Petit déjeuner du 15 octobre avec Anne Tréca
« Métamorphoses de l’Italie depuis 1945 »
Ce matin du 15 octobre, Laurence Fiessinger, trésorière adjointe de Galilée.sp, avait invité Anne Tréca, journaliste franco-italienne, à venir parler de notre « voisine transalpine », et plus particulièrement des « métamorphoses de l’Italie depuis 1945 » qui est aussi le titre de son livre paru aux éditions Ateliers Henry Dougier, 2018.
Anne Tréca travaille pour RTL et RFI, mais elle a aussi présenté le journal télévisé en Italie, a été également en poste à Bruxelles pour suivre les questions européennes. Pour son livre, Anne Tréca a interrogé 10 « grands témoins » qui ont participé aux changements politiques, économiques et sociaux intervenus au cours des 70 dernières années en Italie.
Au-delà des « métamorphoses », l’intervention d’Anne Tréca a permis à l’auditoire, nombreux ce matin-là, de faire le point et sans doute de mieux comprendre les mutations à l’œuvre en Italie.
Une Italie au bord du gouffre ?
Anne Tréca entre de plain-pied dans l’actualité italienne en faisant référence au récent séjour à Paris de l’écrivain Roberto Saviano, grande figure de la lutte contre les inégalités, auteur de « Gomorra » mais aussi de « Extra pure », des ouvrages qui dénoncent l’univers des mafias et des économies « grises ».
Lors d’une conférence organisée par le journal « Le Monde » le 7 octobre dernier, l’écrivain n’a pas « mâché ses mots » en décrivant la montée du populisme, il a dénoncé les attaques menées contre l’Etat de droit et rappelé que l’Italie a tout inventé : le fascisme, Berlusconi et la politique spectacle et que si l’on n’y prend pas garde, c’est bien ce qui risque de se passer aussi en France… Sur ce sujet précis, les propos de Saviano issus de la vidéo sont très explicites…
De son côté, Marc Lazar, professeur à Sciences Po et spécialiste de la vie politique italienne, cité par Anne Tréca, écrit : « L’Italie reste un laboratoire de populismes. Ces mouvements proclament l’antagonisme irréductible du peuple, supposé uni, aux élites dirigeantes, supposées homogènes, complotant en permanence contre le premier. Ils défendent une conception organique de la société, laquelle doit être débarrassée de ses éléments considérés comme allogènes – les étrangers ou les élites justement. Ils suggèrent qu’il n’y a que des solutions simples et point de problèmes complexes. (…) Le 4 mars 2018, l’Italie est peut-être rentrée dans une nouvelle phase de la démocratie qu’avec le sociologue Ilvo Diamanti nous appelons la peuplecratie ». (in « l’Italie des populismes » Fondation Jean Jaurès, 08/03/18).
La tristesse et la douleur sont remontées à la surface à l’occasion des entretiens avec les grands témoins interrogés par Anne Tréca. Beaucoup de nostalgie, l’impression d’un paradis perdu, et l’inquiétude face à l’avenir pour les jeunes générations, avec un présent qui n’est pas vraiment « porteur ».
Un pays complexe
Pour se faire une idée de ce qu’est l’Italie, il faut « laisser les gondoles à Venise », bien se mettre en tête que « Capri, c’est fini » et qu’il importe d’abandonner ces clichés éculés pour tenter de saisir toute la complexité – toutes les complexités – de cette botte aux facettes multiples et déconcertantes, peuplée de montagnards et de marins, qui vivent dans une nature hostile. De fait, la douceur de vivre italienne n’existe que par le talent et la grâce des italiens eux-mêmes. Dans ce pays très difficile, la structure génétique est la plus diversifiée d’Europe et il n’est pas facile de définir ce que pourraient être l’identité italienne, le caractère italien. Du coup, il est difficile aussi de définir une nation, sinon à l’étranger ou à l’occasion d’une coupe de football, où tout le monde se reconnaît comme italien, puisqu’on joue contre un ennemi commun. C’est ce qui se retrouve dans la politique menée actuellement par Matteo Salvini, Vice-président du Conseil et ministre de l’Intérieur, leader de la Ligue, qui a fait de l’Europe le bouc émissaire, l’ennemi. Les italiens sont plutôt des « régionaux », attachés à l’histoire de leur région : on est toscan, sicilien avant d’être italien… Les dialectes régionaux sont encore très vivants et vivaces, ce qui ne facilite pas toujours la communication et la compréhension entre les habitants du Nord et ceux du « Mezzogiorno ».
Services publics et vie politique
Pour des français, il n’est pas forcément facile de comprendre les structures de l’Etat italien et la façon dont sont organisés les services publics. Le fédéralisme très prégnant, l’extrême éclatement des entités locales et régionales, fruits de l’histoire italienne, rendent difficile l’exercice des pouvoirs, tant sur le plan politique qu’administratif.
L’Italie est un régime parlementaire. Le scrutin est proportionnel et donne lieu à des gouvernements de coalition qui restent très fragiles et qui obligent les forces en présence à négocier entre elles en permanence. Tout ceci donne à la vie politique italienne une tonalité chaotique, erratique. La culture du compromis l’emporte sur les autres modes de fonctionnement, cela donne beaucoup de souplesse et de pragmatisme, mais cela ne donne guère de lisibilité aux actions entreprises. La tâche d’Anne Tréca, en tant que correspondante pour des media français, n’en est que plus difficile quand il s’agit de rendre compte des complexités italiennes à un public qui a tendance à ne retenir des explications données que l’impression d’inefficacité et de chaos.
Le processus décisionnel italien n’a pas grand’chose à voir avec ce que nous connaissons en France. Après la période du fascisme, les rédacteurs de la constitution italienne ont souhaité la « dispersion » du pouvoir, afin d’éviter le retour d’un éventuel dictateur et favoriser au contraire l’expression et l’action de contre-pouvoirs. Mais cette dispersion engendre des dysfonctionnements, notamment dans une administration pointée du doigt pour son inefficacité.
Mais dès que des réformes sont proposées, c’est une levée de boucliers par crainte de la concentration du pouvoir dans les mains d’un seul homme. C’est sans doute là l’une des raisons de l’échec de Matteo Renzi lors du référendum concernant précisément la réforme des institutions (voir à ce sujet la vidéo de Marc Lazar sur le site de la fondation Jean Jaurès
Mais le remède est parfois pire que le mal et on peut se poser des questions sur l’actualité de la vie politique italienne avec l’arrivée au pouvoir d’un autre Matteo (Salvini), Ligue du Nord et du mouvement Cinq étoiles de Beppe Grillo.
Le « je t’aime moi non plus » franco-italien…
Les relations franco-italiennes se font le plus souvent sur la base d’un « modèle » fascination/répulsion. Les français sont attirés par le sens de l’esthétisme des italiens, leur joie de vivre, leur énergie, leur dynamisme, leur pragmatisme, et cette culture qui vient du fond des âges, cette longue histoire artistique et intellectuelle… A l’inverse, les italiens sont fascinés par la France, l’art de vivre, l’esprit cartésien, l’efficacité de l’Etat central, le goût pour la spéculation intellectuelle, les débats philosophiques.
Le niveau culturel de la population en Italie est plutôt moins élevé qu’en France (et en Europe) et la télévision italienne n’a pas franchement contribué à élever ce niveau… Mais il faut regarder dans le rétroviseur et se rappeler que dans les années 50, le taux d’analphabétisme était encore très élevé dans le pays. Et ce retard n’a jamais été complètement rattrapé.
(source : Knoema)
L’économie
L’Italie est le 3ème investisseur étranger en France. Sur le plan des cursus scolaires et universitaires, la France est à la mode et 20.000 étudiants passent le bac franco-italien. L’ESABAC avec l’idée d’émigrer en France pour tenter de trouver des débouchés qu’ils n’ont pas dans leur pays. Les étudiants italiens représentent la première nationalité d’étudiants étrangers présents en France.
Les italiens sont eux aussi très nombreux à opter pour la France comme destination touristique – + 10% au cours de ces toutes dernières années – surtout lorsqu’on sait que l’Italie sort à peine de 10 ans de récession économique.
La France continue de représenter le pays qui attire, qui rassure, qui fait l’envie des italiens, qui par ailleurs sont blessés par l’attitude du gouvernement français, une attitude qu’ils jugent méprisante, voire humiliante. Les dossiers les plus sensibles ? Les migrants, la fermeture de la frontière à Vintimille, Schengen, et plus que tout la Libye. Les initiatives françaises dans ce pays sont très mal ressenties, du fait que la Libye était une ancienne colonie de l’Italie, et que l’Italie continue d’avoir des liens étroits avec ce voisin méditerranéen, notamment avec ses services de renseignements.
Du coup, actuellement, le pays le plus détesté, c’est le nôtre !
Autre signe d’une santé fragile sur le terrain de l’emploi en Italie : depuis quelques années, on note le retour de maçons italiens sur les chantiers français, une humiliation supplémentaire pour un peuple qui a besoin de reconnaissance. Par contrecoup, ces situations ne sont faciles à vivre ni pour les français en Italie, ni pour les italiens en France… Avec une incompréhension tenace de la part des français sur les modes de fonctionnement des voisins transalpins ! Ces derniers ne vont jamais au clash, la relation est toujours cordiale…. Mais la vengeance est un plat qui se mange froid… Et les français n’ont plus qu’à ranger leurs chéquiers et dire adieu aux affaires qu’ils prétendaient faire avec leur(s) partenaire(s) italiens !
Les clés pour comprendre l’Italie
Un pays vieillissant
Premier constat : l’Italie est une gérontocratie et elle partage avec le Japon d’être le pays le plus âgé au monde. Un italien sur cinq a plus de 65 ans. Sans doute faut-il rechercher dans la condition féminine de ces deux pays une explication de ce déclin démographique. Du fait d’une crise économique persistante, les jeunes couples hésitent à faire des enfants, le taux de natalité reste bas, voire très bas, surtout dans le Sud et ne permet pas le remplacement des générations. Et les jeunes ambitieux et diplômés continuent d’émigrer. Giuliano Amato, ancien Président de la république, juge à la Cour Constitutionnelle, l’un des 10 grands témoins du livre d’Anne Tréca, cite l’exemple de jeunes juristes, stagiaires dans cette respectable institution, qui touchent 500 euros au cours de leur stage, et ce après 6 ou 7 ans d’études… Or les logements, l’alimentation dans les grandes villes italiennes sont loin d’être bon marché…
La société italienne, très statique, ne se renouvelle pas. Les programmes et les présentateurs TV sont toujours les mêmes. L’un des présentateurs vedette des émissions politiques du service public a 80 ans passés…
Constat sans appel d’Anne Tréca : l’Italie n’est pas un pays pour les jeunes. Et les jeunes qui partent ne veulent pas revenir. S’ils passent leurs vacances « au pays », ils constatent avec tristesse et douleur le décalage existant entre leur pays d’accueil et leur pays d’origine.
Sur le plan démographique, selon les dernières statistiques disponibles et pour la première fois de son histoire, il y a maintenant en Italie plus de personnes de plus de 60 ans que de personnes de moins de 30 ans…
La disparité Nord/Sud
Dans les années 60, Le nord de l’Italie considérait les gens du sud comme des « immigrés » qui ne parlaient pas la même langue, puisqu’ils s’exprimaient essentiellement dans leurs dialectes régionaux. A l’heure actuelle, ce problème demeure, si bien que pour certaines émissions TV, on recourt aux sous-titres pour faciliter la compréhension. Mais cela a des incidences plus graves : un magistrat milanais nommé en Calabre ou dans les Pouilles ne pourra pas mener sa mission sans l’aide de traducteurs.
Entre les années 50 et 60, 5 millions de personnes venues du « Mezzogiorno » ont convergé vers les régions du nord pour travailler dans les industries et participer ainsi à l’essor économique de l’Italie. C’est aussi pendant cette période qu’émergent des figures du syndicalisme italien, véritables animateurs sociaux, issus du Sud, plongés au cœur d’une véritable révolution industrielle et qui ont largement contribué à l’amélioration de la condition ouvrière en Italie, en créant les rapports de force nécessaires à la mise en place de contre-pouvoirs durables.
Ce clivage Nord/Sud non seulement n’a pas disparu mais il a continué à augmenter. Le chômage des jeunes est évalué à 32 % pour l’ensemble du pays ; mais pour certaines régions, ce taux atteint, voire dépasse les 50 %, un taux équivalent à celui de l’Afrique du Sud…
Par contre, du fait des recherches menées à l’occasion de la préparation de son livre, Anne Tréca a vu tomber certains clichés concernant les « gens du sud » : elle pensait trouver en Sicile des femmes toutes de noir vêtues, très conservatrices… Mais les actions de terrain et celles menées au sein du parlement italien par Emma Bonino pour la légalisation de l’avortement dans les années 70 ont porté leurs fruits et atteint les femmes des régions les plus reculées et/ou défavorisées d’Italie. La modernisation était en marche !
Pour autant, les disparités Nord/Sud n’ont jamais disparu. Elles sont toujours très présentes et sont le résultat d’incuries récurrentes, d’erreurs d’appréciation de la part des gouvernements qui se sont succédé au fil des années.
Les années de plomb
Ces années violentes (terrorisme, enlèvements, assassinats) marquent aussi la fin des idéologies. Jusque-là les italiens étaient clairement démocrates-chrétiens, communistes… Et puis en 1992, tout explose avec l’opération « mains propres » (« mani pulite ») lancée par le magistrat Antonio Di Pietro, un mouvement qui met en évidence le problème du rapport à la loi, à la légalité en Italie. Les magistrats ont mis à jour la corruption systématique et endémique du système italien.
Gherardo Colombo, l’un des magistrats de « mani pulite » est l’un des grands témoins interviewés par Anne Tréca. Sa préoccupation majeure ? Eduquer et instruire les jeunes italiens sur les questions relatives à la légalité en se rendant dans les écoles et les collèges. Combattre la criminalité organisée reste malheureusement d’actualité, et si à Milan, les mafieux ne sont pas les bienvenus, il n’en va pas de même à Rome, où on n’hésite pas à inviter à dîner des personnages dont on sait parfaitement qu’ils ont des liens avec la Camorra (mafia de Naples) ou d’autres mouvements mafieux…
La pratique du « condono »
Payer ses impôts ? En Italie indique Anne Tréca, payer ses impôts, c’est être idiot ! Pendant 20 ans, Berlusconi a martelé le message de l’allègement fiscal, voire de l’amnistie fiscale et les italiens ont largement adhéré à cette politique. Dès lors, on comprend mieux les difficultés rencontrées par les responsables politiques qui ne disposent pas des moyens suffisants pour faire fonctionner le pays.
Afin de rapatrier des fonds partis à l’étranger, dans les paradis fiscaux, les responsables politiques italiens ont pratiqué le « condono », le « grand pardon fiscal ». Combattre de telles pratiques représente un véritable tour de force et de nombreux politiques italiens s’y sont cassé les dents.
A ce jour, l’inquiétude provient d’une nouvelle fuite de capitaux du fait des politiques menées par le gouvernement de coalition au pouvoir actuellement. Les investisseurs, les responsables de l’Union européenne, mais plus simplement, les italiens, ont peur et la dette continue de croître (en 2017, elle représentait près de 132 % du PIB comparés aux 97 % du PIB en France).
« Small is beautiful »
Dans ce tableau assez sombre, il reste une valeur sûre : la PME italienne. Les dirigeants de PME sont courageux et travaillent dur ; il s’agit le plus souvent d’entreprises familiales très performantes qui comptent une quinzaine d’employés. C’est au sein de ces entreprises que s’expriment le mieux l’intelligence et le génie italiens.
Italie et Europe : le désamour
10 ans de politique d’austérité ont eu raison de la réputation d’europhiles des italiens et depuis 7 ans, le déclin est perceptible… Et continu ! L’europhilie s’est convertie en euroscepticisme. Deux raisons à cela : l’austérité, imputée à Bruxelles, et la position de l’Allemagne, jugée responsable d’une grande partie des maux de l’Italie, comme cela s’est aussi produit vis-à-vis de la Grèce.
Face à la situation grecque, les italiens ont eu peur de la « contagion » (« les prochains, c’est nous »…).
Dans la « crise » des migrants, les italiens ont eu le sentiment que l’Europe leur faisait payer une situation géographique « malheureuse » et que des promesses n’ont pas été tenues. Les italiens se sont sentis trahis, alors qu’ils comptaient sur la solidarité de la part de leurs partenaires européens… C’est alors une remise en cause radicale de la construction européenne qui se fait jour à laquelle vient s’ajouter un sentiment d’amertume. De ce fait, 60 % des italiens approuvent l’action de Salvini. On en est là de l’état de l’opinion publique en Italie. Cela ira-t-il jusqu’à une sortie de la zone euro ? Actuellement, personne n’est en mesure d’apporter de réponse. Mais le risque de « collision » avec Bruxelles existe… Et la tentation de revenir à l’ancienne monnaie aussi, comme le suggèrent certains économistes proches du mouvement Cinq étoiles…
Il faudra suivre de près l’évolution de la coalition « the movement », lancée par Steve Bannon et à laquelle adhèrent Salvini, Orban en Hongrie et Marine Le Pen en France, organisation dont le but avoué est de « désintégrer l’Europe ».
Le gouvernement en place actuellement en Italie appartient clairement à une droite dure, ouvertement xénophobe et eurosceptique. Le deuxième membre de la coalition, le mouvement Cinq étoiles, est une application informatique, ayant pour siège une société privée de Milan, qui est une société de services informatiques. Tout se décide sur la plateforme et les « militants » peuvent aller voter sur celle-ci pour telle ou telle mesure proposée par le gouvernement ou par l’opposition… Il n’y a personne pour contrôler cette application et les possibilités de manipulation sont réelles. Plus de contrepoids, encore moins de contre-pouvoirs…
Cela pourrait-il arriver en France ? Le pire n’est jamais sûr. Et la meilleure protection contre ces périls reste le système de vote majoritaire qui prévaut en France et qui peut éviter les « attelages » à tout le moins « bizarres » qui ont fleuri en Italie au cours de cette période récente de l’histoire italienne, pour cacher les vrais enjeux derrière des boucs émissaires. L’un des vrais problèmes pour l’Italie, c’est celui du travail, de l’emploi, de la croissance ; pour Anne Tréca, la question migratoire vient seulement en deuxième position.
Cette présentation très vivante et très documentée a été suivie d’un riche échange avec l’auditoire, dans la tradition désormais bien installée à Galilée.sp.