Une fois n’est pas coutume : commençons par la fin d’une matinée très riche suite à la présentation par Evelyne Cohen-Lemoine, coach et présidente de l’UPR « Science et conscience » de sa visio-conférence sur le thème :
Les nouvelles métamorphoses du travail à l’heure de la pandémie, et puis après ?
En effet, à l’issue d’une présentation au rythme soutenu, les questions, réactions, réflexions des participants ont donné lieu à un échange nourri entre Evelyne et les « galiléens et galiléennes » très actifs en ce lundi matin 12 avril sur le « fil de discussion » de ZOOM, avec « en prime » de très nombreux messages de remerciements et de félicitations :
« Bravo, Evelyne, pour cet exposé superbement structuré et complet. Je vous admire d’essayer de mettre de l’ordre dans le flot de nouvelles idées qui fleurissent sur le terreau de cette crise sans précédent ».
« Bravo pour votre analyse Evelyne et pour les notes d’espoir de la Convention de Philadelphie qui pourrait figurer au cœur d’une reconstruction politique ».
« Bravo pour tout ce que j’ai entendu qui va nourrir ma réflexion« .
« Merci de cette heure et demie de télétravail stimulante ».
La parole à une observatrice du monde du travail et de ses transformations
Dès le début de son intervention, Evelyne Cohen-Lemoine « plante le décor » : « Je ne suis qu’un témoin, observatrice de quelques phénomènes en vigueur dans le monde du travail depuis 3 décennies.
Mon parcours m’a permis d’observer tous les secteurs d’activité de près ou de loin, des banquiers d’affaire aux « rippers » de chez Véolia, des cadres infirmiers aux livreurs de colis, des managers dans l’industrie aux proviseurs d’établissements, des aides-soignants en EHPAD aux start-uppeurs de la nouvelle économie, des haut-fonctionnaires aux éducateurs spécialisés dans les quartiers les plus défavorisés, d’éminents professeurs, médecins ou chercheurs, des juristes, des comptables ou des téléconseillers, des artistes, des précaires, des sans – …, des personnes en transition, des créateurs d’idées ou de projets, des inventeurs de leurs métiers.
Ni sociologue, ni philosophe, psychologue (sans en avoir le titre), mon regard croise les approches de la sociologie des organisations, la psychologie du travail, les mécanismes relationnels en jeu dans les organisations.
La réflexion sur le travail
Cette réflexion sur le travail, sa raison d’être, ses évolutions et ses modalités, passionne Evelyne Cohen-Lemoine depuis longtemps.
Cette passion trouve une résonance nouvelle à l’heure de la Pandémie quand au printemps 2020, tout semble s’être arrêté…
Il a été question du « Monde d’après », on s’est mis à télé-travailler (en particulier dans certaines professions) et à prendre conscience que les métiers les plus utiles à la collectivité, étaient souvent les moins considérés. On s’est dit que plus rien ne serait comme avant, que l’on allait redéfinir les priorités, apprendre à considérer et à reconnaître les métiers.
On a peut-être oublié que depuis des décennies (le front populaire chez nous ?), la réduction du temps de travail était une tendance lourde… Et que cette question a progressivement disparu des débats. Que la fin du travail annoncée en 1995 par Jeremy Rifkin était liée de façon inexorable à la troisième révolution industrielle, à la disparition de la main d’œuvre dans des pans entiers de l’économie, à l’aplatissement des organisations, à l’individualisation des objectifs et à la destruction relative des collectifs.
Le sens du travail au temps de la pandémie…
Quel sens donnons-nous à notre travail dans nos sociétés et dans ce contexte particulier de pandémie mondiale ?
Cette crise rebat les cartes sur une échelle de temps très courte, mais elle ne change pas fondamentalement la donne.
Que se passe-t-il sur un plan individuel ? Pour qui ? Pourquoi ? Comment travaillons-nous ?
Sur un plan global, le système en vigueur en sort il renforcé ?
Certaines modalités vont se généraliser : télétravail, modes de consommation, de déplacements, de réunions, de management et d’organisation, de lieux …
Comment passer de la création de sens sur un plan individuel à un véritable projet collectif, voire politique ?
Le « monde d’après » nous a-t-il été volé ?
Ce que la pandémie a révélé
Des nouvelles fractures sociales sont apparues avec les confinements en fonction de l’habitat, du métier ou de la situation sociale et familiale.
Les inégalités ont été amplifiées à l’échelle d’un pays ou entre régions du monde, de l’isolement croissant, de la précarisation renforcée
Les mesures proposées restent à l’état de pansements, elles ne remettent pas en cause les fondamentaux.
L’exemple de la réflexion en cours sur le revenu universel en est un exemple; on n’est toujours pas capables aujourd’hui de le penser sérieusement à grande ampleur.
Des nouvelles préoccupations sont apparues : consommer moins et mieux, retrouver des liens avec des proches, réduire son empreinte écologique… Pour les mieux lotis d’entre nous, la mode du développement personnel, des approches de la méditation ou des leviers de l’inspiration, du bien-être au travail et la qualité de vie au travail (« QVT »).
À qui ces « méthodes » s’adressent-elles ? N’est-ce pas le moyen de mieux nous faire accepter cette condition en faisant l’économie d’un véritable projet politique…
La question du sens et de l’utilité de notre travail
Les forces productives, et les progrès technologiques, ont libéré une quantité toujours plus grande d’activité humaine. On s’est aperçu que l’on pouvait vivre et travailler en se déplaçant moins.
Que l’on pouvait s’organiser autrement… Que l’on pouvait espérer libérer du temps pour soi ?
Mais pour autant, ce n’est pas valable pour toutes les activités…
Alors…
Peut-on télé-travailler tout le temps ?
Peut-on produire des biens matériels à distance et avec des robots ?
Peut-on soigner sans une relation réelle avec le patient, enseigner sans voir « en vrai » ses élèves ? Manager sans écouter ? Comprendre sans toucher ?
Pour l’instant cette question se pose individuellement avec nos propres ressources psychiques et notre situation matérielle. Ce qui fait qu’un certain nombre d’entre nous ne sont pas en mesure de se la poser.
La lutte des places…
Les facteurs de souffrance au travail se sont accentués /renforcés avec les peurs et les contraintes actuelles.
Les tenants de la souffrance au travail qui se généralise dans toutes les sphères de l’activité (publique ou privée) sont toujours d’actualité : « la révolution managériale qui devait réconcilier l’Homme et l’Entreprise conduit à la lutte des places et au désenchantement… L’humain devient ressource au service de la rentabilité… La souffrance au travail manifeste une nouvelle exploitation psychique… Toute aussi réelle que l’ancienne » (Extrait du livre de Vincent de Gaulejac « travail, les raisons de la colère »).
Et qu’en est-il de la reconnaissance, tellement vitale… Qu’il s’agisse des soignants ou des artistes, des éboueurs ou des enseignants, des paysans ou des livreurs…Et des injonctions de la politique normative de l’évaluation généralisée ?
Sommes-nous entrés dans une crise de civilisation ?
Le modèle dominant du marché mondial place dans la sphère économique, assimilable à une marchandise – les biens matériels, la culture, la connaissance, les sites naturels, les services publics… A-t-on perdu l’esprit de la Déclaration de Philadelphie ?
Il place l’ensemble des relations sociales et internationales sous l’emprise des états, avec leur volonté de contrôle et de puissance.
La crise du Covid-19 est venue montrer les limites et les fragilités intrinsèques de ce modèle.
Quelles sont alors les propositions, les projets politiques qui émergent dans cette période particulière, au-delà du protectionnisme ou de la fermeture des frontières ?
L’accélération majeure de la troisième révolution industrielle
Outre son impact majeur sur le chômage de masse, la troisième révolution industrielle à l’œuvre depuis 2 ou 3 décennies, dissout des liens sociaux, les collectifs de métiers ou les solidarités traditionnelles.
La crise de la pandémie a accentué la digitalisation et la distanciation sociale au sens propre comme au sens figuré,
Concomitante à l’avènement des réseaux sociaux numériques elle entraine un phénomène massif et mondial d’individualisation.
Selon André Gorz « Celle-ci peut signifier une nouvelle mobilité sociale ou l’isolement, une multiplication des chances ou l’exclusion de toute communauté, une possible libération de toute contrainte (famille, travail, quotidien…), mais aussi le danger du repli, de la destruction des solidarités. »
Qui a vu en 2020, Le champ des possibles s’ouvrir ?
Qui s’est isolé, retranché, ou perdu ?
L’esprit de la Déclaration de Philadelphie
La Conférence générale de l’Organisation internationale du travail, réunie à Philadelphie adopte, le 10 mai 1944, la présente Déclaration des buts et objectifs de l’Organisation internationale du travail…
Article I
La Conférence affirme les principes fondamentaux sur lesquels est fondée l’Organisation, à savoir notamment :
- le travail n’est pas une marchandise;
- la liberté d’expression et d’association est une condition indispensable d’un progrès soutenu;
- la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous;
- la lutte contre le besoin doit être menée avec une inlassable énergie au sein de chaque nation et par un effort international continu et concerté dans lequel les représentants des travailleurs et des employeurs, coopérant sur un pied d’égalité avec ceux des gouvernements, participent à de libres discussions et à des décisions de caractère démocratique en vue de promouvoir le bien commun.
Article II
Convaincue que l’expérience a pleinement démontré le bien-fondé de la déclaration contenue dans la Constitution de l’Organisation internationale du travail, et d’après laquelle une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale, la Conférence affirme que :
- tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales ;
- la réalisation des conditions permettant d’aboutir à ce résultat doit constituer le but central de toute politique nationale et internationale.
Quelles perspectives ?
L’enjeu majeur, renforcé par la crise écologique (qui va bien au-delà de la pandémie) est de sortir de la rationalité économique, dont on vu les limites avec la crise sanitaire touchant le service public de la santé.
Les réponses devront conjuguer le champ politique avec les dimensions sociale et culturelle en réorientant les objectifs de production de biens, qu’ils soient matériels ou immatériels.
Des solutions émergentes voient apparaitre de nouvelles mesures visant à plus de justice sociale, par exemple le revenu universel, les circuits de production courts et autogérés, des coopératives, des SCOP, des AMAP, des villes en transition, etc…
Les nouvelles formes d’accès au savoir et à la connaissance
Des instances de coopération à l’échelle mondiale…
Changer d’utopie, changer de récit
Citons André Gorz : « L’utopie industrialiste nous promettait que les forces productives et l’expansion de la sphère économique allaient libérer l’humanité de la rareté, de l’injustice et du mal-être ; qu’ils allaient lui donner avec le pouvoir souverain de dominer la Nature, le pouvoir de se déterminer elle-même, et qu’ils allaient faire du travail l’activité… En laquelle l’accomplissement singulier de chacun est reconnu… Comme servant à l’émancipation de tous.»
Or Gorz termine en disant que cette utopie est morte, qu’il faut en inventer une autre, car « tant que nous resterons prisonniers de celle qui s’effondre, nous demeurerons incapables de percevoir le potentiel de libération que la mutation présente contient et d’en tirer parti en (lui) imprimant son sens » (in Métamorphoses du Travail, p.25. Folio, 1988).
Le choc de la pandémie favorisera-t-il l’émergence d’un nouveau récit humaniste ?
Bibliographie
- La fin du travail- Jeremy Rifkin 1995
- Les métamorphoses du travail – critiques de la raison économique – André Gorz, Folio, 1988
- Recueil de textes de Jacques Ellul : Pour qui, pourquoi travaillons-nous ? 1982 et 1987.
- Travail, les raisons de la colère – Vincent Gaulejac, Ed. du Seuil, 2011
- Une étude de l’université de Stanford sur la « Zoom fatigue », intéressante pour les managers comme pour les collaborateurs.
- Le centenaire de l’OIT et la Déclaration de Philadelphie (PDF)