Le masque, dans l’imaginaire universel, assortit spontanément la fête débridée, le carnaval, à Venise par exemple. Parce qu’on voile le visage, on s’autorise l’anonymat et la licence de tout faire ou presque, quel qu’en soit le danger. Luxe, volupté d’où le calme est exclu. Le grand théâtre des ruses déploie sans vergogne un jeu d’amour et de hasard dont Marivaux donne la clef.
De l’arabe maskh, le nom maskhara désigne la comédie avec travestissements, mais derrière la futilité du spectacle se profile toujours maska, la noirceur et la sorcière, avatar de démon. Parce que tourner en dérision, se moquer, n’est jamais neutre, la méchanceté pointe son mufle.
Le français n’escamote pas davantage la volonté d’abuser, la tromperie plus ou moins avérée. Mâchurer signifies’enduire le visage avec une pâte, avec du mascara par exemple. C’est aussi le geste que l’on fera sur le visage d’un mort pour en conserver le masque mortuaire. Trace inquiétante offerte à la mémoire des vivants.
Se livrer à une mascarade, n’est-ce pas chercher àcacher, déguiser la réalité, en affichant autre chose que soi ?
Tout s’apparente alors à un tour de passe-passe magique. Tel est le pouvoir bénéfique de la mascotte, mais qui est aussi le talisman du sorcier.
Le masque se repère dans toutes les sociétés depuis l’Antiquité, vestige du délire dionysiaque qui s’imprimera dans les masques de tragédie d’abord, de comédie ensuite, fête celtique d’Imbolc, cérémonies expiatoires des Romains. L’Église ne s’est pas voilé la face sur les dangers du travestissement, interdisant, dès le concile d’Auxerre en 585, de « faire le cerf et le veau le premier jour de l’An ». Ces interdits réitérés viendront s’échouer contre les mascarades médiévales, fête de l’Âne, des Fous, bal des Ardents, entre autres. En témoignent, sur les chapiteaux ou clés-de-voûte des églises, lesmascarons sculptés,figures fantastiques ou grotesques en ronde-bosse ou bas-relief.
Le carnaval, en nos temps chahutés, a pris une apparence bien plus insidieuse et dangereuse. Hasard des rencontres, certes, mais le virus y interdit l’amour. Quand les jeunes héros de la comédie de Marivaux jettent enfin le masque, ils avouent l’amour, mais posons-nous la question : derrière le masque, quelle vérité trouvent-ils? La plénitude innocente d’un sentiment qu’ils se sont caché à eux-mêmes et à l’autre ? La fausseté d’un rôle que par caprice ils ont usurpé ? Quel nouveau masque recouvre à son tour une autre réalité celée ? Jusqu’au vertige du vide, peut-être ? Filons la métaphore… La valse-hésitation, au bal des masques que viennent de vivre nos sociétés, offre un étonnant parallèle avec les ambiguïtés sémantiques du mot. Le masque y est devenu le personnage central d’une tragédie-comédie où fleurissaient les atermoiements, les incompétences, les rivalités et les jalousies, les manques flagrants, l’âpreté financière. Les dialogues le concernant auraient été désopilants si l’enjeu de l’intrigue n’avait pas été aussi immédiatement vital. Comme toute tempête, la guerre des masques a fini par s’apaiser, chacun y va de l’originalité colorée de ce qui voile sa face, dans un partage de l’espace public où force est de s’accoutumer au croisement de visages sans âme, sans sourire, où la parole elle aussi est masquée et l’intonation voilée. La menace virale et vitale rend circonspect, contraint justement à regarder autour de soi. Pour éviter de trop flairer le danger, on s’empêche de respirer jusqu’à ne plus pouvoir sentir l’autre, on s’asphyxie de méfiance. On se voile la face sur les catastrophes larvées, intimes ou collectives, sur les risques incommensurables des tentations totalitaires. Quel dénouement pour cette intrigue sans plaisir ?
Annick Drogou, Galilée.sp, 2020