaux et de maquis de Résistance…
La mémoire franco-américaine …
L’importance stratégique du Débarquement de Provence a été déterminante dans l’issue de la Guerre.
Les alliés étaient en difficulté du côté de la Normandie et le débarquement en Provence permettait de prendre les Allemands en tenaille et grâce aux ports de Toulon et Marseille d’assurer la lourde logistique des armées dans leur marche vers l’Allemagne.
A Marseille, ce sont environ 2 000 000 de soldats américains qui vont transiter entre septembre et février 1945…Entre Marseille et Aix-en-Provence une ville américaine éphémère de plus 100 000 résidents a existé durant moins d’une année (Callas). Avec théâtres, cinémas, restaurants… Ce sont aussi des dizaines de milliers de chars, camions, jeeps, armes et armements de toute sorte qui arrivés par le Port de Marseille ont aussitôt pris le chemin du front de l’Est via la vallée du Rhône…
Un cimetière américain est à Draguignan où la mémoire des combattants américains fait l’objet chaque année d’une grande célébration le 16 août…
La mémoire franco-africaine…
On ne sait pas assez, le rôle prépondérant des troupes françaises, à peu près les 2/3 des 350 000 hommes, sans compter des femmes, notamment les « merlinettes », qui débarquèrent sur nos côtes.
Ces troupes étaient issues de la 1ère Division des Français libres (gaullistes) et de l’Armée d’Afrique (giraudistes ralliés).
Ces 250 000 français provenant de l’Empire sont issus pour moitié de français de Métropole et des anciennes colonies et pour moitié d’indigènes : Maghreb (Algérie, Tunisie, Maroc…), Afrique Noire (Cameroun, Niger, Sénégal etc ) ainsi que d’Océanie et des Antilles.
Après s’être illustrées en Lybie (Bir Hakeim…) et en Italie (Monte Casino…), en débarquant en Provence, ces troupes ont effacé le mauvais souvenir de l’humiliante défaite de mai 1940 ! … Nous ne pouvons pas oublier ce que nous devons aux spahis, aux tabors marocains et autres tirailleurs algériens…C’est un lieutenant algérien qui le premier hissa le drapeau tricolore en haut de la sous-préfecture de Toulon ! Le 15 août un hommage particulier, aujourd’hui à caractère international, leur est rendu à la Nécropole nationale de Boulouris (St Raphaël).
La mémoire franco-française…
Le maire de Saint Julien le Montagnier a cette heureuse formule en parlant de la résistance intérieure du Var et plus particulièrement du Haut-Var: « il ne faudrait pas que nous soyons les oubliés du débarquement oublié », … En effet, on oublie malheureusement un peu trop le rôle de la Résistance intérieure dans la Libération du pays : en matière de renseignement, de sabotages d’infrastructures ennemies et de combat au moment du débarquement jusqu’à, pour nombre d’entre eux, l’intégration dans l’armée française et la poursuite de l’ennemi en Allemagne même…
La Provence a connu de vaillants maquis, tels que, pour le seul Haut-Var, le camp Robert, le camp Vallier, vers Aups, ou le camp Battaglia à Ponteves / Bessillon. Ils ont bravement combattu l’ennemi. Nombre de résistants ont malheureusement connu la délation, la trahison de la Milice, la torture et souvent la mort, parfois atroce comme au Bessillon, à Signes ou à la Roque d’Anthéron dans le 13.
La Résistance intérieure a grandement anticipé et facilité le débarquement de Provence, et participa activement aux combats pour la Libération des villes provençales (Draguignan, Toulon, Marseille et tant d’autres villes…). La résistance a été présente, avant, pendant et même après le débarquement.
Conclusion : du devoir de mémoire au devoir de transmission…
Préparé et soutenu par la résistance intérieure, manifestation éclatante de la « France combattante », le Débarquement de Provence a permis à la France de siéger légitimement à Berlin à la table des vainqueurs en la personne de de Lattre de Tassigny et d’obtenir une place parmi les 5 membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU. C’est pour tout cela que le Général de Gaulle avait une prédilection marquée pour ce débarquement, comme il le montra lors de sa visite de 1964.
Au final, nous pouvons considérer que le Débarquement de Provence a assuré le rétablissement de la place de la France comme grande puissance souveraine, démocratique et républicaine.
Nous devons donc une grande reconnaissance à ces soldats étrangers et français ainsi qu’à ces résistants qui ont lutté souvent au prix de leur vie afin que nous soyons libres dans un Etat républicain, démocratique et humaniste.
Nous devons assurer la TRANSMISSION et la DIFFUSION de cette MEMOIRE !
Cette MEMOIRE doit permettre, par la force de l’exemple, de vivifier chez nous-tous le sens de l’engagement citoyen, de la résilience, du courage et de la défense de la République et de ses valeurs : liberté, égalité, fraternité et, ajoutons, laïcité ! …
Dans cette période nationale et géopolitique trouble, notre République ainsi que l’Europe, ont grand besoin de ce que l’on peut appeler « le réarmement moral et civique » de ses citoyens en même temps que, hélas, militaire…