« Jouez, hautbois, résonnez, musettes ! ». On aurait pu ajouter : sonnez, trompettes ! C’est presque de saison…
Mais que viennent donc faire ici de tels rapprochements ?, vous étonnez-vous. Eh bien, c’est qu’avec eux, on entre dans le vaste champ lexical de la duperie, de la tromperie, du mensonge, de la fraude.
De quoi avoir la nausée, voire la jaunisse, comme les gilets jaunes qui sont toujours à l’ordre du jour. Sans voir cette jaunisse comme « révélatrice » des caractères chafouins, précisons-le.
Le sémantisme indo-européen *ghel-, qui désigne la couleur brillante, jaune ou vert, en infère, entre autres mots, le choléra et la colère. Et la mélancolie, qui n’a cessé de hanter la réflexion thérapeutique, dès les temps reculés de la médecine grecque, et fut une source quasi inépuisable de remèdes très souvent fantaisistes.
Au-delà de la complexité phonétique, on trouve aussi dans ce champ sémantique le fiel et la félonie.
En latin, l’adjectif *galbinus, dont est issu le mot jaune, définissait la couleur de l’opprobre, celle des prostituées ou des maris cocus, et stigmatisait la trahison réelle ou supposée, rouelle ou étoile jaune de sinistre mémoire, « jaune administratif » des couloirs et cellules de prison.
On est à l’évidence dans le vocabulaire de ce qu’il faut dénoncer avec tambour et trompette. Le mot, issu de l’ancien haut allemand, est probablement onomatopéique, – ce qui se dit d’un mot calqué sur le son.
On souffle dans le tromblon, le trombone, la trompe de chasse, pour avertir mais aussi pour se jouer de quelqu’un et le ridiculiser, donc le tromper. Ne serait-ce que pour voir sa trombine…! Quant aux trombes d’eau, elles arrivent en revanche souvent sans prévenir.
La duperie elle aussi est onomatopéique, dès le latin *upupa qui désigne l’oiseau au cri « houp houp houp », dont le plumage et la huppe chamarrés lui attirent des prédateurs. Riches, donc huppés. Pauvre volatile naïf et perçu comme stupide, qu’on a tôt fait de déhupper, donc duper !
A noter que les oiseaux sont souvent les victimes langagières. Du dindon de la farce au pigeon qu’on plume, on se fait duper et pigeonner.
Tromperie, duperie. Ajoutons-leur la fraude, qui en latin exprime aussi la tromperie, les moyens frauduleux, par lesquels on floue, *fraudare, c’est-à-dire on trompe en trichant, quitte à frustrer.
Et le recours est universel au baratin, d’une origine probablement gauloise *bar qui désigne la ruse, la perfidie, la déloyauté, la baraterie médiévale qui permet de « beurrer » les oreilles de l’auditoire à qui l’on fait croire que les propos sont délicieux comme une crème de lait soigneusement barattée.
Tromperie, duperie, fraude, baratin et… le mensonge ! Qui les condense et les couronne !
Avec lui, on entre dans un sémantisme très pluriel, surprenant.
*Men-/*mon/*mn exprime l’idée générale de mouvement de l’esprit et du corps. Vaste programme !
Le grec en infère la mathématique, c’est-à-dire ce qu’on apprend par l’expérience, l’objet d’un enseignement. Prométhée réfléchit avant d’agir, son jumeau Epiméthée accumule les bévues par son inconséquence.
Le champ lexical en latin se développe davantage autour de l’idée d’avoir présent à l’esprit, *mens, le principe pensant. Faire mention de quelque chose, commenter, se souvenir, réminiscence, memento mori. Jusqu’au suffixe particulièrement employé dans les noms et les adverbes en -ment. Comment, mental. Et si on perd l’esprit, on sombre dans la démence. Ce qu’inspire avec véhémence, par exemple, la Méduse.
Qu’est-ce que fait le menteur, sinon donner une autre apparence, vraisemblable et crédible, à la réalité, dénonçant ainsi la fragilité de toute vérité ? Une menterie convaincante jusqu’à ce que la rumeur en soit démentie.
L’argot ne s’y trompe pas lorsqu’il nomme la langue la menteuse !
Du latin *monere, avertir, appeler l’attention, exhorter, sont tirés la prémonition, le monstre, objet d’avertissement divin montré aux hommes, la démonstration. Monuments aux morts érigés pour rappeler les horreurs de l’Histoire et avertir les passants des dangers de la guerre. Avec l’efficacité qu’on sait !
Et même la monnaie, que l’on doit à la déesse Juno Moneta, en souvenir des avertissements qu’elle donnait dans son temple, où étaient conservées les pièces et leurs matrices. Mensonge toujours, celui des bateleurs qui payaient en monnaie de singe sur le Petit Pont, parce que les tours de leurs singes savants les dispensaient d’octroi.
Les faux monnayeurs, malgré les admonestations judiciaires et morales, sévissent de toute éternité, même s’ils se voyaient jadis condamnés à être bouillis sur la place du Marché aux Pourceaux, au Châtelet.
Le grec use du même champ sémantique sous la forme *mn-. Les aléas phonétiques permettent l’amnésie, l’amnistie et la mnémotechnique, ou l’automate, qui a son propre mouvement. Et même, dans l’ordre de la prédiction, la mantique du devin, chiromancie, onéiromancie quand les rêves « parlent », la nécromancie quand il s’agit des morts.
Pour terminer en beauté cet inventaire peu exhaustif, sacrifions aux Muses, de *montya. Musée, mosaïque – qui n’a rien à voir ici avec Moïse…-, la musique évidemment.
Ne faisons pas l’impasse non plus sur le lexique grec de la folie *mania, la manie, furie, délire léger du mélomane, moins innocent de l’opiomane.
Démence et manie…
Alors, le mensonge ? Il est à noter que les Grecs n’ont jamais tracé de distinction très nette entre « imaginer, feindre » et « mentir ».
Mentir ? Ne pas dire la vérité ? Plutôt la travestir, inventer une autre réalité, peut-être vraisemblable, plausible, plus aimable et séduisante. Tant pis pour les crédules qui se laisseront abuser !
Pandémie et élections vont en bateau… Nous voici embarqués pour une durée incertaine dans le grand branle du mensonge, par volonté délibérée et maligne des uns ou incompétence naïve mais bavarde des autres. Une cacophonie qui s’assortit de la fraude à tous les étages, comme on lit encore « gaz à tous les étages » sur les façades parisiennes. Les experts autoproclamés s’y montrent les acteurs, conscients ou abusés, d’un marché de dupes où le jeu, de dupes lui aussi, exponentiel jusqu’à la folie, s’appuie sur le mensonge sans en mesurer les dangers bien réels.
Mais qui leur en ferait remontrance, puisque la reine de ce bal si peu musical est la communication, dont Régis Debray dit avec grande pertinence que « c’est la mise en scène de mensonges momentanément efficaces ».
Annick Drogou
Galilée.sp,
21.01.2022