Le 11 mai dernier, Philippe Valode, historien, a « rafraîchi » nos connaissances sur la période nazie en une conférence qui s’est déroulée en la forme d’un exposé très structuré. Salutaire et indispensable !
Résumé : La chute du régime nazi coïncide avec le suicide d’HITLER, le 30 avril 1945. 1. L’Etat nazi est totalitaire, puissant et très organisé 2. Les procès à l’encontre des dirigeants nazis 3.Les moyens utilisés pour dénazifier 4. Constat final : les sanctions ont globalement été très légères ; la dénazification semble impossible ; la justice n’est pas passée |
1. L’Etat nazi est totalitaire, puissant et très organisé
HITLER cumule et est à la source de tous les pouvoirs : chef d’Etat, chancelier (équivalent de Premier ministre), chef des trois armes.
Dans l’administration, la fidélité passe avant la compétence puisque l’administration doit faire allégeance au Führer : c’est le « Führer Prinzip ».
Le parti nazi est très puissant. En 1920, d’origine ouvrière. En 1939, il compte 5,7 millions d’adhérents et 8,5 millions en 1944, c’est-à-dire 10% de la population allemande (80 millions d’habitants). La structure administrative semble assez légère avec 25.000 permanents. Le parti possède un journal à grand tirage. Le parti est très organisé, s’appuie sur des « Leiter » (un dans chaque immeuble, quartier, région, province). Rudolf Hess est à sa tête jusqu’en 1941.
Un syndicat unique dans le monde du travail qui regroupe 23 millions de travailleurs et est géré par 40.000 fonctionnaires.
Les Jeunesses hitlériennes enrôlent les garçons de 8 à 18 ans et les filles de 10 à 18 ans. Appartenir aux Jeunesses hitlériennes n’est pas une option, c’est obligatoire. Au total, 7 à 8 millions de jeunes sont embrigadés.
Des organisations paramilitaires nombreuses et très bien organisées : ce sont les SA et les SS. Leur but ? Peu à peu se substituer à l’armée officielle, la « Wehrmacht ». Les SA sont « les gros bras du régime », ils sont nombreux (entre 2,5 et 3 millions de personnes). Les SS et les Waffen-SS seront 1,2 millions d’individus en 1944. Les missions de ces forces sont régaliennes : renseignement, police politique, police criminelle et police de maintien de l’ordre.
Toute la population est mobilisée dans la guerre : 18 millions d’Allemands ont été mobilisés entre 1939 et 1945 dont 1 million de femmes. Le bilan : 5 millions de morts, 12 millions de blessés.
Que prône l’idéologie nazie ?
- L’inégalité des races,
- La revendication de « l’Espace Vital » pour la « race allemande »,
- L’euthanasie des « pas comme les autres » : tuer les vieux, les anormaux, les homosexuels, les handicapés …,
- La réunion des populations allemandes en Europe dans un même territoire et un même État.
Qui sont les idéologues du nazisme ? Alfred Rosenberg en est le théoricien et Joseph Goebbels le ministre de la Propagande.
Y-a-t-il eu des forces de résistance ? L’Église catholique (40 % de la population est croyante) principalement, en dépit du concordat de 1933 et grâce à l’encyclique Mit brennender Sorge (Avec une brûlante inquiétude) de 1937, interdite par le régime mais lue dans toutes les paroisses. Joseph Frings, l’évêque de Cologne est la figure la plus remarquable de la résistance catholique. Ce refus des excès nazis existe beaucoup moins côté protestant (60 % de la population).
Hitler a des soutiens intellectuels et économiques puissants
- Les juges, magistrats, professeurs et recteurs se rallient : Karl Schmitt, Martin Heidegger, Ernst Jünger et même Karl Jaspers…
- Les milieux économiques et financiers : Schacht, Flick, Krupp, l’IG Farben. Toutes les banques ! Toute l’industrie !
- 19 décideurs demandent à Hindenburg – le 19 novembre 1932 – de nommer Hitler chancelier.
- La machine économique prépare activement la guerre : les industriels et financiers financent le développement de produits synthétiques (buna et essence synthétique) en prévision d’un futur blocus ; des réserves de matières premières sont constituées. La population, notamment féminine, est recrutée de force dans les entreprises.
- 1936-1940 : plan à quatre ans pour préparer la « guerre totale »
- En 1933, l’accord américano-allemand dit « Schacht – Dulles – Morgan Bank ». La banque Dillon Reed & Co accorde un prêt de 800 millions de dollars à l’Allemagne pour créer 3 cartels : IG Farben, le cartel de l’acier (Vereinigte Stahl Werke), le cartel électrique AEG.
- D’importants dons sont faits à Hitler et aux dirigeants nazis : de 1933 à 1944, leur cumul atteint 40 millions de Reichsmark.
- La duplicité des entreprises allemandes avec leurs clients et
- fournisseurs étrangers vis-à-vis de l’État nazi est constante. Dès 1939, des trustees sont instaurés dans toutes les grandes filiales allemandes à l’étranger pour éviter les nationalisations.
- En 1944, les groupes allemands commencent à refuser d’être payées par le Reich en bons-du-trésor d’Etat parce qu’ils les savent sans valeur future en raison de l’évolution de la guerre.
2. Les révélations apportées par les procès à l’encontre des dirigeants nazis
Les 13 procès de Nuremberg
- Le premier procès (20 novembre 1945 – 1er octobre 1946) juge 21 dirigeants nazis : 20 sont condamnés (dont 12 à mort) et 1, Bormann, par contumace car il a disparu. C’est un procès organisé par tous les Alliés.
- De 1946 à 1947 : 12 autres procès de dirigeants nazis se tiennent à Nuremberg : 198 dirigeants jugés dont 24 condamnés à mort. Ces procès sont organisés par les Américains. Qui sont les personnes jugées ? Milch (le N°2 de la Luftwaffe) de grands chefs d’entreprise, des membres de la Gestapo, des juges et juristes, des ministres, des médecins exterminateurs, des membres des Einsatzgruppen, des militaires. Mais les deux ministres de la justice de l’État nazi, Gürtner et Freisler, ne sont pas parmi les accusés !
La lecture des minutes des procès (12.000 pages) montre que l’on s’efforce de comprendre comment fonctionnait le système nazi et qu’on cherche les preuves factuelles de culpabilité.
L’immensité des crimes commis est documentée.
- L’Holocauste, c’est 5 millions de juifs (pour l’essentiel) gazés et 1,5 million de juifs morts par balle. Autrement dit, 4.000 membres des Einstazgruppen ont tué 1,5 millions de personnes !
- 200.000 tziganes ont été exécutés.
- Entre 2,5 à 3 millions de prisonniers de guerre russes sont morts de faim et de mauvais traitements, les combattantes russes ayant été immédiatement fusillées.
- 1,025 millions de Yougoslaves sont exécutés (50 à 100 otages fusillés par soldat allemand tué), soit 10,5 % de la population.
- En Grèce 150.000 civils sont exécutés et 300.000 Grecs meurent de faim, soit 6,5% de la population.
- La Wehrmacht « alimente » et protège la Waffen SS qui exécute les populations.
- L’euthanasie (Aktion T4 et 14f13) conduite par les nazis contre le peuple allemand est tout aussi violente : 150.000 personnes mises à mort. Bien plus, la loi du 14 juillet 1933 prévoit la stérilisation des personnes handicapées (dont les personnes sourdes, aveugles et muettes) : 400.000 sont ainsi traitées.
- Une petite centaine de médecins allemands font des expériences sur des êtres humains (entre 2.000 et 10.000 victimes décédées).
- Le travail forcé touche 7 millions de personnes. En France, il s’agit de la Relève (trois travailleurs volontaires pour l’Allemagne contre la libération d’un prisonnier de guerre) puis du détesté STO (service du travail obligatoire). Enfin, l’accord Speer-Bichelonne permet la mise en place des S Betrieb : la main d’œuvre française travaille alors exclusivement sur le sol national pour des entreprises allemandes et participe, notamment, à l’édification du Mur de l’Atlantique ! L’entreprise Sainrapt et Brice – par exemple – y contribue directement : c’est une entreprise française du bâtiment qui existe encore au sein du groupe Vinci… Le travail forcé se fait dans des conditions humaines et sanitaires effroyables : le taux de mortalité est très fort.
- Les SS gardent les camps de travail avec la plus grande violence.
- Les entreprises allemandes mettent la main sur les entreprises des pays occupés. En France par exemple, Rhône-Poulenc (Théraplix), Oxygène Liquide, Oxydrique française, Société des matières colorantes de Mulhouse, Kuhlmann… sont absorbés.
Toute cette barbarie va être condamnée par le monde civilisé : c’est le statut de Londres (8 août 1945) signé par les USA, l’URSS, Le Royaume-Uni et la France et la loi N° 10. Ils définissent le cadre d’une justice internationale avec un tribunal militaire international et la notion de crime contre l’humanité.
Konrad Adenauer fondera les bases de la future Allemagne Fédérale à partir de 1949 mais sans rejeter le mythe de la Wehrmacht propre, elle qui n’a cessé de fusiller les otages, de commettre des massacres, de couvrir les Einsatzgruppen… Ainsi, du 5 au 9 octobre 1950, en l’abbaye d’Himmerod, 15 anciens hauts dignitaires militaires nazis tiennent-ils un séminaire qui exige LA REHABILITATION PREALABLE de la WEHRMACHT et de la WAFFEN SS, ainsi que la libération de tous les militaires criminels, avant que de jeter les bases de la nouvelle Bundeswehr. Adenauer cède…
La machine de guerre nazie est contrôlée par cinq personnes :
HITLER, Albert SPEER (ministre de l’armement et de la production de guerre à partir de 1942), qui relance spectaculairement la machine de guerre allemande – condamné à 20 ans de prison au procès de Nuremberg, libéré en 1966, mort à Londres en 1981 à l’âge de 76 ans, Ehrard MILCH (mise en place et organisation de la Luftwaffe, production d’avions), condamné à perpétuité au procès de Nuremberg, peine commuée en 15 ans de réclusion, libéré en 1954, décédé en 1972 à Düsseldorf à l’âge de 80 ans, Karl KRAUCH (patron de la BASF puis de l’IG Farben), grand organisateur de la production d’armement et de la reconstruction des usines, condamné pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et pour sa participation aux opérations de déportation, d’esclavage et de travail forcé – condamné à six ans de réclusion, libéré en 1950, décédé en 1968 à l’âge de 81 ans,Fritz SAUCKEL (Plénipotentiaire général pour la Main d’œuvre obligatoire) en charge de la ventilation des contingents de prisonniers, d’internés, de déportés au sein des usines d’armement, des exploitations minières, des activités agricoles – condamné à mort au premier procès de Nuremberg et exécuté en 1946. |
La production pour la machine de guerre nazie est organisée et planifiée avec efficacité :
- Un Conseil de planification centrale,
- Un staff de combat économique, le Jägerstab,
- Une structure de relocalisation des usines détruites,
- Une organisation de répartition de la main d’œuvre,
- En 1944, l’Allemagne produit 2 fois plus d’avions (35.000), qu’en 1940,
- Au 1er janvier 1945, les équipements des armées allemandes sont suffisants mais il n’y a plus de tankistes, d’aviateurs, de sous-mariniers…
3. Les moyens utilisés par les Alliés pour dénazifier
Quel est l’état de la population de l’Allemagne en mai 1945 ? Une population traumatisée et dévastée
- Traumatismes des bombardements alliés sur les grandes cités
- Les viols, insupportable tribut payé par les femmes : deux millions de femmes violées, 10.000 suicides de femmes à Berlin, 20.000 suicides de femmes en Prusse orientale, Poméranie et Mecklembourg pour échapper aux violences russes. Mais aussi 190.000 femmes violées par les troupes américaines, 35 000 par les soldats anglais et tout autant par les armées françaises.
- 25 % des hommes tués au combat
- Des millions de soldats allemands parqués en Allemagne dans des camps, en plein air, pour contrôle avant libération
Une méthode pédagogique et qui informe
- Visites des « camps de la mort » organisées pour la population allemande comme celle de Weimar traînée à Buchenwald
- Projection des films de la Wehrmacht sur les camps et la destruction des ghettos polonais
Le remodelage de la presse et une réforme de l’enseignement
- Tous les journaux allemands existants sont supprimés
- Chaque Allié crée un système éducatif propre dans sa zone d’occupation
La réforme institutionnelle et des administrations
- Création de la RFA (République Fédérale d’Allemagne) par la loi fondamentale (23 mai 1949) et premières élections législatives (décembre 1950)
- Une épuration, légère, des personnels administratifs : réintégration de 3 millions d’agents publics. Seuls 108.000 fonctionnaires sont exclus (ils seront réintégrés pour la plupart à partir de 1950).
- Des lois d’amnistie successives et excessives : 1946, 1947, 1949, 1951, 1954 (cf Guerre froide avec crise de Berlin de 1948/1949 et guerre de Corée de 1950/1953). Les jugements devant des chambres disciplinaires aboutissent au renvoi de seulement 5.000 fonctionnaires à partir de 1950
- Réintégration très large des juges et des magistrats, y compris les membres du sinistre et criminel Tribunal du Peuple
- Enfin la loi de 1953 dispose que désormais, la conscience passe avant l’obéissance dans le service public allemand
- Constat final : les sanctions ont globalement été très légères ; la dénazification semble impossible ; la justice ne passe tout simplement pas
L’exaspération allemande ne cesse de s’amplifier : 1945 et 1946 sont deux années de famine avec deux hivers très rudes. En RDA, 50.000 Allemands meurent dans des camps.
La maltraitance s’intensifie : le général De Gaulle, par exemple, obtient 1,2 millions de prisonniers allemands pour les opérations de reconstruction et déminage en France (en 1945/1946, 23.000 prisonniers militaires allemands trouvent la mort en France !)
En Allemagne dans les quatre zones d’occupation alliées, on compte encore 250.000 Allemands détenus jusqu’en 1947 (dont 19.000 dans la zone française).
En 1949, pour les trois zones alliées (hors zone russe), sur 49 millions d’habitants, en Allemagne donc, on compte 100.000 dossiers pénaux ouverts et 10.000 actions judiciaires menées à terme. On enregistre 5.000 condamnations dont 800 à mort (480 exécutées).
On enregistre un deuxième flux de procès en RFA, organisés par l’Allemagne, à partir de 1949. Environ 6.520 personnes sont condamnées entre 1949 et 2005, dont aucune à la peine capitale.
4. Quel bilan global Philippe Valode nous invite-t-il à tirer ? La dénazification paraît impossible !
En RFA, au total, en zones occidentales, 11.500 condamnations dont environ 650 à mort exécutées. S’ajoutent les condamnations de nazis allemands arrêtés dans tous les pays d’occupation. En France, par exemple, entre 47 à 54 nazis allemands sont exécutés après jugement.
À titre de comparaison, la répression de la collaboration française pro allemande est féroce. En France, on compte 30.000 personnes liquidées victimes d’une épuration sauvage (chiffres Henri Amouroux) ; 311.000 dossiers pénaux ouverts ; 126.000 personnes internées ; 160.000 procès. Au final, 6.763 Français sont condamnés à mort et 1.536 exécutés.
Les dirigeants économiques de l’Allemagne : ils sont, somme toute, faiblement condamnés et reprennent place à la tête des grandes entreprises. Certains d’entre eux, comme Ferdinand Porsche, échappent à tout procès
Une filière d’exfiltration des dirigeants nazis s’organise avec l’appui de la CIA et de la Croix Rouge et même du Vatican (l’évêque Hudal) vers l’Amérique latine : Argentine, Paraguay, Brésil, Bolivie, le Chili et le Moyen Orient : Syrie et Égypte…
La filière Odessa des anciens SS permet d’extrader les pires assassins : Eichmann, Brunner (décédé à Damas en 2001), Mengele, Barbie, Wagner, Priebke, Roschmann, Rauff, Skorzeny…
Les scientifiques, souvent criminels, sont recrutés par les Etats-Unis (3.000 dont von Braun, père du programme spatial Apollo) et par l’URSS (plus de 3.000).
Le rebond dans le nouveau système politique fédéral : En RFA, nombreux sont les dirigeants nazis qui peuvent faire une nouvelle carrière. En voici quelques exemples significatifs parmi de nombreux autres :
- Kurt-Georg Kiesinger est membre du parti nazi depuis 1933 puis dirigeant nazi surnommé « le Goebbels de l’étranger ». À la fin de la guerre, il est prisonnier dans un camp d’internement de 1945 à 1946, libéré en 1948, il est élu chancelier fédéral en 1966, fonction qu’il occupe de 1966 à 1969.
- Werner Best (plus haut dignitaire nazi en liberté après le procès de Nuremberg) devient patron du FDP (le parti libéral allemand de centre droit).
- Ernst Achenbach (délégué aux questions juives auprès de l’ambassadeur du régime nazi à Paris, Otto Abetz) devient n°2 du FDP qui prône l’amnistie générale. Achenbach continue à occuper des responsabilités importantes jusqu’en 1979, tout en poursuivant ses activités d’avocat et de lobbyiste en faveur de l’amnistie des criminels nazis.
- Hans Globke, nazi ayant soutenu l’holocauste et qui était un des directeurs des « affaires juives », se voit porter à la direction de la Chancellerie de la RFA (de 1953 à 1963). Il est un conseiller très proche du chancelier allemand Adenauer et créé l’agence de renseignement de la RFA, le BND, confié à Gehlen, un ancien nazi spécialiste du sujet !
Ainsi donc, la volonté américaine de disposer d’une Allemagne forte face au camp soviétique en pleine Guerre Froide conduit-elle Washington à accepter de libérer la plupart des prisonniers nazis par anticipation, pire, à favoriser leur réintégration la plus rapide dans les administrations et les grands groupes industriels allemands. La dénazification a été plus spectaculaire que réelle, dans une Allemagne qui refuse de se considérer globalement coupable de crimes contre l’humanité. Non seulement la dénazification n’a guère eu lieu, mais l’effort d’un examen de conscience collectif n’a pas été conduit.