Deux urgences signalées : PENSER… et PANSER !
Bernard Stiegler, philosophe, directeur de l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI) du Centre Pompidou et président de l’association Ars Industrialis était l’invité de ce petit déjeuner d’octobre qui a rassemblé plus de 30 participants.
Son intervention avait pour thème l’économie contributive.
Après la présentation de Galilée.sp par son président, Gilbert Deleuil, Catherine Gras, présidente du conseil d’orientation, a indiqué comment Nathalie Douspis, sympathisante de notre association, venue de Roanne pour l’occasion, avait permis la mise en relation avec Bernard Stiegler et rendu possible l’organisation de cette rencontre.
Mettre sa pensée en action…
Chercheur et penseur, Bernard Stiegler utilise la pensée comme instrument pour interpeller et avancer ENSEMBLE. Stigmatiser ne suffit pas, il faut mettre sa pensée en action.
Il présente les réflexions et surtout les actions menées dans le cadre d’Ars Industrialis et de l’IRI. En indiquant que ces organismes auront besoin de notre soutien dans la perspective d’une proposition de loi visant à instaurer un revenu contributif, à « réinventer la puissance publique » en l’adaptant aux situations spécifiques des « territoires ». Le point de départ est celui de la fonction publique territoriale mais l’idée est aussi d’aller sur la fonction publique d’état.
L’IRI, c’est quoi ?
« En 2006, le Centre Pompidou, sous l’impulsion du philosophe Bernard Stiegler, a créé en son sein l’Institut de recherche et d’innovation pour anticiper, accompagner, et analyser les mutations des activités culturelles, scientifiques et économiques induites par les technologies numériques, et pour développer de nouveaux dispositifs critiques contributifs » (extrait de la page d’accueil du site internet).
40 chercheurs collaborent avec l’IRI dans le cadre du réseau international Digital Studies. Ils travaillent sur la base de la pluridisciplinarité. Leur champ de recherche et d’action ? Les technologies numériques et leurs applications.
Ce qui a « nourri » la réflexion ? Le rapport Simon Nora et Alain Minc (1977)
De la destruction créatrice à l’innovation disruptive (ou aux processus disruptifs)
Avec le web, nous vivons des transformations accélérées, qui ont des impacts sur l’économie, la politique, le droit constitutionnel, les relations humaines.
Nos sociétés sont malades. Il importe d’être à leur chevet, de comprendre les mutations de la société industrielle vers les technologies numériques, les nanotechnologies disruptives, sources d’innovation, moteurs de la prochaine révolution industrielle.
Tout ceci va au-delà de la théorie de Schumpeter sur la destruction créatrice et pose de nouveaux problèmes en termes d’emploi, de travail, de redistribution des richesses.
L’automatisation risque de frapper entre 40 et 50 % des emplois. Si rien n’est fait, si on ne change pas le « logiciel », la France risque de perdre 3 millions d’emplois à l’horizon 2025/2030. Ceci pose le problème de l’inclusion économique et sociale et de la redistribution.
Ecouter Bernard Stiegler, c’est partir à la découverte de nouveaux univers, de toutes ces transformations qui invitent à la réflexion, à la conversion du regard, à de nouveaux engagements et formes d’action.
« Les changements, c’est maintenant ! » : les API (interfaces de programmation[1]) et la plateformisation.
Pour illustrer son propos introductif, Bernard Stiegler évoque deux concepts qui sont devenus des outils dans le monde du travail et plus généralement dans la vie quotidienne et qui constituent des technologies de rupture impliquant des changements de mentalité, de comportement et de méthodes de travail.
API et plateformisation : ces outils, déjà très présents dans le secteur du bâtiment touchent désormais presque tous les secteurs, y compris celui des administrations et des services publics
Le document de synthèse en format PDF est ici
Emploi et travail
Le concept de travail tel que connu jusqu’à présent est obsolète. Il est nécessaire de créer un nouveau modèle macro-économique qui reposerait notamment sur la valorisation du travail hors emploi.
A ce propos, Bernard Stiegler évoque un article d’Alain Supiot publié dans le monde diplomatique d’octobre 2017 sur la refondation du droit du travail : « La période de paix intérieure et de prospérité qu’ont connue les pays européens après guerre est à mettre au crédit de cette nouvelle figure de l’État et des trois piliers sur lesquels il reposait : des services publics intègres et efficaces, une Sécurité sociale étendue à toute la population et un droit du travail attachant à l’emploi un statut garantissant aux salariés un minimum de protection.
Nées de la seconde révolution industrielle, ces institutions sont aujourd’hui déstabilisées et remises en cause. Elles le sont par les politiques néolibérales, qui entretiennent une course internationale au moins-disant social, fiscal et écologique. Elles le sont aussi par la révolution informatique, qui fait passer le monde du travail de l’âge de la main-d’œuvre à celui du « cerveau d’œuvre », c’est-à-dire du travailleur « branché » : on n’attend plus qu’il obéisse mécaniquement à des ordres, mais on exige qu’il réalise les objectifs assignés en réagissant en temps réel aux signaux qui lui parviennent. Ces facteurs politiques et techniques se conjuguent en pratique. Il ne faut cependant pas les confondre, car le néolibéralisme est un choix politique réversible tandis que la révolution informatique est un fait irréversible, susceptible de servir des fins politiques différentes » (Extraits).
Le travail « hors emploi »
Selon l’époque à laquelle on se réfère en la matière, cette notion prend plusieurs sens :
- Dans les années 30, pour le patronat, il s’agissait par exemple de mettre en place les allocations familiales pour « récompenser » le « travail » des mamans chargées d’éduquer leurs enfants.
- Et aujourd’hui ? Renseigner une notice sur wikipédia constitue du travail hors emploi qui produit de la richesse.
Comment dès lors passer de la notion d’emploi à celle de travail ?
Pour Bernard Stiegler, il faut s’inspirer du « modèle » que constitue le statut des intermittents du spectacle et de l’étude réalisée sur ce sujet par les deux chercheurs Maurizio Lazzaretto et Antonella Corsani.
Le constat : « Pour les intermittents comme pour nombre d’ « intellos précaires », le temps de travail déborde largement le temps de l’emploi. Ce constat est tout entier contenu dans la remarque d’une décoratrice de théâtre : « je travaille tout le temps et je suis employé de temps en temps » (p. 94). Le temps chômé n’a rien d’un temps inoccupé. Il est un temps de formation, de perfectionnement des savoir-faire, de préparation, de montage de projet et de recherche d’emploi. Ce que rémunère le régime d’indemnisation ce n’est donc pas l’oisiveté, mais un travail invisible que les employeurs s’approprient gratuitement puisqu’ils ne paient que le produit fini selon une logique de prestation de service. Or cette condition n’est pas propre aux intermittents du spectacle ou à d’autres travailleurs intellectuels précaires. Elle est le lot commun de tous les salariés en situation d’emploi discontinu qui, parce qu’on reporte sur eux les risques du marché, sont en permanence à la recherche de contrats, vivent dans l’incertitude du lendemain et sont sommés de construire par eux-mêmes leur employabilité. Et leur nombre est appelé à croître ». (cité dans Rémy Caveng, «De l’intermittence comme nouveau modèle de protection sociale », La Vie des idées , 16 octobre 2008. ISSN : 2105-3030).
Sur la base de cette étude et de ces réflexions, Bernard Stiegler résume la situation par une formule : « les intermittents travaillent quand ils ne sont pas employés ». Ils n’ont vraiment la liberté « d’augmenter leur puissance d’agir » (Spinoza en tant qu’artistes que lorsqu’ils ne sont pas soumis à un contrat défini par un employeur (réalisateur, producteur…).
En faisant œuvre de création, ils s’opposent à l’entropie, ce qui pour les êtres vivants est synonyme de mort…
Entropie / négentropie
A ce stade de l’intervention de Bernard Stiegler, il est peut-être nécessaire de passer par l’étape « définitions » pour éclairer les notions d’entropie, de négentropie ou d’entropie négative (avec référence à Bernard Stiegler et Michel Serres).
Des extraits du compte Rendu de la Séance du 12/11/2015 à l’IRI accessible sur le site d’Ars Industrialis permettent d’affiner encore plus ces deux notions : « la distinction entropie/négentropie :
l’entropie est significative de l’emploi, de l’adaptation, de l’automatisable, de la disruption, de l’anthropocène.
la négentropie est significative du travail, de la création, de la singularité et des savoirs, de ce qui est non-automatisable, et représentative de l’économie de la contribution, donc systémique par rapport à l’économie dominante
Importance de se situer au niveau macro-économique, et pas seulement au niveau de la chaîne de valeur, au niveau micro-économique ».
A partir des années 40 aux USA, avec la cybernétique et les apports du mathématicien Norbert Wiener et de l’ingénieur en télécommunication Claude Shannon, on a développé une théorie de l’entropie et de la néguentropie dans le champ de l’information. Les êtres humains produisent de la négentropie, voire de la « négentropologie », forme de lutte contre l’entropie, la mort, la destruction des possibilités de la vie (cette lutte passe par le recours à des outils tels que le frigo, la bouteille thermos) cela nous permet d’optimiser notre rapport aux ressources naturelles. Cela a pour noms : la technique, mais aussi la culture, l’art, la science, le droit, l’économie.
Partant du constat que l’économie actuelle augmente l’entropie au lieu de la diminuer, il est urgent de changer le rapport au travail, de changer le travail et de mettre en place les conditions nécessaires pour favoriser le développement de l’économie contributive qui est une économie de la négentropie.
Le projet « Plaine commune » : une expérimentation territoriale pour favoriser le développement d’une économie contributive.
Passant de la théorie à la pratique, les équipes de l’IRI et d’Ars Industrialis se sont associées à des élus de Seine Saint Denis pour faire naître le projet expérimental « Plaine commune » qui regroupe 9 communes, 5 partis politiques et des grands groupes tels que Vinci, Orange, Société générale, Dassault system. Comme on peut l’imaginer, les points de vue sont très hétérodoxes, mais il existe une même inquiétude chez ces acteurs politiques et économiques.
Les recherches menées sur 10 ans doivent permettre de développer une économie contributive basée sur un revenu contributif, par analogie avec le « modèle » des intermittents du spectacle étendu à d’autres activités qui produisent de la négentropie.
« Il s’agit d’un projet d’expérimentation territoriale visant à faire de Plaine Commune un « territoire-pilote » sur les questions relatives à l’avenir du travail, de l’économie contributive, de l’urbanisation, de l’éducation et de la recherche dans le contexte de la transformation numérique » (in « Projet Plaine commune 10.03 Bernard Stiegler » document PDF).
Un texte législatif donnerait toute sa légitimité à cette expérimentation et Bernard Stiegler pense que Galilée.sp serait à même d’apporter son soutien à cette démarche.
Une « disruption à la française »
L’idée qui sous-tend cette expérimentation est de provoquer une « disruption à la française » (cf. vidéo canal xerfi, car l’automatisation risque de frapper entre 40 et 50 % des emplois. Si rien n’est fait, si on ne change pas le « logiciel », la France risque de perdre 3 millions d’emplois à l’horizon 2025/2030.
La négentropie en « action »…
Dans le domaine des arts et de la culture, la grotte de Lascaux, un piano, la Vénus de Milo ne « s’usent pas », ne sont pas touchés par la dévalorisation.
Dans le domaine des sciences, Newton n’est pas « invalidé » par Einstein. Il est « localisé » par Einstein, mais il n’a pas commis d’erreur et son traité de philosophie physique fait partie de ces théories qui ne s’usent pas. Bernard Stiegler utilise ces exemples pour s’arrêter sur la théorie de la valeur à l’ère de l’anthropocène, à ce moment de l’histoire de l’humanité où selon Catherine Jeandel, directrice de recherche au Laboratoire d’études en géophysique et océanographie spatiales au CNRS « L’Homme est devenu une force telle qu’il modifie la planète ».
Réinventer la théorie de la valeur à l’ère de l’anthropocène
Les éléments qui fondaient la « théorie de la valeur » en économie classique (valeur d’échange, valeur d’usage…) sont bousculés, voire obsolètes du fait des nouvelles formes d’économie.
Dans une interview donnée au journal la Tribune du 23/07/2009 Bernard Stiegler évoquait déjà les transformations et mutations en cours : « Selon moi, ce qui est en train de disparaître, c’est un monde où il existe d’un côté des producteurs et de l’autre, des consommateurs. D’autres modèles commencent à se développer avec la révolution numérique. Sur Internet, il n’y a ni des producteurs ni des consommateurs mais des contributeurs. On entre dans la nouvelle logique de l’économie contributive, qui repose sur des investissements personnels et collectifs et qui crée une autre forme de valeur. Les exemples ne manquent pas, du logiciel libre à Wikipédia »
Par ailleurs, on ne peut plus se payer le luxe de sous-estimer l’impact des activités humaines sur l’environnement et le climat. On note une accélération dans le phénomène du réchauffement climatique et les prévisions du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat sont alarmantes : en 2014, le GIEC prévoyait une augmentation de température de 2°. En moins de 3 ans, on arrive à une augmentation de 4°. Il est URGENT d’agir !
Il faut changer fondamentalement nos modes de production, faute de quoi, la situation sera intenable.
Sur sa page d’accueil internet, le Ministère de la transition écologique et solidaire ne dit pas autre chose : « Parallèlement aux mesures de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, il faut nous préparer à faire face aux conséquences du changement climatique. Une adaptation planifiée et précoce peut permettre d’anticiper les évolutions et mettre les territoires ou les acteurs économiques dans une position favorable pour assurer leur développement pour un avenir durable. Il faut modifier les infrastructures dans les transports, les bâtiments, la distribution et la production d’eau et d’énergie… ».
Les 4 axes d’action du projet « Plaine commune » :
- « truly smart cities »
Pour en finir avec la « Sarcellite », s’agit-il de créer des « villes intelligentes » sur le modèle de ce qui a été réalisé à Songdo, ville coréenne ? Pour Bernard Stiegler, la réponse est non, car il ne s’agit pas d’une ville vraiment intelligente, mais d’une ville automatisée. Du coup, le résultat est à l’inverse de l’objectif recherché. Pour le programme « Plaine commune », on part de réalités connues en termes de territoire, de ses besoins, de ses « capacités », pour rendre opérationnel le programme « urbanité numérique » avec le soutien de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) : «Nous participons à des programmes innovants qui dessinent les contours de la ville de demain. Des transports à l’habitat, nous déployons des technologies intelligentes et améliorons la qualité du «vivre ensemble».
Les jeux olympiques de 2024 vont se dérouler en grande partie sur le territoire de Seine Saint Denis et constituent l’un des éléments clés d’un défi que « Plaine commune » est prêt à relever. Il s’agit d’utiliser intelligemment l’automatisation pour construire de manière négentropique, plus écologique.
- Négentropie et économie territoriale.
La négentropie (ou entropie négative) n’est pas universelle. Peut-on alors parler de « démondialisation » ? Non, mais plutôt de relocalisation. Une économie négentropique se développe sur un territoire, des localités, en valorisant leurs spécificités.
Pour atteindre cet objectif, il faut trouver des gens prêts à employer de manière intermittente des personnes qui auront bénéficié d’un revenu contributif.
A échéance d’environ 12 à 18 mois, ce revenu contributif sera distribué à des gens tirés au sort, en commençant par des jeunes adolescents, car avec l’instauration d’un tel projet, il s’agit ni plus ni moins de changer la façon de voir le monde.
Une bourse d’étude sera allouée à ces jeunes, en sachant qu’elle ne sera pas reconduite en cas d’échec aux examens. Elle constitue un revenu intermittent qui augmente au fur et à mesure de la professionnalisation (toujours en référence au modèle des intermittents). Grâce à ce revenu, le jeune adulte aura alors de quoi avoir un appartement, être autonome, créer une famille.
Des industriels, tels que PSA, inquiets des conséquences de l’automatisation des chaînes de production sur l’emploi, ont fait appel à Bernard Stiegler et à son équipe de chercheurs pour organiser des séminaires sur ce thème de l’économie contributive, notamment pour des raisons d’intérêts bien compris : les premiers clients du constructeur automobile sont ses ouvriers, si ceux-ci sont licenciés du fait de la robotisation, ce sont autant d’acheteurs potentiels qui disparaissent…
De la robotisation à la « co-botisation »
Comme le regard sur le monde change avec le revenu contributif, la co-botisation change non seulement la relation entre l’homme et la machine (robotisation), mais bouleverse les modèles industriels existants. « La question de la robotisation d’une partie des tâches humaines n’est pas une question nouvelle. Elle traite du rapport hommes/machines qui vise pour chaque avancée technologique à remettre à plat la complémentarité des apports humains et des apports de la machine. Chaque progression des potentialités de la machine est un moteur d’interpellation des potentiels humains. La question de l’intérêt du travail qui est au cœur de la robotisation et de la “cobotisation” (développement de machines collaboratives conçues pour travailler en permanence avec l’homme) en est une bonne illustration. Impulser et piloter les innovations technologiques sans les articuler avec des innovations organisationnelles et sociales contributives à l’amélioration de la qualité de vie au travail mais surtout à l’intérêt du travail serait une hérésie »
Tout cela va au-delà de l’ESS (économie sociale et solidaire), car ça touche toute l’économie. Il faut créer de nouveaux indicateurs économiques, produire de la valeur à long terme grâce à des investissements négentropiques. Sinon, l’économie négentropique ne peut se développer.
- La chaire de recherche contributive de Paris Nord et la disruption
La Maison des sciences de l’Homme de Paris VIII et Paris XIII travaille en étroite collaboration avec l’IRI et l’établissement public territorial de Plaine commune.
Elle promeut la transdisciplinarité (sociologues, philosophes, scientifiques, biologistes, chercheurs, habitants…). Elle accueille des doctorants ou des post-doctorants pour accompagner toute cette expérience et demande aux chercheurs d’impliquer les habitants, d’où ce nom de « recherche contributive ».
Si cette condition n’est pas remplie, la bourse est interrompue. Car l’objectif est d’arriver à la disruption positive sans court-circuiter les complexités territoriales, ce qui implique un transfert vers les habitants, les services publics, la puissance publique, vers les investisseurs, les acteurs économiques d’un savoir collectif localisé.
Cela peut se faire en s’inspirant des réalisations des Pays-Bas en matière de « clusters », autrement dit, selon Bernard Stiegler, des localités d’intelligence collective.
Pour aller plus loin et donner du poids à cette expérimentation, contact a été pris avec l’INET, l’Institut National des Etudes Territoriales.
- Inventer les plateformes « délibératives »
Il ne s’agit pas là de s’adapter au phénomène de l’ubérisation. A ce stade, il convient de faire la différence entre le web et l’internet. L’internet n’est qu’une norme de communication entre des systèmes qui ont permis de créer des réseaux entre ordinateurs (pour l’armée américaine, au départ), alors que ce qui a créé l’économie numérique, c’est bien le Web (www…), qui l’a rendu possible, c’est le CERN (Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire), devenu Organisation européenne pour la recherche nucléaire, avec un belge, un français, un britannique. Au départ, le WWW était l’outil à produire de la négentropie. Mais ni la puissance publique, ni la puissance privée n’ont exploité cet outil, et c’est la Silicon Valley qui l’a fait… Aujourd’hui, cet outil est totalement dénaturé, qui est devenu une machine à produire de la « data ». L’idée de l’IRI et de ses partenaires est d’aller vers un web délibératif, ouvert aux élus, aux habitants pour pouvoir échanger, délibérer, « reprendre la main »n et non pour s’en remettre à la résolution de problèmes via les seuls algorithmes.
A ce propos, Bernard Stiegler cite l’ouvrage de Cathy O’Neil, « Weapons of math destruction » (non traduit en français) dans lequel la mathématicienne américaine montre comment les mathématiques ont été mises au service de la destruction, autrement dit par la production d’entropie. Du coup, il ne s’agit plus d’un problème de maths, mais d’un véritable combat politique. Pour Cathy O’Neil, « the era of blind faith in big data must end » (« il faut mettre un terme à l’ère du big data »).
« We have a dream »…
Bernard Stiegler a un rêve : avec le programme « Plaine commune », voir l’avènement d’un labo de 400.000 personnes (chercheurs et habitants). Il est bien conscient que ce rêve appartient sans doute à l’utopie, néanmoins, il souhaite qu’un maximum de gens puisse s’impliquer dans ce projet. Sans pour autant croire au spontanéisme (théorie du « bottom-up ») ou au contraire au totalitarisme du « top-down ». L’action se situant à l’articulation de ces deux « pôles ».
De la même façon, Bernard Stiegler et ses collaborateurs d’Ars Industrialis tentent de dépasser ce qui oppose habituellement des penseurs et/ou des économistes tels que Marx ou Amartya Sen.
Tout le monde sera prolétarisé ou l’est déjà, car le savoir est passé dans des dispositifs qui appartiennent à des systèmes d’information automatisés, d’où la perte de contrôle des situations. Sur ce point, on peut dire que Marx avait raison. Mais là où il avait tort, c’était de penser qu’il n’y avait pas d’avenir au-delà de cette prolétarisation.
Il faut alors penser en termes de déprolétarisation, en prenant comme point de départ de la réflexion et de l’action le logiciel libre, mode de production industrielle et valorisation du savoir des individus. Ceci ne relève pas de la soumission à une tâche, mais bien de la capacité des individus à produire ce que Bernard Stiegler appelle des « bifurcations » pour mieux revenir au savoir, à la créativité.
Pour Ars Industrialis, l’économie de demain est celle de la déprolétarisation dans laquelle on rend du savoir aux individus : savoir vivre, savoir faire, savoir spirituel, à rapprocher d’un autre concept, celui de la résilience. C’est à ce niveau qu’on peut évoquer Amartya Sen et le concept de « capabilités » « autrement dit une extension des possibilités que l’individu a de choisir la vie qu’il souhaite mener. L’approche de Sen change radicalement la manière de voir le développement: les indicateurs traditionnels (croissance, industrialisation, etc.) se trouvent rejetés au profit d’autres, plus adéquats pour mesurer le bien-être ».
Dans le cadre du programme « Plaine commune », il faut donc produire de la résilience, en valorisant les capacités des habitants. Il s’agit d’investir dans les gens à travers un revenu contributif.
L’économie a changé et la flexibilité est indispensable. Mais pas une flexibilisation débridée. Il faut en parallèle de la sécurité. Mais laquelle ? Sécurité de l’emploi, sans doute, mais aussi et surtout de la sécurité sociale. Le travail doit être « récompensé » hors emploi, selon un « compte personnel d’activité », en favorisant la mobilité.
Dans ces nouveaux schémas, il n’est pas question de rejeter la technique, elle doit même « être prescrite » selon notre intervenant. Mais il est urgent et nécessaire de changer de logiciel et de réinventer la redistribution !
L’avenir, ce n’est pas la consommation, ce n’est pas le gaspillage, pas la production de bâtiments devenus inhabitables après 30 ans, c’est de construire « solide » pour… 12 milliards d’habitants à échéance de 50 ans. Pour cela, des négociations seront nécessaires.
Savoir d’achat vs pouvoir d’achat ou comment éviter la crétinisation…
Par ailleurs, il importe de ne pas confondre loisir et liberté. Consommation n’est pas synonyme de libération, encore moins d’émancipation. Le consommateur est un être pulsionnel, qui gaspille, jette, salit, détruit, se détruit. Pour Bernard Stiegler, il est préférable de développer le SAVOIR d’achat plutôt que le pouvoir d’achat. On connaît les catastrophes humaines qu’engendre l’insolvabilité.
Il y a deux grandes plaies : le consumérisme et le mimétisme. Et nous avons aussi besoin de prendre du recul par rapport à des dispositifs tels que la « blockchain » qui s’appuie sur des algorithmes mais n’offre pas d’espace à la délibération.
Tenir les media et les algorithmes à distance…Et prendre soin de soi (et des autres !)
Il n’est pas question de rejeter les algorithmes ni les media, mais de faire preuve de vigilance et de réarticuler raison et entendement.
Même démarche en ce qui concerne le secteur de l’éducation : le programme « Plaine commune » a pour objectif de faire non pas une école de la compétence et de l’employabilité, mais de la capacitation et de la liberté pour se mettre à penser par soi-même…. Et à PANSER, c’est-à-dire soigner, prendre soin de soi et des autres.
Se référant à Socrate, Bernard Stiegler indique que « ceux qui pensent sont ceux qui soignent » et qui soignent ceux qui vont mal dans la « Cité ». Dans ce cas, penser s’écrit avec un « a » pour en faire un instrument de soin et non pas d’exploitation.
C’est ce que nous devons faire en tant que puissance publique aux niveaux « micro » et « macro » : local, national, européen, mondial.
En conclusion, pour Bernard Stiegler, il faut réinventer les gens qui pansent pour que chacun – en tant que « lieu singulier » – puisse vivre pleinement son destin en reprenant confiance dans ses propres capacités de pensée et d’action.