Avec Vincent Bontems, « l’innovation responsable »
Evelyne Cohen-Lemoine présente Vincent Bontems, philosophe des sciences et des techniques, Vincent Bontems travaille au LARSIM, « Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière » du CEA, organisme qui a joué un rôle essentiel faisant de la France une grande puissance scientifique et technique.
Créé en 2007, le LARSIM est dirigé par Etienne Klein. Y travaillent Alexis Grinbaum (chercheur), Gilles Cohen-Tannoudji (chercheur émérite) et Vincent Bontems (chercheur) ainsi que des jeunes doctorants. L’équipe est présente sur les grandes questions de société. Vincent Bontems a par ailleurs publié des livres sur Gilbert Simondon, sur Bachelard et sur Ferdinand Gonseth (voir aussi sur ce philosophe et mathématicien l’intervention de Gilles Cohen-Tannoudji lors du petit déjeuner du 12/09/18)
L’une des particularités du CEA est que, contrairement au CNRS, le CEA donne des missions à ses agents. Une des missions qui est apparue en 2010-2011, était d’anticiper les directives de l’Europe sur le thème de « l’innovation responsable ».
Un peu d’étymologie et d’histoire du concept
Innovation vient du latin innovare qui signifie
- chez les Romains « remettre à neuf ».
- à la fin de l’Antiquité le sens a évolué en « remplacer quelque chose d’ancien par quelque chose de neuf, que ce soit la même chose en neuf ou quelque chose de nouveau »,
- dans le latin médiéval, le mot est introduit dans les langues romanes par les juristes : innovation veut dire alors « introduire quelque chose de neuf dans quelque chose d’ancien préexistant ; c’est introduire une clause nouvelle dans un contrat préexistant ». Par exemple si vous avez fait un testament et que vous avez un nouvel héritier auquel vous souhaitez destiner un bien particulier, plutôt que de réécrire tout le testament, vous faites une innovation.
- en théologie une innovation est un changement par rapport aux rites habituels. C’est ainsi très proche de l’hérésie ce qui explique d’ailleurs pourquoi, dans l’image profane, le terme est connoté péjorativement pendant la majeure partie de son histoire
- dans la philosophie politique : le concept d’innovation est important chez Machiavel et Francis Bacon.
Depuis la seconde partie du 20ème siècle, de quoi parle-t-on quand on parle d’innovation ?
L’innovation ce n’est pas un objet totalement évident, même pour un philosophe de la philosophie des techniques !
Le terme « innovation » existe depuis la Seconde Guerre Mondiale. Il est vraiment employé à partir des années 1960 et commence à connaître une certaine inflation en anglais à partir des années 1970 et à partir des années 1980 en langue française.
Si on revient sur un rapport de la National Science Foundation qui date de 1974 (organisme qui, aux États-Unis, fait des recommandations pour la recherche) : il y était déconseillé d’employer ce terme « innovation » car avec ce mot on ne sait pas vraiment de quoi l’on parle, le terme étant polyvalent.
Le terme se propageant, les philosophes commencent alors à s’interroger sur le mot.
Ce terme est devenu de plus en plus fréquent dans ce que l’on appelle la « littérature grise » ; dans les rapports qui sont rendus par les organismes de recherche, ceux qui sont rendus par l’Union Européenne, le mot « innovation » est largement utilisé… De fait, pour 2010, la stratégie de Lisbonne promouvait « une société de la connaissance ». Pour 2020, l’Europe promeut une société de l’innovation.
Europe 2020, Une société de l’innovation !
Le rapport Europe 2020, document de référence, promeut une société de l’innovation. Dès la première page, notre capacité à promouvoir l’innovation dépend :
- du niveau de vie,
- de la lutte contre le chômage,
- du niveau d’emploi,
- de la création de richesses
ce qui est classique, mais il est ajouté que l’innovation est la meilleure chance que nous ayons pour relever un certain nombre de défis, dont :
- le changement climatique,
- le vieillissement de la population,
- les problèmes de santé,
- les problèmes de sécurité,
- les problèmes de ressources,
- la pénurie en termes de ressources énergétiques ou matérielles…etc…
Au final, dans ce rapport, le terme « innovation » est employé plus de 300 fois en moins de 50 pages ! Et, bien évidemment, il n’est nulle part défini !
Ce n’est finalement pas très original… Le discours sur l’innovation est présent également chez les Japonais, en Amérique…
Pour pasticher Sartre, l’innovation, c’est devenu « l’horizon indépassable de la recherche » (Sartre dans Questions de méthode « le marxisme est l’horizon indépassable de notre temps »).
On prend le mot comme s’il avait un sens évident, acquis ; il est chargé de qualités qui, pour le moins sont multiples, et que l’on peut même soupçonner d’être contradictoires ! Bref c’est un mot qui est partout mais dont la définition n’est nulle part.
Machiavel et Bacon
Faisons un retour en arrière et examinons deux courants de pensée de la Renaissance : avec MACHIAVEL et BACON, qu’apprend-on de l’innovation ?
Pour Machiavel, l’innovation désigne les transformations politiques, celles que l’on opère au sein des institutions, au sein des coutumes.
Machiavel, dans Le Prince, a donné une série de conseils. Citons-en quelques exemples qui sont de vraies « perles » :
- Si vous êtes un prince légitime, héritier de votre principauté, il vous est recommandé de ne faire aucune innovation. Pourquoi ? Plus votre lignée est ancienne, plus vous avez de chance de pouvoir conserver le pouvoir sans rien faire. La moindre chose, le moindre changement risquerait de donner l’idée aux gens qui sont vos sujets que des changements sont possibles
- En revanche si vous venez de prendre le pouvoir par la violence et surtout la violence illégitime, il faut faire des changements, les faire vite et tous d’un seul coup y compris si cela consiste à éliminer des gens, de manière à ce qu’ensuite, en ne faisant de nouveau plus rien pendant un moment vous puissiez regagner les cœurs des gens.
Continuons avec Machiavel : « Si pour faire une innovation vous devez demander la permission à quelqu’un cette innovation va rater ; si vous ne demandez l’autorisation à personne, les innovations vont marcher. Machiavel a une conception amorale, relative et conditionnelle de l’innovation ; il donne la clé de la conduite du prince dans un chapitre qui s’appelle « De la fortune » qui signifie ici dans ce contexte « la chance ».
Dans ce chapitre il explique qu’il y a deux façons de procéder pour un homme politique et militaire c’est-à-dire un prince,
- Soit d’une façon pondérée, apaisée, régulière en respectant les coutumes en ne heurtant pas,
- Soit d’une façon fougueuse en prenant de vitesse le peuple et d’autres princes quitte à agir avec une certaine violence, l’innovation s’insère dans cette deuxième stratégie ;
Pour Machiavel, il n’y a pas une méthode bonne et une méthode mauvaise. Tout dépend des circonstances ET de la position du prince :
Quelles sont les circonstances ? Etes-vous dans une situation de crise ouverte ou larvée ? Dans ce cas, il est bon d’agir avec fougue. Ou êtes-vous dans une situation où les choses sont relativement stables ? Il est alors périlleux de faire des choses.
Quelle est la position du prince ? Veut-il prendre le pouvoir ? Ou veut-il le conserver ?
Pour Machiavel, le bon prince est celui qui sait quand il faut innover et quand il faut cesser d’innover.
Pour Francis Bacon, l’innovation c’est l’enfantement du temps, le futur qui peut devenir meilleur
Francis Bacon est un homme politique, penseur et savant anglais de la Renaissance (né en 1561, mort en 1626 ; auteur de De dignitate et augmentis scientiarum et du Novum Organum).
Il écrit dans des circonstances différentes de Machiavel.
- Machiavel espérait au milieu des guerres civiles italiennes qu’il viendrait un prince qui modifierait tout,
- Bacon est face à un roi auprès duquel il essaie de négocier pour créer le « CNRS » de l’époque et il n’y arrive pas ; il a beau promettre que cela va générer du profit, c’est en vain. Il promet aussi, et c’est ce qui est le plus intéressant, que les savants diront ce qu’ils font, mais cela ne marche toujours pas. C’est trop tôt. Cet accord n’est pas encore possible. On est dans le contexte d’un pouvoir qui est installé mais dont on sent qu’il s’affaiblit.
Les mots progrès et innovation prennent un nouveau sens…
Bacon crée le sentiment de progrès. Avant Bacon, le terme était neutre et signifiait « l’avancée ». A partir de Bacon, le progrès est la possibilité pour l’humanité d’accumuler du savoir, du savoir-faire, le bienfait, et même éventuellement la possibilité de progresser au niveau moral.
Bacon s’intéresse alors au mot « innovation ». Il écrit tout un chapitre sur l’innovation et ce chapitre est encore valable de nos jours. Il procède par une série d’analogies : « l’innovation c’est l’enfantement du temps »
- L’innovation, c’est comme un nouveau-né : au départ c’est fragile, c’est turbulent. il faut donc protéger et contrôler les innovations pour, après, leur laisser leur libre évolution
- Les hommes doivent innover pour contrecarrer l’action du temps corrupteur : entre le risque de changer les choses pour le pire et la chance de les améliorer pour le meilleur, il faut privilégier la deuxième solution parce que ne rien faire, ne rien changer, c’est déjà accepter une certaine évolution à savoir celle du temps. Or pour Bacon, le temps (il n’est pas ici le même que chez Machiavel pour qui le temps est fluctuant), est un temps corrupteur qui va vers le pire ; inévitablement, il dégrade. Il faut alors que les hommes innovent pour contrecarrer cette dégradation due au temps. Bacon fait alors une analogie avec les médicaments : plus on vieillit, plus on a de nouveaux maux donc il faudra de nouveaux remèdes.
Nous sommes également aujourd’hui dans une conception pessimiste du temps ; c’est la raison pour laquelle Bacon est toujours d’actualité : chaque jour les défis qui se posent à nous se posent de façon plus urgente.
Machiavel et Bacon – Bacon et Machiavel
Chez Machiavel, l’innovation, quand elle est utile, doit être rapide et décisive. On la fait une fois pour toute et ensuite on s’abstient.
Chez Bacon, au contraire, il faut que l’innovation soit lente, graduelle. Il faudra pouvoir en corriger les éventuels défauts en cours de route. Il faudra prendre garde à ne pas alarmer les gens car ils craignent l’innovation.
Belle description psycho-sociologique de l’innovation chez Bacon ! L’innovation est comme une étrangère : elle est scrutée et soupçonnée car l’homme s’habitue à tout, même à un environnement insatisfaisant. Dès qu’une innovation est introduite, cela attire l’œil :
- si l’innovation est jugée bonne par les gens, ils diront « enfin, il était temps que cela arrive »,
- si l’innovation est jugée mauvaise par les gens, ils chercheront un coupable !
L’innovation dans les travaux récents : Jean-Gabriel TARDE et Everett ROGERS
Les travaux fondateurs en sociologie sont ceux de Jean-Gabriel Tarde (1843-1904)
Il fut le contemporain et grand rival d’Émile Durkheim et il a publié notamment les Lois de l’imitation en 1890.
Les êtres humains sont individuellement conformistes, ils s’imitent les uns les autres. Cette imitation est ce qui fait le ciment social. Non seulement les êtres humains s’imitent les uns les autres mais ils s’imitent eux-mêmes c’est-à-dire qu’une fois qu’ils ont fait quelque chose d’une façon ils recommencent de la même façon. Avec cette hypothèse de départ on arrive à des sociétés fossilisées. Or ce n’est pas ce que l’on observe. Il y a donc un second mécanisme qui entre en scène et ce second mécanisme, c’est l’innovation.
Les innovateurs sont ceux qui changent leur comportement et donc dévient par rapport à la norme sociale. Ils le font parfois leur insu, sans s’en rendre compte, et cela crée une dynamique de la société : avec un mécanisme en trois temps
- Premier stade : la société est stable et la population s’imite. Soudain des innovateurs et des innovations apparaissent,
- Deuxième stade : certaines innovations sont imitées, donc elles se diffusent
- Troisième stade : une fois qu’elles sont diffusées, les innovations sont devenues la nouvelle norme et s’assimilent à la tradition (on pense que l’on a toujours fait comme cela)
Deux facteurs expliquent que ces innovations sont imitées et donc qu’elles deviennent la nouvelle norme :
- Un facteur rationnel : les individus, quand ils observent quelque chose et qu’ils considèrent que c’est mieux que ce qu’ils font eux-mêmes, changent leurs idées sur ce sujet et au bout d’un moment changent leurs actes. Bref, on adopte rationnellement des innovations quand elles paraissent meilleures !
- Un facteur irrationnel à savoir le facteur élitiste : lorsque l’on observe des gens que l’on considère comme au-dessus de soi dans la société faire certaines choses, on a tendance à vouloir les imiter par volonté de s’agréger au haut de la société.
En « rationaliste », J.G. Tarde en infère qu’il faut augmenter le facteur rationnel et diminuer le facteur élitiste dans l’adoption de l’innovation.
Vincent Bontems en tire notamment trois enseignements :
- L’inventeur peut être innovateur car il est le premier à dévier. Mais les innovateurs
- Dans la perspective de Tarde, il serait absurde de demander aux scientifiques d’innover au sens de transformer la société. Au contraire, pour Tarde, la société doit se conformer à ce qu’il y a de plus rationnel.
- La théorie de Tarde n’est pas un substrat qui permet d’expliquer l’engouement contemporain pour l’innovation.
Everett Rogers (1931-2004) et la sociologie du marketing de l’innovation
Sociologue américain, il est « le père de la sociologie d’innovation »et publie en 1962 The diffusion of innovations. C’est un best-seller en sociologie mais surtout en marketing. Il adapte les travaux de Jean-Gabriel Tarde à la société de consommation et met au point une courbe qui décrit la vitesse d’adoption de nouveaux produits. Il ne se concentre pas sur des produits de pure consommation. Ce qui l’intéresse ce sont les produits qui transforment les comportements : de nouvelles semences pour les agriculteurs, la contraception… etc… les concepts qu’il a élaborés dans ce cadre-là ont été considérés comme tellement pertinents pour l’innovation que c’est encore la base de ce que l’on apprend en marketing et dans toutes les enquêtes sur la commercialisation des produits.
Les innovateurs sont les 2,5 % consommateurs d’avant-garde. Ces gens sont extrêmement importants parce qu’ils vont piloter le marché. Ils n’ont personne pour les conseiller et peuvent très bien se tromper mais ils vont induire ce deuxième mouvement qui est décisif, c’est-à-dire celui des primo-adoptants les nouveaux produits. Donc, EN MARKETING, il est important, lorsque l’on met un nouveau produit sur le marché, de mettre les innovateurs dans son camp.
Dans l’analyse d’Everett, les innovateurs ne sont pas ceux qui inventent les produits nouveaux mais ils sont les consommateurs d’avant-garde, ceux qui font que, par mimétisme, l’innovation se diffuse.
Aux antipodes de Marx, l’analyse économique libérale de Joseph A. Schumpeter (1883-1950)
Schumpeter est un économiste libéral, auteur de Nature et contenu principal de la théorie économique en 1908 et Théorie de l’évolution économique en 1912, Business Cycles en 1939, Capitalisme, socialisme et démocratie en 1942.
Joseph A. Schumpeter est un libéral. Il veut montrer que les prédictions de Marx ne sont pas des théories absolues, que ce sont des tendances que l’on peut contrecarrer grâce à l’innovation.
Karl Marx a trois prédictions essentielles concernant le destin de l’économie capitaliste : la concentration du capital, la baisse tendancielle du taux de profit et un asservissement de l’homme par l’homme (comme résultante de ces deux premières tendances).
De nos jours, Schumpeter n’est pas très populaire, il n’a plus bonne presse ! Personne ne l’utilise plus et même les néolibéraux sont pour la plupart aux antipodes de ses positions.
Pourtant ses analyses sont encore un soubassement de la pensée économique contemporaine. Regardons de près. Pour lui, l’innovation désigne toute une série de transformations que l’on peut faire dans le cycle de production : transformation des produits, des marchés, des ressources matérielles ou énergétiques, des processus et de l’organisation du marché ou de l’entreprise. Avec cette vision large, l’innovateur est alors l’entrepreneur qui, certes fait baisser les coûts mais aussi celui qui apporte « un plus ».
L’innovation crée la concurrence ; la concurrence n’est pas la condition de l’innovation. Les faillites des concurrents sont inévitables et ce n’est pas le rôle de l’Etat d’indemniser.
1997 : la « disruption » de Clayton Christensen !
Il reste cependant une inspiration Schumpetérienne : le mot « disruption » a été mis à la mode par Clayton Christensen dans Le dilemme de l’innovateur.
Il y décrit les difficultés des entreprises dominantes dans un secteur d’activité lorsqu’apparaît une innovation de rupture. Etre disruptif c’est proposer un produit beaucoup plus simple ou plus frustre qui accomplit la fonctionnalité avec simplicité et à un coût bien moindre : exemple les génériques en pharmacie.
La disruption vient d’un secteur que ne surveillaient pas les gens qui vont disparaître. Elle entre sur le marché de façon latérale avec un produit beaucoup plus simple. Elle provoque la disparition de ceux qui étaient vraiment très bons à la fois au niveau du management et de la programmation.
L’exemple le plus significatif est le téléphone avec Nokia puis Apple. L’Europe a particulièrement réussi le passage du téléphone fixe au téléphone mobile parce qu’on est passé de monopoles nationaux à un oligopole européen. Ce n’était donc pas une concurrence mais un phénomène de concentration à une autre échelle : beaucoup moins d’opérateurs, bien organisés en oligopole, avec un seul standard téléphonique donc un service inter-opérable pour le client. Ainsi au début du 21ème siècle l’Europe avait pris 40 % du marché américain. Nokia avait un téléphone, le Blackberry, qui ressemblait de plus en plus un ordinateur et aurait pu s’étendre. Mais est arrivé Steve Jobs avec un ordinateur qui faisait téléphone (Iphone, Ipad, etc…) !
La reconfiguration des modèles R&D, des modèles de production et des modèles managériaux : des modèles linéaires aux modèles à boucles
Les modèles linéaires sont séquentiels :
Il faut donner des fonds à la recherche fondamentale en ne lui demandant rien d’autre que de dire ce qu’elle trouve (comme dans le « deal » de Bacon). Ensuite on prend gratuitement ce qui a l’air intéressant. L’industrie sort des prototypes et les met sur le marché. Les consommateurs adoptent ou n’adoptent pas les nouveaux produits. Quand ils les adoptent, cela génère du chiffre d’affaires et des bénéfices. L’État perçoit ensuite l’impôt sur les bénéfices des entreprises et sur la consommation des ménages et le remet dans le dans le circuit.
Cette théorie linéaire est un modèle poussé par la technologie (« technology push ») et bouclé par l’Etat.
Cela implique de donner beaucoup d’argent à la recherche pour que la société se développe. Cela sous-entend de l’optimisme quant aux retombées positives de la recherche scientifique et technologique, censée produire des éléments de richesse, de puissance et du progrès social.
Le modèle linéaire est un modèle à la fois simple et politique et ce fut une conception très en vogue après la seconde guerre mondiale.
Il commence à vaciller dans les années 1960 aux Etats-Unis parce que l’on se rend compte que l’économie n’est pas tirée par l’innovation mais par l’obsolescence programmée des produits, par le marketing et par la création de nouveaux besoins. La crise pétrolière des années 1970 conforte cette analyse.
Le modèle à boucles est systémique
En 1986 S. Kline et N. Rosenberg proposent un nouveau modèle, le modèle à boucles.
C’est un modèle systémique : les interactions y jouent un rôle central.
En effet, la recherche sert à faire des allers-retours avec d’autres secteurs ; des boucles de rétroaction courtes permettant des retours d’expérience des processus-aval vers les processus-amont s’appuyant sur un travail collectif d’origine multiple (la science, les savoir-faire, les réseaux sociaux, etc.).
Pour Vincent Bontems, ce système se positionne de façon latérale par rapport à la recherche scientifique. Il ne donne pas de visibilité sur ce qu’il faut faire et n’a aucun rapport avec une gouvernance de la science. Il n’est pas politique mais économique.
Le management par objectif
La théorie du management par objectif (MPO), notamment formalisée par Peter Drucker en 1954, est une autre révolution. On va distinguer la « fonction » et la « mission ».
Auparavant, le management était fonctionnel, les gens avaient des fonctions.
Maintenant, Peter Drucker part du fait que ce qui se mesure s’améliore, les gens reçoivent des missions à réaliser. On va regarder ce que vous faites, comment vous le faites, on va mesurer le résultat de ce que vous faites et on va vous donner un objectif chiffré ; si vous faites mieux que l’objectif chiffré vous aurez droit à une prime, si vous faites l’objectif chiffré ce sera bien, si vous faites moins que l’objectif vous serez mis sous pression et on vous donnera des conseils pour changer votre façon de faire. Peu à peu on va déplacer le curseur : on va vous demander 10 puis 12 puis 14, etc… pour optimiser votre travail, le tout dans des intervalles de temps qui sont limités.
Pour pouvoir fixer des objectifs chiffrés, il faut une bonne analyse de tout le processus de production et des indicateurs de mesure fiables.
Cette révolution commence à s’appliquer dans l’industrie car « c’est facile avec la standardisation et le taylorisme ». Dans l’administration et dans le secteur tertiaire, c’est plus complexe.
L’exemple de l’enseignement montre que l’on peut avoir des indicateurs fiables (qui sait lire, écrire et compter au sortir de telle classe ?) mais qu’on n’a pas une bonne connaissance des processus de production et qu’ils ne sont pas standardisés voire pas standardisables (comment enseigner ? y-a-t-il une pédagogie universelle ?)
Le cas inverse existe aussi : on a une bonne connaissance analytique du processus, on sait comment les gens travaillent, on connaît bien leur métier mais l’interprétation des indicateurs est culturelle. L’exemple des statistiques de police illustre bien cela. Aux Etats-Unis, lorsque le nombre d’incarcérations augmente, on considère que c’est bien et que c’est le signe qu’il y a moins de délinquance dans les rues. En Suède, quand le nombre d’incarcérations baisse, on considère que c’est bien, que la dissuasion est efficace et que la population est plus morale.
Le management par objectifs : des résultats très contrastés
François Dupuy, sociologue français contemporain (Lost in management, ouvrage paru en 2011) s’exprime ainsi dans L’usine nouvelle : « Quand on les [=les grands groupes] étudie, on découvre que la valeur la plus souvent mentionnée dans les entreprises est l’innovation. Alors que voit-on ? Une multiplication des systèmes de contrôle et un enfermement de l’action dans ces systèmes. Comment voulez-vous que les personnes innovent ? Le résultat de cette contradiction est de créer du cynisme. Les salariés feignent d’approuver et ils continuent comme avant ».
Les salariés essaient de continuer à travailler comme avant mais sont déstabilisés. Certains sont peut-être adeptes de ce système mais peu le prennent au sérieux. Entre leur vocation professionnelle et ce qu’on leur demande d’afficher (par exemple d’afficher jour par jour pour trois ans demi-journée par demi-journée ce qu’ils vont faire comme rendement), il y a une tension maximum.
Pour Vincent Bontems les conséquences de cette idéologie du « management par objectifs » sont les suivantes :
· Cacher et faire monter les enchères : le MPO provoque l’effet inverse de ce qu’il vise à terme. Le but du jeu était d’améliorer le transfert technologique. Or les chercheurs n’ayant plus les moyens de chercher, sont en concurrence pour obtenir les sommes nécessaires à la recherche. Dès qu’ils trouvent quelque chose qui est une valeur pour le marché, ils le cachent et attendent de faire monter les enchères. Ils ralentissent et augmentent ainsi le coût du transfert technologique. C’est une question de survie pour eux.
· Devenir déloyal : Cette idéologie conduit les chercheurs à la déloyauté. Ceci est à l’opposé de la demande faite aux chercheurs d’être transparents, de dire ce qu’ils font, ce qu’ils trouvent et ce pour la bonne raison même si ce qu’ils trouvent rapporte beaucoup d’argent.
· Parler mais sans être écouté : le « seul moment » où les chercheurs ne vont peut-être pas se taire, c’est quand l’avenir de l’humanité est en jeu. L’exemple du GIEC montre que peu écoutent les résultats et qu’il en est tenu compte !
Vincent Bontems brosse un tableau de la recherche française. Pour lui, elle est sur une inertie qui la protège encore un peu, mais les statuts changent et elle n’en a plus pour longtemps. Il y a maintenant des gens qui ne sont recrutés que pour chercher l’argent. Dans 10 à 15 ans lorsque les cadres actuels seront partis, il restera en fait peu de chercheurs pour faire de la recherche scientifique. Donc le système risque de s’effondrer.
L’innovation avec l’idéologie « start-up »
Pour Vincent Bontems, utiliser l’idéologie des start-ups dans l’administration ou dans les grands groupes est « absurde » car les objectifs et les conditions ne sont pas les mêmes.
Les start-up recherchent la croissance : une start-up peut perdre de l’argent mais attirer les capitaux pour le potentiel de développement de l’innovation disruptive qu’elle recherche. Et une start-up peut changer de stratégie dans la journée !
Selon lui, le grand groupe ou l’administration recherchent le profit, planifient sur le long terme leur stratégie dans un écosystème connu et concurrentiel. Ce qui est cherché c’est la standardisation et la baisse des marges-arrières. Pour ce qui concerne la recherche, il faut valoriser un portefeuille de brevets et la connaissance de la négociation de la standardisation.
D’après Vidberg in Le Monde 28/09/12
Et pour conclure…
Vincent Bontems montre que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, il n’y a pas chez les chercheurs français un problème de culture ou de mentalité, mais il y a en France un problème de mise en production. Finalement l’innovation est un terme qui correspond à un projet idéologique, il faudrait un jour tenir compte de ses tenants (les chercheurs et le système de recherche) et de ses aboutissants (la mise en production des brevets !)
Le diaporama utilisé par Vincent Bontems pour son intervention est disponible ICI (format PDF)