Personne. Un mot bien étrange, à la fois par la surabondance de ses emplois et l’inconsistance même de ce qu’il désigne.
Sans doute aurait-on intérêt à reprendre son étymologie, elle aussi énigmatique.
*Persona est latin, peut-être de provenance étrusque.
Encore cette origine n’est-elle pas certaine. Exclusif au monde du théâtre, le mot désigne d’abord le masque de théâtre, dont les acteurs revêtent anonymement leur visage. Masque obligé puisque, quel que soit le personnage qu’il représente, féminin ou masculin, seul un homme peut le porter. Et dans les conditions matérielles du théâtre antique, où chaque rôle est codifié et où nulle psychologie n’intervient, ce masque et le vêtement qui l’accompagne symbolisent sans ambiguïté le caractère ainsi présenté et ce qui va arriver à son interprète. La bouche triste ou rieuse est figée, le public sait à quoi s’en tenir.
Une personne est, de ce fait, une enveloppe. Peu importe ce qu’il y a derrière le masque. Un rôle convenu, une posture sociale.
L’usage langagier ne s’y trompe pas. L’humain en est à ce point gommé, évanescent, que l’absence d’article va faire de personne un avatar de négation. « Personne ne nous a prévenus », par exemple.
On serait même tenté de se poser la question : dire « une personne physique » est-ce un oxymore ?
Un rôle donc, une silhouette, le contour d’un être dont la nature profonde, l’originalité, n’intéressent pas en l’occurrence.
Quels qu’en soient les emplois et les déclinaisons lexicales, on reste dans l’apparence, l’illusion, l’incorporel. Ce qui permet de parler de « personne morale ».
On personnifie un symbole, le personnage de théâtre devient métaphore d’une qualité ou d’un défaut. Molière en offre un éventail significatif, Tartuffe, Harpagon, Dom Juan, entre autres.
La personnalité est, au sens premier, l’idée qu’on donne de soi aux autres. Même fausse. Dans les manifestations publiques, on parle de personnalités présentes, qui « jouent » la représentativité d’une nation, d’un gouvernement, un rôle politique.
Et, si l’on a recours à l’adjectif personnel / impersonnel, on entre dans le domaine de l’intime indéfinissable, dans lequel autrui devrait se garder de toute intrusion.
Les emplois très divers du mot sont révélateurs. Quand on sait que le « chiffre » est issu de l’arabe sifr, qui veut direvide, sans contenu, et donne le « zéro », il n’est pas indifférent de repérer, en ancien français, l’expression « un chiffre », qui désigne une personne insignifiante.
L’obscurité, quant à elle, est perçue comme le lieu d’une parole sincère et authentique justement parce qu’elle y est anonyme ou impersonnelle. Et d’autant plus personnelle…
Dans la réflexion qu’il mène, en 1625, sur la relation entre le temps et la personne, le philosophe Francis Bacon dit : « l’homme, c’est du temps à deux pattes » (Des Innovations, Le Temps, voilà le grand innovateur), entendant par là que le temps, c’est une condition qu’on personnifie, c’est l’épaisseur qui constitue la personne, à la fois partout et insaisissable.
Donner à saisir une personnalité est chose si subtilement complexe que la caricature ne s’y est attachée que tardivement, pas avant la fin du 18esiècle, le début du 19e siècle, quand émerge la notion de personne comme individu, quand on prend conscience que par l’effet d’un seul trait, on peut entrer dans son abstraction essentielle. Comme une géométrie qui l’abstrait et en donne à voir l’essence.
Sous l’Ancien Régime, aristocrates et bourgeois appellent leurs pairs de leurs noms et titres, mais hèlent leurs domestiques sous des noms ou prénoms codifiés. On ne se préoccupe pas de l’identité préalable du nouveau valet, il sera La Verdure, Picard, La France, le cocher Firmin, la servante sera Lisette, Fanchon, Toinette, Nicole, Marion. Confinés dans leurs rôles respectifs, ils et elles seront même spectateurs involontaires de l’impudeur de leur maîtresse ou de leur maître occupés aux gestes les plus intimes. Aussi transparents que leur apparence quasi théâtrale.
Les emplois d’une langue sont inconsciemment révélateurs des relations sociales.
Alors que l’individu, comme son nom l’indique, est indivisible, identifié et non réductible à autre chose qu’à lui-même, la personne est une écorce vide, interchangeable.
Trop d’incidents récents prouvent la sinistre réalité de cette invisibilité dans certains établissements dédiés à la vieillesse. Où l’on pratique les soins à la personne…
Une anecdote révélatrice exprime par quel argument une Américaine, à San Antonio (Texas), obtint en 1991 son divorce, en « effaçant » son conjoint : « Une personne mortellement ennuyeuse, c’est une personne qui vous prive de solitude sans vous procurer de compagnie »…
Annick Drogou
Galilée.sp