Les incertitudes géopolitiques et leurs impacts
Les grandes tendances depuis les années 90
Depuis une vingtaine d’années, nos vivons dans un cadre géopolitique inédit. La rupture provient non de la chute du mur de Berlin (fin 1989) mais de la fin de l’URSS (fin 1991) qui marque la fin de la guerre froide. A ce moment là, il y a eu un accès d’ hubris de l’Occident. Nous parlions de « nouvel ordre international », de « communauté internationale » et l’idéalisme européen était à son point culminant. De fait il y a bien eu une hyper puissance américaine au cours de la décennie 90.
Par la suite, une gigantesque redistribution des cartes du pouvoir et de la puissance s’est effectuée au bénéfice des pays émergents. Nous n’avons pas encore mesuré tous les effets de cette rupture. Ses effets sont bien sûr économiques et sociaux mais ils portent aussi sur les mentalités, les cultures ou les normes techniques par exemple. Les grandes entreprises ont compris, plus tôt que les hommes politiques, les opportunités offertes par les pays émergents. Ceci explique sans doute le manque de régulation au début des années 2000 car on appréhendait seulement les opportunités sans avoir conscience des risques inhérents à la nouvelle situation. Les Etats-Unis étaient pour leur part exclusivement concentrés sur l’Iraq et sur l’Afghanistan alors que la question la plus sensible était bien celle du rééquilibrage de la puissance à travers le monde.
Les pays émergents sont en effet des puissances qui veulent parfois se venger. La majorité des pays émergents sont d’anciennes colonies souvent situées en Asie et dont la mémoire est longue (par exemple, les traités inégaux humiliants pour la Chine).
C’est la première fois dans l’histoire du monde que tous les peuples sont actifs sur la scène internationale : même un petit pays peut aujourd’hui devenir un grain de sable dans un processus.
Les scénarios globaux de moyen et long terme
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les Etats-Unis ne redeviendront plus la superpuissance unique car il y a aujourd’hui trop de peuples et de pays qui comptent. Ils vont donc essayer de reconstituer un leadership américain mais ce sera un leadership relatif.
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Les occidentaux tous ensemble ne peuvent plus redevenir la puissance dominante. Ils n’ont pas de stratégie commune et chacun cherche à s’en sortir au mieux.
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La domination de la Chine est peu probable. Les dirigeants chinois sont obsédés par la fragilité de leur système politique. Ils veulent éviter de subir le sort de Gorbatchev. La Chine a devant elle d’énormes problèmes et pas seulement des problèmes économiques. La classe moyenne chinoise, aujourd’hui constituée de plus de 400 millions de personnes, aspire en effet à plus de démocratie et de liberté.
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Une coalition des BRICs est également peu probable. Ces pays sont effet très hétérogènes. A titre d’exemple, la Russie vit sur une rente de situation énergétique mais n’est pas une économie moderne.
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L’hypothèse d’un G2 (Chine et Amérique) est certes un concept flatteur pour les chinois mais jamais les Etats-Unis ne se laisseront enfermer dans un tête à tête exclusif avec la Chine. Les deux pays doivent certes gérer une interdépendance croissante en alternant des phases de tension et de coopération mais ils n’ont pas la volonté de régler ensemble les affaires du monde (par exemple il ne leur est pas possible d’apporter une réponse à la question du Moyen-Orient).
Nous vivons donc dans un monde multipolaire et instable, sans pouvoir organisateur. Il n’y a que des enceintes (le G20 par exemple) mais très peu d’instances de pouvoir organisés et efficaces. Le seul organe pouvant avoir un certain pouvoir, si tous ses membres sont d’accord, est le conseil de sécurité de l’ONU. Il l’a récemment montré sur les dossiers de la Lybie et du Mali. Il n’y a donc pas de gouvernement du monde et la situation est devenue très complexe. Selon les termes de Pierre Hassner, nous vivons dans « une situation de désordre stratégique » : il y a deux cent Etats, un grand nombre d’entreprises globales qui ont des chiffres d’affaires supérieur au PIB de nombreux états. Il y a aussi des ONG, le comité Nobel, le Dalaï-lama, et des organisations criminelles et mafieuses qui pèsent, avec l’économie souterraine, quelque 5 à 10% du PIB mondial. Dans ce contexte de croissance et d’hétérogénéité des acteurs de la géopolitique mondiale, on ne sait plus qui régule quoi, on peine à identifier les leviers d’actions et il est difficile de mesurer le véritable pouvoir des politiques. Le monde est un vaisseau en partie démâté. Il importe également de noter que tous les peuples n’appréhendent pas les menaces de la même façon. Aucune menace, même la menace environnementale, n’est perçue globalement et dans des termes identiques ou proches. Il faut donc avoir de l’indulgence pour les dirigeants politiques.
III/ Les enjeux propres à l’année 2013
En Europe, la question de la survie de la zone euro est derrière nous. L’Allemagne a hésité mais elle a conclu que la désagrégation de la zone Euro était plus dangereuse que son maintien (le nouveau Deutsch Mark se serait très fortement apprécié par rapport aux autres monnaies de l’ex zone euro alors même que plus de la moitié du commerce extérieur de l’Allemagne s’effectue avec ses partenaires européens). On recommence également à parler de taux de change et les Etats-Unis, La Chine et le Japon sont beaucoup moins naïfs que l’Europe à cet égard. L’Europe, à trop vouloir être exemplaire en termes d’ouverture de son marché et de respect des règles, risque de devenir l’idiot du village global.
Nous allons probablement vivre au sein de la zone euro dans un contexte de disputes longues et compliquées suivies de phases de réconciliation. Récemment les propos de M. Cameron, qui voulait avant tout se dégager de la pression des euros-hostiles au sein de son propre camp, ont toutefois conduit à poser deux bonnes questions : celle de la compétitivité de l’Europe et celle de la répartition des compétences entre les instances communautaires et les instances étatiques, voire infra-étatiques. Même les Allemands estiment en effet que la commission a grignoté trop de compétences, les Lander ne supportant plus l’augmentation constante des pouvoirs de la commission. Le problème de M. Cameron est très compliqué et certains pays pourraient être tentés de profiter de cette situation pour se débarrasser de la Grande-Bretagne. Ce serait toutefois une grave erreur et pas seulement parce que 40% des transactions en Euro se font à Londres. Les conséquences en matière de politique étrangère et de défense seraient catastrophiques et on risquerait une dérive pacifiste de l’Europe. La solution optimale consiste donc à discuter compétitivité et subsidiarité pour conserver la Grande-Bretagne au sein de l’union et rééquilibrer les pouvoirs.
Sur le Proche et Moyen-Orient, on ne peut pas exclure complètement une opération aérienne israélienne en Iran. Barack Obama, au cours de sa campagne électorale, a été obligé de promettre de tout mettre en œuvre pour empêcher l’Iran de disposer de l’arme nucléaire afin de rassurer Israël. Toute la question est de savoir comment atteindre cet objectif. La réponse dépend pour une large part du jeu politique interne iranien et de la compétition au sein d’instances de pouvoir extrêmement complexes. Les Iraniens savent au demeurant user, de manière très perverse, de leurs propres confrontations internes pour accroître la confusion quant à leurs intentions. Indépendamment de cela, Barack Obama essaiera d’empêcher à tout prix une frappe nucléaire israélienne.
Le reste du processus de paix au Moyen-Orient est archi-bloqué : même s’ils ne le disent pas, tous les dirigeants savent ce qu’il faut faire : un Etat palestinien viable et un accompagnement international de la sortie du désordre qui règne dans ces territoires. Toutefois, il y a encore aujourd’hui un blocage complet des différents acteurs, en Israël même et aux Etats-Unis (poids du Likoud et de son lobby aux USA).
S’agissant des révolutions arabes, il y a peu de chance que la situation se stabilise avant très longtemps. Toute une série de forces s’affrontent dans chaque pays (monarchie le cas échéant, armée, tribus, sociétés civiles, mouvance des frères musulmans qui va progressivement éclater en tendances plus ou moins modérées). Tout est un peu différent dans chaque pays arabe et aucun acteur ne peut réellement influer sur le mouvement actuellement en cours. Personne ne peut dire clairement où l’on en sera dans un an.
Le risque terroriste est toujours très présent mais ce n’est pas un risque systémique. Même s’il peut encore faire de nombreuses victimes, le terrorisme ne gagnera jamais car la modernité finira par l’emporter à long terme dans le monde musulman. Le problème est que personne ne sait si cette évolution se produira à un horizon de 10 ans ou 30 ans, voire à un horizon plus lointain.
Sur le Mali, il fallait que la France intervienne car l’Europe était incapable de définir rapidement une stratégie commune. Toutefois le plus compliqué reste devant nous : la reconstruction économique et politique du pays et de l’ensemble de la zone sub-saharienne. Au-delà de ce cas pratique, il convient de porter un nouveau regard sur l’Afrique. Les Chinois, les Américains, les Brésiliens, Israël, le Quatar et beaucoup d’autres s’intéressent à ces 53 pays si différents. La France, qui vient de marquer des points, et l’Europe doivent prendre leur part dans l’accompagnement de l’évolution de ces pays. Il faut avant tout identifier les pays à fort potentiel, qui peuvent fournir une sécurité juridique et une stabilité politique suffisante pour y investir.
En ce qui concerne la Chine et le Japon, les affrontements en cours demeurent sous contrôle même si chacun des deux pays peut penser qu’il peut avoir intérêt à un certain affrontement. Il n’est pas exclu que le Japon, malgré la volonté contraire de son peuple actuellement, finisse par se doter de l’arme de dissuasion. Pour cela, compte tenu de sa maitrise de la technologie, une année lui serait suffisante.
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En définitive, Obama II pourrait être plus substantiel en matière de politique étrangère qu’Obama I. Pour les Etats-Unis, le gaz et le pétrole de schiste constituent une formidable opportunité (baisse du coût de l’énergie et relocalisation de certaines industries). On voit que l’énergie des Etats-Unis est encore à l’œuvre mais il est probable qu’ils déploieront une politique étrangère plus sophistiquée que par le passé. Les Etats-Unis ne s’engageront que lorsque cela sera absolument nécessaire. Barak Obama jouera probablement de l’affrontement entre les puissances émergentes. Cette stratégie peut être gagnante si elle est conduite de manière intelligente dans la durée. Mais il ne faut pas oublier que 50% des américains ne se résignent pas encore à la perte du statut de super puissance unique de leur pays. Une question importante se pose : si les Etats-Unis deviennent auto-suffisants, voire exportateurs en matière énergétique, vont-ils se désengager du Moyen-Orient ? Il est impensable que les Etats-Unis ne s’intéressent plus au Moyen-Orient même s’ils ne dépendent plus de l’Arabie Saoudite pour leur alimentation en pétrole. En effet, même lorsqu’ils avaient besoin de pétrole dans le passé, les Etats-Unis étaient plus attentifs aux préoccupations d’Israël qu’à celle des pays arabes. Le lien entre l’évolution de la situation énergétique et l’implication des américains au Proche-Orient n’est donc pas mécanique.
Et la France dans tout cela ? Son Etat, ses services publics, sa fonction publique sont-ils des atouts ou des handicaps ?
Nombre de Pays souffrent davantage d’un déficit d’Etat que d’un excès. Mais l’Etat n’est un atout que s’il se concentre sur ses vraies tâches et sur des priorités pertinentes. Or, la France est un pays qui s’est « nombrilisé ». Les Français avaient une conception de l’universalité qui revenait à projeter leur vision et leurs valeurs sur le reste du monde. Or, aujourd’hui, c’est le monde extérieur qui se projette sur la France. Il y a des mondialisateurs et des mondialisés. Notre vision de l’universalité en est profondément perturbée. Pour ma part, je suis libéral sur le plan économique mais je pense que l’Etat est nécessaire. Toutefois, la réforme de l’Etat, qu’on l’appelle RGPP ou d’un autre nom, n’est pas assez convaincante et porteuse de sens. Il y a donc encore beaucoup de travail devant nous.
Notes prises par Yves Chevalier, membre du directoire du Fonds de réserve pour les retraites lors de la conférence prononcée le 7 février 2013 au cercle de l’Union interalliée par M. Hubert Védrine à l’invitation d’Associés en Finance