Après l’annonce de la suppression de l’ENA, quel avenir pour la formation des hauts fonctionnaires ?
« Après l’annonce de la suppression de l’ENA, quel avenir pour la formation des hauts fonctionnaires ? » est la question que Galilée.sp a choisi de poser à Daniel Keller, Président de l’association des anciens élèves de l’ENA (aaeena) à l’occasion du petit déjeuner du mercredi 11 septembre.
Partant du constat que La haute fonction publique est de moins en moins représentative de la société française et que depuis 1945 (date de la création de l’ENA), l’Etat, la France, le monde ont profondément changé, le Président de la République a exprimé le souhait de changer « la formation, la sélection les carrières des hauts fonctionnaires en supprimant l’ENA et plusieurs autres structures pour en rebâtir l’organisation profonde » (cité dans un article de Marianne du 17 avril 2019).
En mai dernier, l’avocat Frédéric Thiriez, lui-même ancien de l’ENA, a été chargé par le chef de l’Etat de mener une mission sur la réforme de la haute fonction publique et des grands corps de l’Etat. Cette mission devra présenter ses conclusions à la fin du mois de novembre…
Compte-rendu du petit déjeuner du 11/09/19 avec Daniel Keller, Président de l’Association des Anciens Elèves de l’ENA
par Véronique Grandpierre
Pour Daniel Keller, il faut commencer par resituer cette décision tombée de façon assez abrupte.
Nous vivons une période de transformation de l’action publique assez forte et cette donnée de départ est évidemment essentielle.
Cette transformation de l’action publique a pour vocation à la fois :
- de changer les structures et les organisations administratives :
- qu’il s’agisse des services centraux de l’État ou des services déconcentrés,
- qu’il s’agisse des relations entre les services de l’État et des collectivités territoriales,
- de transformer :
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- les organisations avec des attentes en termes de management, de missions que les fonctionnaires et particulièrement les hauts fonctionnaires doivent réaliser dans le cadre de leurs fonctions,
- la gestion des carrières afin de déboucher sur une grande fluidité entre secteur public et secteur privé.
Toutes ces choses-là ont été portées en grande partie par la loi de transformation de la fonction publique qui a été votée par le Parlement. Dans cette loi, l’article 22 est consacré plus particulièrement à la question de la formation des hauts fonctionnaires et donc de l’ENA mais pas exclusivement. Le guide de présentation de cette loi est téléchargeable ICI.
À compter de la promulgation de la loi, le gouvernement dispose de 18 mois pour prendre des ordonnances qu’il juge nécessaires et repenser le système de formation des hauts fonctionnaires. Cela donne un horizon temporel puisque ces propositions devraient être ratifiées par le parlement, si tout se passe bien, dans le courant de l’année 2021.
Entre-temps le Président de la République et le gouvernement ont confié à Frédéric Thiriez une mission de réflexion pour repenser le système de formation des futurs fonctionnaires. Sa lettre de mission est parue au mois de mai 2019. Frédéric Thiriez a constitué une petite équipe resserrée de trois personnes et doit remettre un rapport à la fin du mois de novembre 2019. Le rapport de la mission Thiriez sur la formation des hauts fonctionnaires sera un peu à la haute fonction publique ce qu’est le rapport Delevoye à la réforme des retraites. Il devrait bien entendu être revisité par le gouvernement, les services du Premier ministre. Il ne donnera donc que les grandes orientations. Une fois qu’il aura été remis, de nouvelles consultations seront engagées.
La mobilisation de l’Association des anciens élèves de l’ENA
L’Association des anciens élèves de l’ENA s’est déjà mobilisée pour alimenter cette mission Thiriez en éléments de réflexion, qu’il s’agisse :
- de données factuelles,
- d’éléments de contexte,
- d’éléments qui permettent de faire comprendre à Frédéric Thiriez (qui est un ancien élève de l’ENA) ce qu’est vraiment l’ENA aujourd’hui. On a en effet pu constater que cette école et plus généralement le système de formation des hauts fonctionnaires, souffre aujourd’hui d’un grand déficit d’image. L’ENA est ainsi souvent victime de procès d’intention et de jugements qui s’appuient rarement sur des faits objectifs et véritables. Or il faut que la réforme règle des problèmes réels et non pas des problèmes virtuels. L’association a donc fait et continue à faire un grand travail en termes pédagogiques pour éviter que l’on emprunte de fausses directions ou que l’on expérimente de fausses routes qui seraient dommageables pour l’école et pour l’avenir des systèmes de formation des futurs hauts fonctionnaires.
Deux points sont importants dans ce contexte :
- Le fait que le monde de la fonction publique est en transformation profonde. De très nombreux paramètres expliquent cela : il n’y a pas seulement la transformation numérique même si c’est un puissant levier, il y a aussi la nécessité de concevoir une action publique au plus près des citoyens, une action qui réponde à leurs attentes. La France des années 2000 n’est pas la France des années 80 qui n’était pas celle des années 1950.
- Le monde des grandes écoles a considérablement évolué dans les 20 dernières années mais c’est moins vrai des écoles de service public (encore qu’il faille mettre à part les Écoles Normales Supérieures qui ont déjà procédé à des évolutions que les autres écoles de service public n’ont pas nécessairement connues) :
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- Que constatons-nous dans ce monde des autres grandes écoles ? La Conférence des Grandes Ecoles rassemble aujourd’hui presque 230 grandes écoles. C’est un peu une sorte de GIE à l’intérieur duquel les grandes écoles travaillent, réfléchissent. Au fil des années, il s’est effectué un certain nombre de regroupements. C’est ainsi pour les écoles d’ingénieurs, pour les écoles de management que l’on appelle aussi les écoles de commerce. De ce point de vue, ces écoles ont beaucoup avancé sur la manière de mettre en commun, notamment tout ce qui est de l’organisation des concours, des formations qui peuvent être fusionnées entre les écoles de telle sorte que l’on évite un phénomène de dispersion. Ces grandes écoles travaillent à la manière d’être au plus près des enjeux de société qu’il s’agisse de diversité sociologique, d’égalité femmes-hommes ou de l’accès à l’enseignement supérieur des personnes handicapées, etc…
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- En revanche les écoles de service public sont restées un peu dans un ordre dispersé.
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- Très peu d’entre-elles font partie de cette conférence des grandes écoles, de mémoire il y a l’ENA et l’école de la santé publique ; ce n’est pas beaucoup !
- Par ailleurs toutes les écoles opèrent retranchées sur elles-mêmes, chacune sur son territoire.
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Fédérer les écoles de service public ?
- Cette situation de départ crée une position de faiblesse.
- L’une des missions de Frédéric Thiriez est ainsi de réfléchir à la manière de fédérer, regrouper les écoles de service public (hors enseignement pour qu’il n’y ait pas de confusion), de voir dans quelle mesure il serait possible de mettre en place des convergences. En effet, on se rend compte que si ces écoles préparent à des métiers spécifiques (les métiers d’administrateur civil dans une direction centrale du ministère, de préfet ou de directeur de cabinet sont grandement différents), il n’empêche que :
– lorsque l’on regarde les concours, très souvent ce sont des épreuves quasi identiques ;
– quand on s’interroge sur ce que doivent être les règles d’éthique, de déontologie, on s’aperçoit qu’il faut dispenser là aussi les mêmes enseignements ou du moins répandre les mêmes valeurs.
L’apprentissage des compétences
Il y a des savoirs, des savoirs faire, le savoir-faire, savoir être, ce qui relève plutôt des compétences que des connaissances. C’est l’idée nouvelle de développer l’apprentissage des compétences, sachant qu’en ce qui concerne les connaissances, les candidats aux concours des écoles de service public, année après année en savent toujours plus que leurs prédécesseurs. En effet, l’ENA est une école bac+3 mais, aujourd’hui, l’âge moyen d’un candidat au concours externe de l’ENA est 29,5 ans ; il a ainsi largement plus que bac+3. Les fonctionnaires stagiaires qui rentrent à l’ENA ont déjà une quantité de connaissances à travers tout le parcours universitaire qu’ils ont suivi, ceci n’a plus rien à voir avec ce qu’il en était au moment de la création de l’ENA.
Qu’attend-on des futurs hauts fonctionnaires ?
En revanche ce que l’on va attendre maintenant des futurs fonctionnaires, c’est
- ce que l’on appelle le bloc de connaissances analytiques c’est-à-dire savoir prendre des décisions, comment procéder à la prise de décision, comment rendre des arbitrages… ; toutes ces données si importantes pour exercer des fonctions d’encadrement supérieur voir de cadres dirigeants.
- toutes les compétences relationnelles: la capacité à tout gérer, à constituer des équipes, à savoir les diriger et manager ;
- l’adaptation au changement dans un univers professionnel qui ne cesse de se transformer
- le savoir-être, la manière dont on se comporte, la modestie dont il faut savoir faire preuve
Tous ces éléments doivent prendre place dans la formation et dans l’enseignement délivré entre plusieurs écoles.
Voilà pour ce qu’il en est des éléments de contexte
Fort de ce constat, Frédéric Thiriez :
- Essaie de définir quels pourraient être les regroupements d’écoles de service public. À ce stade cette liste n’a pas été fixée, mais les contours sont connus. Cela concerne :
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- de façon sûre l’ENA, l’INET, l’école de la santé publique,
- il a été évoqué également l’école de formation des commissaires de police, l’école des cadres de l’administration pénitentiaire… Il est question également d’étendre ce spectre aux écoles d’ingénieurs,
- la question se pose de savoir si l’école de la magistrature devrait en être. En effet cette dernière école fonctionne très bien.
- Dans un arrière-plan budgétaire : des économies à faire (L’ENA dépense beaucoup d’énergie aujourd’hui pour organiser tous les ans des concours qui recrutent très peu)
- Sous quelle forme ?
- une coopération croisée entre tous ces écoles ?
- une fusion de ces écoles dans une nouvelle grande école qui serait un super institut de formation du service public ? Le bruit en a couru mais on n’y croit pas trop parce même s’il faut des convergences, il faut aussi tenir compte des spécificités propres et préserver les cultures métiers.
Inégalités, discrimination positive, diversité
Dans le cas de cette transformation, il y a aussi un enjeu de diversité. Cela dit on ne peut pas rendre l’ENA responsable de toutes les imperfections du système éducatif français. Pour Daniel Keller, le système éducatif français est ainsi construit que qu’il est très sélectif et qu’il et très peu de fils de ouvriers peuvent accéder aux grandes écoles et ou être à l’université en doctorat. Réformer système dans son ensemble prend du temps. Il faut commencer par attaquer les inégalités au niveau de l’école élémentaire ce que fait actuellement le ministre de l’éducation nationale mais dont les effets ne seront perceptibles que dans une vingtaine d’années.
Aujourd’hui il est envisagé de recourir à des dispositions de discrimination positive. La grande expérience dont on cherche s’inspirer est celle de Sciences-Po (conventions avec les zones d’éducation prioritaire). La scolarité assurant la fongibilité, Sciences-Po a d’ailleurs décidé de supprimer son concours.
Pour ce qui est de la prise en compte de la diversité, l’ENA a déjà beaucoup fait à travers la mise en place de classes préparatoires intégrées. Il ne s’agit pas de discrimination positive au sens premier du terme mais d’aller repérer dans les quartiers défavorisés des jeunes issus de milieux défavorisés et ayant au moins une licence de telle sorte qu’ils puissent bénéficier d’une meilleure préparation aux concours de la fonction publique. De fait, 95 % de tous celles et ceux qui ont suivi cette classe préparatoire intégrée ont réussi un concours de catégorie A. Ce qui veut dire que la promotion sociale à travers l’accompagnement a fonctionné. Cette expérience fonctionne. Ce système permet à ces jeunes de briser le plafond de verre. Il suffit de mettre en place les outils pour repérer les meilleurs talents dans les établissements scolaires pour assurer la diversité sociologique. La classe préparatoire intégrée de l’ENA l’a fait ; il existe également d’autres structures qui interviennent auprès de l’institut d’études politiques et qui font le de même travail. C’est ce qui permet de respecter les règles de l’égalité des chances : tout le monde passe le même concours mais en même temps on peut augmenter la diversité des élèves recrutés.
La question des concours
La mission Thiriez souhaite aller encore plus loin. Le point à l’étude, même s’il n’est pas arbitré à ce stade et que la réflexion est ouverte, porte sur la mise en place de ce que pourrait être un nouveau concours réservé à des candidats issus des zones d’éducation prioritaire. Il y a déjà le concours externe, concours interne, le troisième concours, il y a maintenant un concours pour les docteurs, il y aurait alors un cinquième concours.
L’autre point en discussion est la concurrence entre concours. L’Ecole est soumise à des arbitrages budgétaires qui font que l’on décide du nombre d’élèves qui entrent chaque année à l’ENA non pas en fonction du besoin de hauts fonctionnaires nécessaires sur les 10, 20 ou 30 ans à venir, mais en fonction de considérations purement techniques et financières. C’est ainsi qu’en 2017, le ministre Gérald Darmanin a décidé de ramener le concours de 90 à 80 reçus. Pourquoi 10 personnes en moins ? À l’époque l’ENA avait quelques difficultés d’ordre budgétaire. La décision a été prise aussi parce que moins d’élèves à l’ENA coûte moins cher, permet des économies mais cela ne permet pas de fabriquer un avenir solide. Ce qui est vrai c’est que moins d’élèves entrent à l’ENA, moins l’école est légitime. Si on ne forme plus que 80 élèves chaque année, l’école est menacée de dépérissement (ceci doit être comparé avec des années antérieures beaucoup plus fastes où des promotions ont pu monter jusqu’à 150 élèves). Si on ne forme que 70 à 80 élèves par an, pourquoi conserver une école qui forme aussi peu d’élèves ? ce n’est pas raisonnable.
Ce problème a été accentué par un autre phénomène. Dans le même temps où l’ENA a vu ses effectifs fondre, dans le même temps se sont multipliés les concours parallèles. Pour Frédéric Thiriez cette situation doit cesser. On ne peut pas d’un côté continuer à mettre l’ENA à la portion congrue et de l’autre de multiplier les concours spécifiques parce que l’on s’aperçoit que parfois l’on manque de collaborateurs. Par ailleurs, la question du tour extérieur est soulevée.
En 1945 la vocation de base de l’ENA était de former un corps interministériel administrateurs civils, or aujourd’hui, il n’est plus nécessaire de passer par l’ENA pour devenir administrateur civil.
L’ENA a traité dès sa création la question de la diversité en mettant en place un concours interne qui assurait la promotion sociale, et en ouvrant le concours aux femmes (pour polytechnique, il a fallu attendre les années 1970). L’ENA était donc l’école « en avance ». Ce n’est plus forcément le cas aujourd’hui. De quoi s’aperçoit-on ? Du déclin lent et inexorable du concours interne. Il n’y a pas plus de 200 candidats pour 32 places. Plusieurs facteurs peuvent expliquer cela :
- L’ENA n’a pas su repenser le mode de formation de ce celles et ceux qui réussissent le concours interne. C’est un véritable parcours du combattant, il faut réellement en avoir envie. Cela commence par une année de préparation où il y a souvent un préjudice financier, ensuite une année de stage et une scolarité à Strasbourg qui perturbe la vie familiale, enfin lorsque l’on sort de l’ENA on n’est pas du tout sûr de revenir dans son administration…
- Par ailleurs, les administrations ne font pas toujours le meilleur effort pour inciter leurs meilleurs éléments à passer ce concours interne au contraire, ils y mettent même des freins. Le réflexe est de garder les meilleurs éléments pour elles et à leur poste…
Quelles sont les solutions envisageables ?
- La scolarité doit être repensée pour mieux tenir compte dans les recrutements des compétences et des savoirs acquis,
- 8 à 10 ans après l’ENA quand il s’agit de vraiment accéder à des fonctions de très hautes de cadres dirigeants, il faudrait passer par un sas soit l’école de guerre, soit l’IHEDN …
La question de la sortie de l’ENA qui est un point non tranché à ce stade. Plusieurs solutions sont envisageables :
- supprimer le classement de sortie et faire en sorte que les employeurs choisissent leurs collaborateurs (alors qu’aujourd’hui ce sont les élèves de l’ENA qui en fonction de leur classement choisissent leur administration), même si un classement peut s’opérer de façon implicite ;
- maintenir le classement de sortie :
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- Tout le monde va sur le terrain faire de l’administration opérationnelle pendant 2 ou 3 ans avant de rejoindre, quand on est dans la botte, le corps de sortie que l’on a choisi (conseil d’État, Inspection des finances, Cour des Comptes) mais cela peut poser des problèmes de fonctionnement aux juridictions parce qu’elles fonctionnent souvent grâce aux juniors.
- Maintien du classement de sortie tel qu’il existe, mais pour l’avancement dans la carrière obligation de faire après deux ou trois ans un passage en administration opérationnelle pendant deux ou trois ans, une sorte de mobilité pour pouvoir bénéficier de l’avancement statutaire auquel on peut prétendre. C’est sans doute là la solution de compromis.
Parallèlement se développe l’idée que :
- le classement de sortie ne peut pas donner une rente de situation,
- qu’un d’un Rendez-Vous Ressources Humaines devrait avoir lieu 8 à 10 ans après l’ENA afin de faire le point à la fois sur les appétences des hauts fonctionnaires et sur leurs compétences (managériales ou d’expertise ou de contrôle).
Conclusion : Faut-il garder des écoles de service public ?
La « Loi sur la transformation de la fonction publique » ouvre la voie à la fluidité entre le public et privé. Elle permettra, au moins en termes de droit, de recruter demain dans tous les emplois y compris des collaborateurs venant du secteur privé. Réciproquement, dans cette loi il y a aussi des mesures pour faciliter la mobilité des fonctionnaires qui souhaiteraient quitter l’administration.
Le travail de l’Association des anciens élèves de l’ENA auprès de la mission Thiriez est de rappeler qu’il ne faudrait pas perdre le sens, les valeurs de l’administration publique établie par l’ordonnance du 9 octobre 1945. Cette ordonnance est porteuse d’une ambition de service public et d’intérêt général qui peut être précarisé dans les années futures s’il n’y a pas une école pour dispenser des valeurs, une éthique, une certaine forme d’idéal sans lequel on perd de vue l’intérêt des citoyens et l’intérêt de la République.
Aujourd’hui rien n’est figé, rien n’est arrêté…