« Veuillez attacher vos ceintures,
nous allons traverser une zone de turbulences »…
Le premier petit déjeuner de cette année 2018 avait pour thème « Mondialisation, finance et citoyenneté : comment préserver les biens publics ? ». Miriam Garnier était l’invitée de Galilée.sp pour traiter ce sujet complexe et « décoiffant ».
En l’absence de Gilbert Deleuil, Président du Conseil d’administration de l’association, nommé récemment Sous-Préfet chargé de mission auprès du Préfet de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Catherine Gras, Présidente du Conseil d’orientation de Galilée.sp a souhaité la bienvenue aux quelques 35 participants à ce petit déjeuner et présenté ses vœux pour une année fructueuse et épanouissante, tant à titre personnel qu’à titre collectif.
Le dernier ouvrage de Galilée.sp, écrit à 4 mains et intitulé « Pour une nouvelle philosophie de l’action publique »… » vient de paraître et sera disponible en librairie en mars 2018.
Présentation de Miriam Garnier par Dominique Guézélou, membre de Galilée.sp
Comment définir une femme au vécu et aux connaissances aussi riches et diverses ?
En termes d’approche, je m’inspirerai du bréviaire de Talleyrand : « il faut traiter légèrement les grandes affaires et sérieusement les plus frivoles et inutiles ». Pour mieux cerner la personnalité de notre intervenante de ce matin, je vais m’appuyer sur une vision ethno-décentrée, décloisonnée et orientée vers le bien public.
Une vision ethno-décentrée :
D’origine russo-européenne, Miriam Garnier a travaillé en Afrique, dans le monde anglo-saxon et européen. Au-delà de 6 diplômes d’enseignement supérieur, elle a privilégié les « savoirs d’expérience » par rapport aux savoirs « auto-bloquants » qui ont pour conséquence de rigidifier les compétences et l’écoute des différences.
Une vision décloisonnée :
Elle a construit des passerelles entre des domaines aussi divers que le droit, les mathématiques, l’économie, la finance, la géopolitique, la biologie et la sociologie. Elle a ainsi conseillé de grandes institutions financières, des grands groupes et des gouvernements (Banque mondiale, FMI, Groupama, Banque nationale agricole – première banque publique de Tunisie – en collaboration avec le ministère des finances tunisien, la République démocratique du Congo, l’Etat malien et bien d’autres…). Elle a également restructuré une société minière junior au Mali et a été nommée après son redressement, Présidente de la société par intérim.
Elle est juge consulaire au tribunal de commerce de Paris et dans ce cadre, elle a exercé son mandat au sein de la chambre des procédures collectives. Elle est également experte internationale dans la gouvernance financière.
Le bien public :
Et dans tout cela, elle s’est orientée vers le bien public. C’est dans ce contexte que j’ai fait sa connaissance en 2008. Elle était alors directrice de la performance et des risques du Fonds de réserve des retraites (F.R.R.). Elle s’est trouvée en opposition stratégique avec l’un des dirigeants sur les politiques d’investissements à risques que celui-ci voulait mettre en œuvre. Ceci l’a conduit en 2009 à lancer sa propre société « Finance et Gouvernance »
Pour ne pas conclure cette présentation incomplète, j’ajouterai qu’en 2011, elle s’est engagée en faveur de la mixité et a publié un Guide de l’administrateur (e), préfacé par Marie-Jo Zimmermann, alors Présidente de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité entre les hommes et les femmes de l’Assemblée nationale.
Cette action a été complétée par une étude sur les marqueurs de genre dans la promotion des talents, préfacée par Viviane Reding (Commissaire européen de 1999 à 2014). Ces deux actions ont été menées dans le cadre de travaux collectifs.
Il est temps de passer au sujet du jour « Mondialisation, finance et citoyenneté : comment préserver les biens publics ? » puisque la perspective ouverte par le Comité action publique 2022 et la création d’un comité interministériel chargé de la réflexion sur la place de l’entreprise dans la société nous invitent à repenser l’action publique et que l’intervention de Miriam Garnier s’inscrit dans cette réflexion.
Intervention de Miriam Garnier
On trouvera ci-après la retranscription complète du document de présentation de Madame Garnier.
Le rapport présenté le 14 décembre 2017 par l’Ecole d’Economie de Paris a mis en évidence la diminution dans tous les pays du patrimoine public net (actifs publics moins dettes publiques). Ce patrimoine est négatif aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Le rapport conclut : « Cette diminution du capital public net affecte la capacité à investir dans les services publics, l’éducation, les services sociaux »[1]. La notion de « biens communs » s’est muée à la Révolution en notion « d’intérêt général ». Actuellement, l’intérêt général en France est assimilé à l’intérêt de l’Etat et transcende les intérêts particuliers (Béligh Nabli[2]). Alors que dans le monde anglo-saxon, l’intérêt général résulte d’un arbitrage entre intérêts individuels et collectifs. J’ai donc choisi le terme employé par la Banque mondiale, qui est celui de biens « publics ».
Depuis 1996, la Banque mondiale a mis en place un observatoire de la gouvernance publique qui comporte 6 indicateurs : contrôle de la corruption (mesure dans laquelle le pouvoir public est exercé à des fins privées et est exercée une mainmise sur l’Etat par les élites et les intérêts privés), efficacité du gouvernement (qualité des services publics et de la fonction publique), stabilité politique (résistance à la déstabilisation par des moyens anticonstitutionnels ou violents), qualité de la règlementation (capacité de formuler et mettre en œuvre des politiques qui favorisent le développement du secteur privé), état de droit (qualité de l’exécution des contrats, de la police et des tribunaux, probabilité de criminalité et de violence), respect des droits citoyens (liberté d’expression, d’association, des médias, possibilité de sélection du gouvernement).
En ce qui concerne la France, si, en 2016, elle atteint 44 en percentile sur environ 200 pays au niveau stabilité politique, son rang est de 82 en ce qui concerne les droits citoyens, 83 pour la qualité de la règlementation, 89 pour l’efficacité du gouvernement et l’Etat de droit et 90 pour le contrôle de la corruption.
Le rapport 2017 de la Banque mondiale « Gouvernance et loi » indique : « la gouvernance est le processus par lequel acteurs étatiques et non étatiques interagissent pour concevoir et mettre en oeuvre des politiques suivant un certain nombre de règles formelles et informelles qui construisent et sont construites par la puissance ».
Avant d’aborder notre débat du jour sur les moyens de préserver, voire améliorer la gouvernance publique en France, je vous propose de revenir rapidement sur la dynamique qui a conduit à cet affaiblissement de la capacité à financer les biens publics par les Etats, depuis la constitution du système financier mondial en 1944, mettant en scène quatre phases de la mondialisation : la dollarisation du monde, la financiarisation du monde, la mondialisation du commerce, puis la mondialisation digitale , celle des « bits » (binary digits) informatiques.
1ère phase : la mondialisation du dollar ou la dollarisation du monde
En 1944, 2/3 des réserves mondiales d’or sont détenues par les Américains. Ils produisent la moitié du charbon, les deux tiers du pétrole et plus de la moitié de l’électricité au niveau mondial. Les accords de Bretton Woods organisent donc le système financier mondial (hors URSS) autour du dollar américain, avec un rattachement à l’or. [3]
En 1944, l’institution d’une organisation mondiale du commerce est refusée par les Etats-Unis. En 1947, l’accord multilatéral de libre-échange du GATT[4] est destiné à « faire baisser les prix pour les consommateurs, mieux utiliser les facteurs de production et favoriser l’emploi dans les secteurs où chaque pays détient un « avantage comparatif». Cet accord se fonde sur les théories d’Adam Smith de 1776 et de Ricardo en 1815. Le premier établit que chaque pays dispose d’un avantage spécifique, d’où l’intérêt d’une ouverture aux échanges. Le second élargit l’intérêt d’une ouverture, même en l’absence d’avantage spécifique. En effet, le commerce va pénaliser certains secteurs, mais chaque pays va s’adapter par la spécialisation. Plus tard, Schumpeter introduira l’adaptation par destruction créatrice. [5]
Cependant, vous connaissez la suite. Aucun contrôle sur la quantité de dollars émis par les Etats-Unis n’ayant été mis en place, la création de l’Euromarket sous l’impulsion de la Banque centrale d’Angleterre (la livre sterling étant liée au dollar américain), permet à tout investisseur européen de se fournir en dollars dans des banques privées britanniques sans contrôle des États-Unis. Notamment aux îles Caïmans et aux Bahamas, futurs paradis fiscaux. De 200 millions de dollars en 1959, le montant des eurodollars passe à
1 milliard en 1960 et 3 milliards en 1961. La place de Zurich entre dans ce système. En 1963, étaient mis en place, en réaction à la taxe de 15 % sur les intérêts des placements étrangers imposée par Kennedy, les Eurobonds, un système de bons au porteur (rapidement utilisé lui aussi pour l’évasion fiscale : il permet aux entreprises d’émettre des emprunts en dollars sans passer par les États-Unis). Le système atteignait 46 milliards de dollars en 1970 ; la quantité de monnaie en circulation dans le système dépassait la taille des réserves totales mondiales de devises en 1975 [6].
2ème phase : La soumission du dollar des « forces du marché », c’est-à-dire des institutions financières, par la fixation des taux de change, traduction des rapports de force entre économies nationales.
C’est la République fédérale d’Allemagne, très sensible en matière d’inflation, qui met fin aux accords de Bretton Woods. Les demandes de remboursements des dollars excédentaires en or commencent. Les États-Unis ne veulent pas voir disparaître leur encaisse-or. Donc ils suspendent la convertibilité du dollar en or le 15 août 1971. Le système des taux de change fixes s’écroule définitivement en mars 1973 avec l’adoption du régime de changes flottants, c’est-à-dire qu’ils s’établissent en fonction des forces du marché. Le 8 janvier 1976, les accords de la Jamaïque confirment officiellement l’abandon du rôle légal international de l’or. L’once d’or qui valait 35 $ en 1971 coûtait plus de 1 000 $ en 2008. Le dollar avait alors perdu 96,5 % de sa valeur en or.
Les marchés financiers qui étaient, après la Seconde Guerre mondialeréglementés nationalement et cloisonnés, deviennent globaux. Les marchés ont subi une triple évolution dite « des trois D » : déréglementation (abolition des contrôles des changes et des restrictions aux mouvements de capitaux), désintermédiation (accès direct des opérateurs aux marchés financiers sans passer par des intermédiaires) et décloisonnement (éclatement des compartiments qui existaient). À partir de la fin des années 1970, un marché intégré des capitaux s’est concrètement mis en place à l’échelle mondiale.
3ème phase : de l’inter-national au trans-national, un monde post-westphalien se dessine.
L’effondrement de l’URSS entraîne non pas la fin de l’histoire, comme l’avait écrit Francis Fukuyama[7], mais au contraire une intensification des guerres d’influence menées par les membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU et les pétro-monarchies.
En avril 1994, les accords de Marrakech instituent l’OMC. L’OMC dispose d’un mode de règlement des différends qui constitue une dérogation au principe westphalien[8] de souveraineté, puisque ses décisions sont exécutoires. C’est actuellement ce qui fonctionne le mieux à l’OMC, si l’on en juge par les résultats des négociations de Buenos Aires, qui viennent de s’achever. L’OMC pose un principe prioritaire de protection du consommateur plutôt que de protection du citoyen, rôle dévolu à l’Etat.
Actuellement, le G20 représente 90% du PIB mondial, et le G8 (États-Unis, Japon, Allemagne, France, Russie, Royaume-Uni, Italie, Canada), un peu moins de 60%.
Les entreprises transnationales emploient désormais 82 millions de salariés dans le monde ; leur chiffre d’affaires représentait en 2016 près de 50% du PIB mondial contre 23 % en 1990. Les investissements directs étrangers représentent 1 750 milliards de dollars en 2016 contre 205 en 1990.
70% des produits manufacturés dans le monde ont fait l’objet d’un échange international contre 35% en 1991[9]. En effet, sous la pression des actionnaires pour améliorer la rentabilité, les mesures d’accroissement d’efficacité par le recentrage sur le cœur de métier, un processus de désintégration verticale a été engagé, par lequel les entreprises se sont spécialisées sur certains segments de la chaîne de valeur. Par exemple, sur un produit Apple, la valeur ajoutée locale ne représente que 5 à 7 % du prix de vente[10]. Les échanges mondiaux représentent plus de 16 000 milliards de dollars en 2016. 43% des paiements commerciaux ont été effectués en dollars, qui représentent 65% des réserves mondiales de devises[11].
4ème phase : l’irruption du « peer-to-peer » provoquée par la digitalisation du monde et l’insécurité endémique
La crise financière mondiale qui a débuté en 2007 est endiguée par les Etats qui viennent au secours des banques[12]. Mais la confiance des citoyens dans le système a été quelque peu ébranlée.
Or, une évolution majeure est apparue avec internet et toutes les technologies dérivées du traitement des données. Nous connaissons tous les géants de l‘économie collaborative que sont Uber, Blablacar, Airbnb.
La capitalisation d’Airbnb est proche de celle du groupe Marriott (un peu inférieure à 40 milliards de dollars). Surtout, la technologie DLT (distributed ledger technology) a permis la création de la première cyber-monnaie, l’emblématique « bitcoin », qui naît le 31 octobre 2008, après la faillite de Lehman Brothers.
C’est la première marque de défiance vis-à-vis des banques centrales acteurs d’un marché considéré comme « manipulé ». En 2011, l’opération de l’Otan en Libye, baptisée « Unified Protector » avait notamment pour but de détruire la puissance du dinar libyen indexé sur l’or et les DTS du FMI, avant que ne se réalise le projet de Kadhafi d’introduire une nouvelle devise panafricaine pour supplanter le Franc CFA , basée sur le dinar or libyen et appuyée par des réserves « secrètes » d’or d’une valeur de 7 milliards de dollars. Est-ce un hasard si, en 2011, est créée Litecoin ?
En 2014, ces deux systèmes totalisaient 55 milliards de dollars pour le premier et 146 millions pour le second. Le nombre de bitcoins est par essence destiné à une limite de 21 millions, en fonction des coûts opératoires de traitement des blockchains. Mais déjà avec près de 17 millions de bitcoins en circulation, la capitalisation boursière de Bitcoins est de 241 milliards de dollars, contre moins de 82 milliards d’euros pour BNP PARIBAS au 9 janvier 2018.
Ethereum, le numéro 2 actuel, capitalise 69 milliards de $,
Ripple 52 milliards $.
Il existe déjà 1360 cybermonnaies. Certaines ont disparu, suite à des cyber-attaques. Cependant, les banquiers centraux sont très inquiets. Ils tentent de dissuader les nouveaux adeptes avec les avertissements suivants : pas de protection réglementaire, absence de sous-jacent, bulle spéculative. Il existe aussi une tentative de récupération par les Etats. Christine Lagarde a indiqué que les citoyens pourraient demander aux banques centrales de fournir une version numérique des monnaies légales.
C’est chose faite au Kenya, avec le M-Pesa, qui représente 20% du PNB d’échanges (5 milliards de dollars par an), et finance de façon plus ou moins occulte les guerres régionales (Somalie, Soudan). Au Vénézuela, Nicolas Maduro a interdit l’emploi des cybermonnaies, et a créé une cybermonnaie d’Etat.
En Suède, à la fin de 2016, plus de 50% de la population utilisent le système SWISH. A Vancouver a été mis en place le premier distributeur automatique de billets via bitcoins. Les plus grandes banques (comme Crédit Suisse ou Goldman Sachs) se sont lancées dans cette activité. La République Populaire de Chine et la Corée du sud ont interdit aux banques des levées de fonds en cyber-monnaies, alors que la Chine est le premier mineur mondial[13]. IBM, Microsoft et Toyota ont investi dans les cybermonnaies. Actuellement, le Chicago Board of Trade a ouvert une section pour un marché à terme du bitcoin. Le signal d’un développement majeur est l’irruption des jeux vidéo dans le marché des cybermonnaies, tout d’abord avec Opskins qui a créé la plateforme WAX (Worldwide Asset Xchange). Il y aurait 100 fois plus de joueurs vidéo qui traiteraient des achats digitaux qu’il n’y a actuellement d’acteurs sur les cybermonnaies. Les cybermonnaies devraient par conséquent changer d’échelle.
Par ailleurs, face aux guerres d’influence aux conséquences humaines épouvantables menées par les puissances du G8 et l’Arabie Saoudite, dans le Caucase russe, en Libye, au Yémen, en Syrie, les migrations se multiplient spectaculairement. La mobilité des hommes mise en avant au même titre que celle des capitaux et codifiée dans le droit d’asile s’impose aux Etats démunis. L’espace mondial est désormais également animé par des rapports Etat/individu complexes, avec l’apparition des NGO’s (non governmental organizations) et des GONGO (government-organized non governmental organizations), qui prolongent l’action des Etats sous forme d’associations civiles, avec plus ou moins de transparence.
La notion de « village planétaire » créé par le sociologue canadien Marshall Mac Luhan [14] commence à prendre corps. Bien sûr, de nombreuses dictatures résistent à l’échange d’information, la République Populaire de Chine, en étant le meilleur exemple.
Discussion : quelques propositions pour préserver (voire améliorer ?) les « biens publics » en France
- Modifier quelque peu la philosophie de l’Etat français
- Primauté éthique de l’individu vis-à-vis du pouvoir
L’Etat français étant producteur de droit via le Parlement et non via les tribunaux (tradition issue du droit romain) est soumis à des juridictions administratives, comme le conseil d’Etat[15], distinctes des juridictions judiciaires.
Chaque Etat a certes ses intérêts, et doit assurer son indépendance pour être souverain, mais doit aussi, comme l’analysait Michel Foucault dans son cours « Naissance de la biopolitique », s’autolimiter. L’idée d’Etat de droit, au sens substantiel et non formel, est la traduction juridique de l’idée de primauté éthique de l’individu vis-à-vis du pouvoir. La Nation une et indivisible ne peut plus, à mon sens, admettre la constitution d’une juridiction d’exception pour l’Etat. C’est d’ailleurs un frein identifié pour le développement de Paris place de droit, face aux anglo-saxons, pour qui l’Etat français s’immisce soit via le parquet dans des procédures civiles, soit via des tribunaux « à sa main ».
En 1976, Jensen et Meckling ont développé la théorie de l’agence pour modéliser les relations entre actionnaires et dirigeants de sociétés. Si on applique la théorie de l’agence à la relation citoyen-Etat, les citoyens, en tant que « principaux » délèguent des pouvoirs à des « agents publics ». Ils souhaitent que l’agent accomplisse sa fonction tout en dévoilant la totalité des informations en se mettant au service des citoyens. Mais l’agent veut garder le pouvoir décisionnel qu’il peut tirer, notamment, de ses informations. Les problèmes classiques de ce type de délégation sont l’asymétrie de l’information (qu’elle soit volontaire ou non), l’aléa moral (non-respect de l’ensemble des règles et accords passés), l’antisélection (une asymétrie d’information trop importante incite le principal à choisir par souci d’économie un bien ou service de moins bonne qualité, et l’agent à adopter un comportement dit de « passager clandestin » – « free rider »). Ce type de relation impose des coûts liés à la surveillance de l’agent (par exemple, un conseil citoyen), appelés « coûts d’agence ». Actuellement, les citoyens n’assument pas ce coût d’agence. Face à l’absence de contrôle possible, les citoyens français peuvent être tentés de laisser se dégrader les services publics.
b. Introduire plus de délibératif, moins d’administratif
La Déclaration universelle des droits de l’Homme ratifiée en 1948 dispose en son article 21-3 « la volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics. Cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes ».
Comme l’écrit Béligh Nabli, le juge indépendant et impartial est la clé de voûte et la condition de réalisation de l’Etat de droit. Dans la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 figure cette phrase « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée et la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ». Il serait donc préférable de substituer à la nomination des juges par l’administration, leur élection, comme aux Etats-Unis. C’est d’ailleurs déjà le cas en France pour les juges de l’économie du premier ordre, ainsi que pour les jurés d’assise n’ayant, eux, comme seule qualité que d’être citoyens.
c. Décloisonner l’administration pour diversifier les points de vue
Béligh Nabli (dans son livre l’Etat, droit et politique [16]) estime que, depuis la loi de séparation des églises et de l’Etat en France en 1905, l’Etat est devenu une Eglise. Mais, comme l’écrit Frédéric Lordon, « le spectre de la capture est partout où il y a du collectif ».
L’Etat a pour fonction de délibérer sur l’intérêt général pour produire des lois. Dans un rapport public du Conseil d’Etat de 1994, on peut lire : « l’apparition de la théorie du service public traduit dans le registre du droit l’effort conduit au niveau politique pour consolider le pacte républicain en le fondant non seulement sur le suffrage universel et la démocratie représentative, mais aussi sur le développement de la solidarité ». L’Etat français fait face à une crise de légitimité. La Banque mondiale[17] distingue trois types de légitimité : légitimité du résultat (qui suppose une responsabilité évaluée ex-post), légitimité relationnelle, légitimité procédurale. La légitimité procédurale suppose que les citoyens se sentent valablement représentés par l’administration. Il serait donc nécessaire de décloisonner l’accès aux postes administratifs, afin de diversifier les profils et de renforcer les compétences spécifiques.
d. Laisser les entreprises faire leurs affaires et protéger les citoyens, qu’ils soient consommateurs ou producteurs
Paul Samuelson estime que les biens publics ne peuvent spontanément être produits par le marché. Il existe donc un espace dévolu à l’Etat, de production et de maintenance de bien collectifs, qui se caractérisent par l’absence de rivalité, d’excluabilité et de divisibilité. Du point de vue du citoyen, l’accroissement de la division du travail fait que l’activité individuelle dépend d’un grand nombre de producteurs sans qu’il en ait une bonne visibilité. Toutefois, avant d’être consommateur, le citoyen doit pouvoir vivre de son travail. L’article 23-1 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme dispose que toute personne a droit au travail, ainsi qu’au libre choix de son travail. L’accroissement des droits-créances dans le domaine de la solidarité oblige les Etats à équilibrer la protection du citoyen travailleur et celle du citoyen consommateur. Il s’agit donc d’un rééquilibrage, le 19èmesiècle avait été celui du travail et des travailleurs, le 20ème siècle, celui du consommateur et de la société de consommation, le 21ème siècle sera celui du citoyen connecté. De ce fait, le rôle de l’Etat n’est plus de jouer les VRP à l’étranger pour le CAC 40 ou les entreprises publiques ou partiellement publiques pour signer des grands contrats. Il est de faire en sorte que la France ait des avantages comparatifs en termes d’infrastructures matérielles et fiscales de soutien à l’économie. Par exemple, lorsqu’un produit est vendu en France, il serait préférable de taxer, non pas la valeur ajoutée totale, mais la valeur ajoutée délocalisée (si l’on reprend notre exemple Apple, les 90% à 95% traités à l’extérieur).
2.La monnaie, référentiel d’échange, doit être un bien commun et non un bien public, comme la dette
a. Les cybermonnaies remettent en cause la théorie de la valeur substantielle, principe économique selon lequel la commensurabilité des biens trouve son origine dans un principe objectif, la valeur. Au contraire, c’est le désir d’une monnaie qui crée sa valeur (André Orléan[18]). Je crains les réactions de fermeture de l’espace monétaire aux cybermonnaies.
Pourtant, actuellement, au sein de l’Europe, la monnaie n’est plus considérée comme un bien souverain, puisqu’elle est partagée entre plusieurs Etats. Il y aurait donc une logique à ce que la monnaie ne soit plus un monopole d’Etat.
b. La dette française en termes de « Maastricht » représente à la fin 2017 2 231,7 milliards d’€, en hausse de 22 milliards d’€ par rapport au trimestre précédent, soit 99,2 % du PIB. Certes, pour Keynes, initiateur de l’infrastructure économique de l’après-guerre, le déficit public permettait la relance de la croissance économique et la réduction du chômage. Ce qui est sûr, c’est que le déficit public conduit à une croissance à crédit, le service de la dette devrait donc être intégré en comptabilité nationale, et la politique d’endettement devrait être validée par un jury citoyen.
- Mettre fin à certains privilèges bancaires
a. Le fichier des emprunteurs défaillants
Aux Etats-Unis, un tiers des américains âgés de 15 à 24 ans estiment qu’ils n’auront plus besoin de banques d’ici 5 ans. Qu’en est-il en France ?
En France, et je réagis là en tant que juge, il est frappant de constater, alors que le principe du contradictoire est absolument fondamental dans notre système judiciaire, que n’importe quelle banque, sans respect du contradictoire, peut faire inscrire un client au fichier des emprunteurs défaillants de la Banque de France, avec toutes les conséquences que cela peut avoir pour un individu. C’est un peu comme si un juge condamnait un mandataire social à une interdiction de gérer ou une faillite personnelle, sans procès.
Ce procédé doit impérativement être aboli. Il faut lui substituer une procédure contradictoire.
b. La comptabilité du hors- bilan
Une véritable usine à gaz a été mise en place sous Bâle III pour protéger les banques de leurs propres turpitudes qui leur font surestimer leur appétit pour le risque par rapport à leurs capacités capitalistiques. Les opérations de hors- bilan n’apparaissent en effet pas dans le bilan, sous le prétexte qu’il s’agit d’engagements avec aléas. Or, on l’a vu lors de la crise de 2007, les montants en jeu sont énormes. Pour faire entrer les banques dans le droit commun, il faudrait imposer le provisionnement de ces opérations (selon les décaissements à prévoir) sur le modèle des provisions mathématiques.
c. Distinguer les organismes de régulation de ceux qui veillent à leur application
Je veux parler de l’ACPR[19] et de l’AMF[20]. Le Parlement doit voter les lois, en s’entourant si besoin est d’experts. Toutefois l’application de ces lois devrait être soumise à l’appréciation des tribunaux, selon l’ordre judicaire.
Les réglementations sectorielles doivent être débattues et validées par des représentants des professionnels (mandataires sociaux et salariés) et des consommateurs sous la gouverne de ces autorités. Néanmoins, les sanctions devraient être prononcées par des juridictions judiciaires.
Le débat est ouvert, je vous remercie pour votre attention ».
Conclusions par Catherine Gras
Cet exposé dense, «panoramique », a mis en évidence et en perspective les profondes mutations auxquelles nos sociétés sont confrontées, en posant des diagnostics et ouvrant des pistes de réflexion et d’action.
A partir du « panorama turbulent » (sic) brossé par Miriam Garnier et qui a bien « bousculé » l’auditoire, Catherine Gras, dans sa conclusion, a mis l’accent sur la nécessité pour Galilée.sp et ses membres de prendre en compte ces éléments, ces événements, pour penser et construire le monde d’aujourd’hui avec une vision systémique.
Il s’agit de repartir des « fondamentaux », c’est-à-dire des besoins et des aspirations de chacun (cf. pyramide de Maslow), pour accéder à l’autonomie, tout en se rappelant qu’on a aussi besoin de l’Autre pour se construire.
Il faut échapper au phénomène du mimétisme (cf René Girard) qui engendre la jalousie, la haine, la violence, le désir de vengeance et qui met en péril ce « vivre ensemble » qui doit rester la traduction concrète de la devise républicaine « Liberté, Egalité, Fraternité » au sein d’une société capable d’associer régulation et émancipation.
[1] Alors que les objectifs de développement durable fixés par les Nations-Unies étaient que la croissance de revenu des 40% des ménages les plus pauvres progresse plus vite que celle du reste de la population, depuis 1980, le 1% d’individus les plus aisés dans le monde ont capté 2 fois plus de croissance que les 50% les plus pauvres.
[2] In L’Etat, Droit et politique, Armand Colin, 2017, ISBN 978-2-200-61686-1
[3] 44 délégations représentaient les alliés, l’URSS ayant un simple observateur. Il est intéressant de rappeler que Keynes dirigeait la délégation britannique (et White la délégation des EUA).
[4] GATT : General Agreement on Tariffs and Trade
[5] Rappelons que la sortie de la France du GATT début 1963, à l’initiative du général De Gaulle, a conduit à de vastes manifestations dans le monde contre le « protectionnisme immoral de la France ». Ce scandale mondial a débouché sur sa réinsertion fin 1963.
[6] Il a continué de gonfler (500 milliards de $ en 1980, 2 600 milliards en 1988 ; 90 % de tous les prêts internationaux se faisaient par ce système en 1997).
[7] La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme, Francis Fukuyama, Flammarion, 1992
[8] Depuis le 24 octobre 1648, mettant fin aux guerres de 30 et 80 ans entre le Saint-Empire Romain germanique et la France et l’Empire espagnol et les provinces-Unies, par la signature des Traités de Westphalie, en particulier le traité de Münster, nous avons vécu dans un monde dit « westphalien », posant l’Etat-nation souverain comme socle du droit international. C’est ainsi que l’ordre international a été façonné par des stratégies d’Etat à Etat, jusque dans la Charte des Nations-Unies de 1944.
[9] Revue Internationale et Stratégique, n° 108, hiver 2017, Sylvie Matelly
[10] Ibidem
[11] Les économistes Emmanuel Farhi et Matteo Maggiori estiment que les conditions sont réunies pour que recommence la crise de 1971.
[12] En France, deux plans de 120 puis 80 milliards d’euros, et la dégradation de la notation AAA en AA
[13] Pour générer un bitcoin, il faut résoudre une énigme (algorithme de blockchain). « Le minage c’est le procédé par lequel les transactions Bitcoin sont sécurisées. A cette fin les mineurs effectuent avec leur matériel informatique des calculs mathématiques pour le réseau Bitcoin. Comme récompense pour leurs services, ils collectent les bitcoins nouvellement créés ainsi que les frais des transactions qu’ils confirment. Actuellement cette récompense est de 12,5 bitcoins par bloc. Elle est divisée par deux tous les quatre ans environ.
Les mineurs (ou les coopératives de mineurs) sont en concurrence et leurs revenus sont proportionnels à la puissance de calcul déployée ». (source : https://bitcoin.fr/minage/)
[14] (1911-1980) Il s’appuie sur l’essor des mass media
[15] Institué par Napoléon Bonaparte
[16] L’Etat, droit et politique, Béligh Nabli, Edition Armand Colin, 2017, ISBN 978-2-200-61686-1
[17] In Gouvernance and the Law, 2017
[18] Nombreuses références, dont : Le pouvoir de la Finance, Odile Jacob, 1999 ; La Monnaie entre Violence et Confiance, avec Michel Aglietta, Odile Jacob, 2002 ; Genèse de l’Etat et genèse de la monnaie : le modèle de la potentia multitudinis, Journal du Mauss
[19] Autorité de Contrôle Réglementaire et de Résolution
[20] Autorité des Marchés Financiers