« Les mots Terra incognita sont bien les plus prometteurs que l’on ait jamais écrits sur les cartes de la connaissance humaine. », écrivait Daniel Boorstin dans Les Découvreurs en 1983.
Certes, la promesse des horizons à découvrir en a stimulé plus d’un, lorsque l’élan était volontaire.
En revanche, reste à savoir ce qui se trouve derrière l’horizon, si l’on a pris la route dans la déshérence et le désespoir…
Il y a la méharée du nomade au coeur du désert, arpentant la stérilité à perte de vue, mais où il sait qu’il trouvera la fraîcheur de la source, voire la fertilité rassurante de l’oasis.
Parce que cette halte bénie sera l’étape apaisante dans le parcours pénible et l’errance hostile des chevauchées.
Le nomade participe du même sémantisme indo-européen *nem-/nom- que la loi en grec *nomos. Le sens initial est « partager ». On divise le territoire où il y aura pâturage, pacage des bêtes. On répartit équitablement ce qui est attribué à chacun selon sa convenance et l’ampleur de son troupeau, instaurant ainsi l’usage, la coutume, donc la loi commune. A tel point que le verbe grec *nomizô signifie « avoir en usage », avant de désigner l’acte de « penser ». Il n’est pas inutile de rappeler que le latin, avec un autre radical, établit la même proportion entre « peser » et « penser ».
L’intraitable divinité grecque nommée Némésis désigne la « justice distributive », qui rétablit l’équilibre entre la vengeance divine, exacerbée et arbitraire, et la nécessaire justice immanente à laquelle ont droit l’homme, la cité et le monde. Arbitre impartial des catastrophes nées de la démesure (hubris), Némésis sanctionne la violence et la transgression et châtie tant les hommes que les dieux, tout en apportant la douceur du chagrin et de la pitié.
On répartit donc la terre où paître, le sol à cultiver, l’agronomie, telle que Solon (640-558 av.JC), premier législateur d’Athènes, en instaure le principe, avec l’isonomie.
On détermine la position des astres, astronomie, on réfléchit à la saine gestion du domaine familial, économie. On s’occupe de ce qui concerne les plaisirs du ventre, gastronomie. On fixe les règles de la mesure, le rythme par exemple, métronome. La numismatique s’occupe de la monnaie, *nomisma.
Le nomade est d’abord un berger, avant d’apparaître l’itinérant dont l’errance inquiète sourdement le sédentaire. Le mythe biblique de Caïn et d’Abel illustre l’antagonisme irréductible, l’antinomie entre le sédentaire agriculteur, jaloux de sa terre, et le pâtre qui semble divaguer selon l’humeur de ses troupeaux et la fantaisie rêveuse de ses soifs. Jamais le sédentaire n’en comprendra la frénésie de bougeotte et le peu d’appétence pour les biens substantiels.
Immensité des ciels, avidité de l’inconnu comme de la conquête, une même soif d’espace nouveau taraude le nomade.
Alors on élabore contre lui des stratégies en repoussoirs. Murs très sophistiqués d’Alexandre le Grand, en bronze et métal, dans lesquels les nomades invasifs se voient sans se reconnaître, générant la terreur de la foule assaillante. Grande Muraille de Chine. Murs contemporains pour endiguer le flot des arrivants de tout poil.
Et la frontière lexicale est souvent ténue entre le nomade et le migrant. Nomade par culture ou migrant faute de mieux ?
Il y a le migrant qui part d’Europe centrale dès la seconde moitié du deuxième millénaire av.JC, et se répand dans tout l’Ouest jusqu’à l’Italie du Nord. Tels les Gaulois, dont des oies cacardeuses arrêteront la progression devant Rome en 390 av.JC. Il y a les conquérants belliqueux des grandes expéditions dites barbares, mongoles, germaniques, vikings.
Mais, à bien y réfléchir, où passe vraiment la frontière de nature et de comportement avec les explorateurs européens, septentrionaux et méridionaux, qui se répandirent sans vergogne sur la surface du globe, avec leur grande faim d’appropriation de richesses et leur petite soif de cultures neuves ?
Selon sa racine indo-européenne *mei, le migrant passe, change et échange avec les individus rencontrés en cours de cheminement. L’amibe, par exemple, est l’hôte indésirable des organes, dans la perméabilité de leurs parois. Le méat est urinaire. *Commeatus, le congé atteste, au sens propre, qu’on s’est acquitté de la taxe d’entrée dans la ville, après avoir déclaré lapin, gigot, faisan, canard, essence, etc. Faute de quoi, on se fait congédier.
Les voix muent, l’argent change de mains par l’emprunt, du latin *impromutare. Envers et contre l’immuabilité des nantis, peu enclins à la mutualisation de leurs fortunes acquises.
Bien remuant ce migrant qui, surtout à l’heure actuelle, se passerait bien de la mutation géographique que les circonstances dramatiques lui imposent.
Nos sociétés nanties contemporaines, qui s’installent où bon leur semble et pillent sans vergogne les ressources locales, se murent en revanche dans les donjons de leurs richesses. On ne partage pas avec n’importe qui, voyons, on se contente d’une aumône de bonne conscience. Tout en prônant haut et fort l’universalisme des cultures. Lesquelles, à propos ?
En oubliant qu’une culture sévèrement « endogamique », quelle qu’elle soit, court le risque d’être vouée à la stérilité à plus ou moins longue échéance.
Et si on mutualisait autre chose que des espèces sonnantes et trébuchantes, de plus en plus virtuelles…?
Terrae incognitae, en peau de chagrin…
Annick DROGOU, Galilée.sp
Avril 2022