« Crises et insécurités : une tension sur nos libertés »
Le 3 février dernier, Galilée.sp « recevait » via Zoom, Patrick LACLEMENCE, Docteur en Lettres et sciences humaines, Professeur à l’université de technologie de Troyes Directeur du centre de recherche de l’Ecole Nationale Supérieure de Police et Conseiller recherche de l’Institut des Hautes Etudes Ministère de l’Intérieur/IHEMI. Depuis 1988, son champ de recherche scientifique est à finalité opérationnelle et repose sur les risques sociaux et sociétaux.
« Crises et insécurités : une tension sur nos libertés »
était le thème choisi pour ce « petit déjeuner » virtuel. Thème d’actualité, thème « porteur », puisque de nombreux « galiléens » s’étaient connectés pour suivre un exposé passionnant et stimulant et échanger avec Patrick Laclémence à l’issue de sa présentation.
En guise d’introduction…
Le texte qui avait pour titre « Une action au cœur des émotions et des territoires…et qui accompagnait l’annonce de ce « Zoom » du 3 février sur le site de Galilée.sp donne quelques indications sur la démarche suivie par Patrick Laclémence pour sa présentation : « Il y a encore un an 700.000 personnes voyageaient chaque jour dans la première gare européenne, la Gare du Nord. La RATP/SNCF transportait plus de 10 millions d’habitants sur l’Ile de France, près de 4 milliards et demi de personnes prenaient l’avion chaque année.
Plus de trente-cinq ans après la chute du Mur de Berlin, le monde s’est arrêté avec la COVID. Alors que les banquiers continuent à jouer à ce qu’ils appellent le « Global Player », l’ère de l’hyper mouvement est débordée par celle de l’hyper connexion aux réseaux virtuels. Face à cette évolution, la communauté humaine est soumise à une hypersensibilité entraînant une hypertension sur les structures sociales. Au cours de ce processus, les transitions se sont multipliées au fil des évènements et des soubresauts de la société. Le décideur s’inscrit dans cet écosystème d’échanges, de mutations et de collaborations pour faire face aux vulnérabilités et aux menaces. Or, la tension entre libertés et sécurité est une des préoccupations majeures de nos démocraties. Les questions soulevées dans ce contexte nous obligent à déceler les menaces et anticiper les crises. En accompagnant les bassins de vie, le décideur doit concilier efficacité, proximité et réactivité. Son action s’inscrit au cœur des émotions et des territoires ! A partir de ce constat, les différentes évolutions, transitions et mutations placent les décideurs étatiques et plus largement ceux liés à la sécurité, à faire face à quelques enjeux fondamentaux.»
Cette « introduction » pourrait tout aussi bien être une conclusion, car entre ces deux « moments », en « homme libre » et en « homme de terrain » Patrick Laclémence s’est « transformé » en conteur et en historien, pour privilégier « le temps long de l’histoire de l’humanité » et faire découvrir les métamorphoses et les enjeux de la sécurité en se fondant sur le triptyque « homme-société- technologie » pour étudier et approfondir le concept de « Sécurité Globale »
Patrick Laclémence ou l’art de mêler Grande Histoire et Récit(s) de terrain
Partant des fourmis et de notre très lointain ancêtre Toumaï (dont le nom signifie «espoir de vie » dans la langue des Toubous, une population nomade du Tchad en passant par l’Homme de Vitruve (dessin de Léonard de Vinci), – en insistant sur les concepts de libre-arbitre et de responsabilité -, et au-delà du « temps long » de l’histoire humaine et de son évolution, Patrick Laclémence a brossé un tableau saisissant des crises qui se sont succédées au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle et le début du 21ème.
Qui suis-je ? Où suis- je ?
« Arrivé » au 21ème siècle, il me revient encore et toujours de me situer dans le temps, de prendre conscience d’être le fils de quelqu’un, dans la longue chaîne de l’humanité, mais aussi de me regarder de l’intérieur. Il s’agit de m’interroger sur le libre-choix, le libre-arbitre, sur ce que LIBERTE veut dire. Sur ce que liberté et responsabilité veulent dire… Et de faire le point sur le sens de ces mots/concepts pour l’individu et le citoyen que je suis.
Vivant au sein de la société, nous sommes censés savoir que notre « liberté s’arrête où commence celle des autres », et qu’en conséquence, il n’y a pas de liberté sans contraintes, pas plus qu’il n’y a de liberté sans « contrat », avec à la clé l’adhésion en toute connaissance de cause à ce contrat. Il s’agit d’adhérer par reconnaissance et non par soumission.
Adhésion n’est pas soumission mais prise en compte de la dimension de la responsabilité. Pour Patrick Laclémence, chaque individu peut céder une partie de sa liberté, en contrepartie de la définition de certaines règles de vie en commun. Dans ce cadre, nos démocraties s’organisent pour protéger les libertés des plus faibles. La sécurité est alors au service des libertés, et non l’inverse. En nous rappelant qu’il n’y a pas de liberté sans pouvoir…. Qui fixe ses pouvoirs ! En évitant la confusion entre pouvoir et autorité.
La violence, le paradoxe de Tocqueville et le pouvoir de l’impossible (Georges Bataille)
Nos sociétés actuelles sont-elles plus ou moins violentes que celles qui nous ont précédés ? Quelles réactions face aux risques d’effondrement, aux menaces d’un retour à la barbarie, face à l’immédiateté et à la panique qu’elle engendre souvent. Comme le rappelle Patrick Laclémence, l’insécurité est devenue une préoccupation majeure de nos sociétés démocratiques et urbanisées. Des sociétés démocratiques fragilisées par l’irruption du terrorisme et qui ont souvent perdu les repères de la mémoire et de la conscience collectives. C’est ce qu’avait déjà perçu et développé Georges Bataille dans un texte paru dès 1933 dans la revue La Critique sociale, » La structure psychologique du fascisme » : « Le risque encouru par ces démocraties, c’est qu’elles laissent s’installer des puissances qui auront la vertu de réactiver des pôles d’attraction en misant sur le fanatisme, sur le goût pour l’exaltation collective qui reste irrépressible chez les hommes[1] ».
Le paradoxe de Tocqueville
En quoi ce paradoxe consiste-t-il ? A établir le constat suivant : plus un risque diminue, plus ce qu’il en reste devient insupportable, Il sert aussi à mieux comprendre des phénomènes tels que celui des gilets jaunes, mais pas seulement…. (voir encadré ci-dessous). En fait, plus un phénomène est vécu comme désagréable, insupportable, plus son surgissement donne un sentiment d’insécurité généralisé…
A propos du paradoxe de Tocqueville :
« C’est un constat fait par le philosophe du XIXème siècle selon lequel plus un peuple approche d’un but social, plus (paradoxalement) la distance qui le sépare de ce but lui parait insupportable. De quoi expliquer l’insatisfaction permanente, la déprime nationale, alors que nous sommes l’un des pays les plus redistributeurs. Mise à part l’infime minorité des super riches, les 10% des Français les plus aisés le sont 8 fois plus que les 10% les plus pauvres. Après redistribution (impôts et prestations), ce rapport donc de 1 à 8 passe de 1 à 3 ! 57% de la richesse nationale est redistribuée. Mais, plus nous sommes égalitaires, plus nous sommes protestataires. Ce n’est pas un caprice de peuple gâté, c’est juste que plus on approche du but, plus la progression vers ce but faiblit… c’est asymptotique. On en arrive à croire que nous régressons alors que les chiffres de l’enrichissement des Français, de leur meilleure santé, sont imparables. Le débat sur l’Europe, qui noircit l’Union (ce havre de paix et de prospérité mondial) est aussi à observer avec le paradoxe de Tocqueville en tête ».Thomas Legrand Éditorialiste politique à France Inter.
La violence d’hier à aujourd’hui… De la délinquance d’acquisition au terrorisme
La violence a changé de forme(s) ; aujourd’hui, elle est passée d’un système visible à un système moins visible, qui plonge dans l’anonymat collectif.
S’agit-il d’une Insécurité réelle ou d’un sentiment d’insécurité ? Enfermées dans un cocon de réponses technologiques ou procédurales pour faire face au danger et réduire les risques de la vie quotidienne, nos sociétés occidentales se sentent, paradoxalement, dans une insécurité grandissante.
Patrick Laclémence revient sur les transformations des formes de violence depuis 1945, mais surtout depuis 1985 avec le drame du stade du Heysel en Belgique qui marque un vrai tournant dans ces évolutions :
- 1945/1973 : délinquance d’acquisition
- 1973/1989 : violence de frustration. Loi Royer, libération des prix, périphérie des villes, immigration, fin des colonies. » Love and Peace », skin heads, début des émeutes et violences urbaines. Approche famille encore présente. Arrivée TV : immédiateté du temps, temps d’action. 1973 : création de l’ANPE /officialisation du chômage
- 1981 : élection Mitterrand comme opposant à la loi Peyrefitte « sécurité-liberté », création IHESI
- 1985 : Drame du stade du Heysel (Bruxelles) « Une explosion de violence et de haine »
- 1989/2001 : en 1989, on est au pied du mur. Les armées sont imbattables ; les ennemis deviennent terroristes. La méthode terroriste : frapper au cœur des sociétés, frapper les sociétés au cœur.
- 1989 : développement durable violence dans le mouvement de la société. Création des compagnies low-cost. Le monde s’éveille… Effacement des frontières / globalisation
- 1995 attentats métro/RER (Saint Michel) : passage en 1 minute d’un état de paix à un état de guerre…. Décompensation psychique. Peur, angoisse
- 1998 : coupe du monde foot en France. Le gendarme Nivel est agressé par des hooligans allemands. Apparition des blackblocks
- 2000 : entrée de la technologie (NTIC)
- 2001/2008 : mondialisation fondamentaliste. 11/09/2001 : le plus faible peut taper le plus fort ; violence surprise. Les Etats sont désorientés. Fondamentalisme : on est capable de situer le « Mal ». l’Etat devient stratège : que garde-t-on au niveau national ?
- 2008/2015 : rapprochement gendarmerie/Ministère de l’Intérieur. Crise financière
- 2015/2019 : fanatisme et radicalisme (Charlie Hebdo, Montrouge, hypercasher, Bataclan…)
Le passage d’un état de paix à un état de guerre… Terreur et terrorisme
Le terrorisme est une méthodologie qui tape au cœur des sociétés et qui se répand. La méthode terroriste consiste à « irriguer » la terreur par l’angoisse. Les opinions publiques se fragilisent et fragilisent le pouvoir qui perd son pouvoir d’adhésion et qui doit faire face à différentes crises : crise de confiance, crise de rupture, crise des systèmes complexes, crise de fracture… L’appareil d’argent dépasse bientôt l’appareil d’Etat. La TV (cf. les chaînes « en continu » ajoutent encore de l’angoisse à l’angoisse. Il n’y a aucun recul, on est dans l’immédiateté, on marche sur la tête… Et la mémoire profonde est menacée de disparition, soumise qu’elle est à une entreprise de décervelage[2]. Il faut remettre le décideur à l’endroit et en bonne place.
S’extraire de l’immédiateté du temps et des événements…
… C’est la tâche qui incombe au décideur pour répondre aux attentes, aux exigences des populations en matière de sécurité en conciliant « efficacité, proximité et réactivité », en veillant également à préserver le fragile équilibre entre libertés et sécurité… Car, ainsi que le rappelle Patrick Laclémence dans un article du Centre de recherche de l’Ecole nationale supérieure de la police (ENSP) : « à l’épreuve des crises et des menaces, les peurs et angoisses engendrent des tensions sur les libertés ».
Les réponses : une exigence de coordination des connaissances et des compétences
Passant de la gestion de crise à la crise de gestion, on voit comment les « modèles » sur lesquels les « institutionnels » avaient construit leurs réponses sont remis en cause. Face à la multiplicité des menaces, il s’agit d’impliquer une multiplicité d’acteurs institutionnels, territoriaux et privés et d’imaginer la sécurité globale en coordonnant « un écosystème d’acteurs du public et du privé sur la base d’un triptyque reposant sur les réponses à l’urgence, la proximité et la permanence ». (Op.cit.)
En tant que professeur à l’université de technologie de Troyes, et « homme de terrain », Patrick Laclémence participe à la formation des étudiants aux problématiques de sécurité globale. Il encadre le Master d’ingénierie et de management en sécurité globale appliquée (IMSGA) qui est organisé au sein de l’établissement. Voici des extraits de la présentation de ce master : « Le développement d’une société de l’instant et du mouvement crée de nouveaux risques qui exigent une approche plus globale de la sécurité, en entreprise et sur les territoires. Analyse stratégique, planification, normalisation, collaboration, gestion des risques et des responsabilités deviennent des expertises de sécurité globale. De multiples menaces potentielles et la possibilité de scénarii non imaginés par les spécialistes émergent. La réponse doit alors être transversale et interdisciplinaire, à la croisée des regards entre professionnels et scientifiques ».
La sécurité globale, conjointement définie avec l’INHESJ (Institut National des Hautes Etudes de la Sécurité et de la Justice) est un concept fédérateur. Il s’agit d’identifier de nouvelles clés de lecture, entre anticipation, décision et mémoire, pour une sécurité globale d’initiative.
Dans ce contexte, le citoyen attend de sa police une protection à toute épreuve que l’affaiblissement de l’État-providence peine à garantir. Comment dès lors envisager le partage des missions sans rompre le pacte social ? L’apparition d’acteurs non-étatiques, et l’émergence des nouvelles technologies dans le paysage de la sécurité fait apparaître un nouvel État-stratège, autant ordonnateur et coordonnateur qu’acteur.
Les défis du numérique et de l’intelligence artificielle
Face aux « nouveaux risques et menaces numériques (…) la sécurité numérique ne peut plus se contenter des bonnes pratiques qui définissent le périmètre de la protection des systèmes. Il est nécessaire d’anticiper, d’identifier les ennemis potentiels ou adversaires, d’étudier leurs motivations, leurs modes d’actions, tout ce qui constitue un travail de veille, afin de mieux cibler les actions de protection et de les rendre plus efficaces ».
Un nouveau rapport au temps et à l’espace
Depuis la fin du XXe siècle, avec le développement d’une civilisation de l’instant et du mouvement, les mutations engendrées par la mondialisation, les technologies numériques, les nanotechnologies et plus près de nous encore, avec l’irruption de l’intelligence artificielle, nos rapports à l’espace, au temps, à la matière et nos modes de vie ont été largement modifiés.
Pour Patrick Laclémence, il faut être conscient que« l’évolution de la sécurité s’interface avec l’intelligence dite artificielle. Peu à peu, les différents modèles nous amènent à assurer la continuité des activités en dehors des temps humains. Les outils sont intégrés dans des champs de compréhension difficilement perceptibles ».
Pour autant, avant de conclure son intervention, il prend soin d’ajouter que l’intelligence artificielle est le fruit de l’intelligence humaine et que le consensus/contrat entre le citoyen et le pouvoir est toujours à l’ordre du jour « pour gérer les libertés sur la base d’une adhésion et des responsabilités ».
Plus que jamais, le libre-arbitre est donc un enjeu majeur, en tant qu’il est pour Patrick Laclémence « le fruit de la connaissance, de la transmission et de l’apprentissage de la vie ».
Pour en savoir plus sur l’institut de sécurité globale et anticipation, cliquer sur le lien Présentation de l’ISGA
[1] Extrait du document « Georges Bataille et la modernité : la politique de l’impossible » publié dans la revue Cairn Info sous la signature de Jean-Michel Besnier, 2005/1 no 25.
2. Destruction des facultés de jugement (d’une personne). Définition proposée par les Dictionnaires Le Robert