Comment rapprocher les décideurs et les acteurs de terrain
pour réussir les réformes ?
Dans sa présentation, Catherine Gras, Présidente du conseil d’orientation de Galilée.sp, a rappelé que ce petit déjeuner était organisé dans le cadre de l’UPR (Unité de Partenariat et de Recherche) VLAN (Vers Les Administrations Nouvelles), à l’initiative d’Yves Buchsenschutz, membre du conseil d’administration de l’association.
Le changement dans l’administration publique est au cœur des préoccupations de Galilée.sp et l’invité du jour, David Askienazy, Consultant spécialisé en management des réformes, avait pour mission ce 1er octobre de plancher sur le thème suivant : « Comment rapprocher les décideurs et les acteurs de terrain pour réussir les réformes ? »
Après un parcours au sein de Danone, IDRH, Bernard Brunhes Consultants et Julhiet Sterwen, David Askiénazy s’associe en 2012 avec Antoine Des Mazery pour former le cabinet am+da
Accompagner pour changer…
Pour notre intervenant, la clé qui permet de mener à bien un processus de changement, c’est l’expérience. Il faut se poser les bonnes questions pour savoir ce qui « marche »… ou ne « marche » pas…
Pour cela, David Askienazy et son associé ont « audité » rétroactivement les missions qu’ils ont eux-mêmes réalisées ces dernières années, afin de parvenir à une modélisation, qui a abouti à la rédaction d’un livre intitulé « Réconcilier les décideurs et le terrain avec la méthode du W : une approche inédite pour réussir le changement dans l’entreprise ». (ed. Gereso, 2ème ed. 2017).
Des secteurs d’intervention nombreux et divers
David Askienazy évoque les travaux qu’il a menés dans des entreprises publiques de toutes tailles et secteurs, telles que le transport ferroviaire, des ONG, l’hôpital public, ou des entreprises du secteur privé. En regard des travaux de Galilée.sp, il indique qu’il n’est pas intervenu récemment dans le domaine des politiques publiques. Mais la « méthode du W » est adaptée à la conduite du changement dans le cadre de ces politiques. Lorsqu’il s’agit par exemple d’accompagner le passage des 90 au 80 km/h sur les routes, où l’on voit bien que la communication, que la « pédagogie » ne suffit pas à faire accepter la mesure. De même lorsqu’il s’agit de trouver les « bonnes » réponses pour faire face aux changements en matière de politique de mobilité dans la capitale sans que cela suscite des réactions citoyennes « un peu compliquées » (sic).
Il faut cependant prendre en compte un critère essentiel, celui de la « taille critique » de ces projets de changements : les interventions n’ont aucune commune mesure lorsqu’il s’agit de travailler à l’échelle d’un service au sein d’une entreprise ou qu’il s’agit de « faire bouger les lignes » en matière de politiques publiques particulièrement complexes qui touchent plusieurs administrations.
Les conditions de réussite d’un changement
Il s’agit tout d’abord de vaincre les résistances, les freins au changement. Selon notre invité, ces freins sont au nombre de 9, qui couvrent à 80% des situations rencontrées.
Les 9 freins
- je n’ai pas compris : c’est la situation la plus simple, elle se résout par de l’explication.
- je n’ai pas confiance : le cas typique est la fusion de deux équipes. Ceux d’en face « travaillent moins bien que nous », ou « veulent imposer leurs méthodes »
- Je ne sais pas comment faire : par exemple, mon directeur nous a demandé d’être « plus collectifs ». Au-delà de l’intention, concrètement, je fais comment ? Le plus sûr est d’attendre que les autres commencent …
- Je n’aurais pas les moyens de bien faire mon métier : je vais manquer de ressources, de temps …
- Je vais me retrouver en difficulté : dans un hôpital par exemple, on demande à des infirmières de changer leur organisation du travail, sans s’être concerté au préalable avec les médecins. Les infirmières doivent choisir entre satisfaire leur hiérarchie … ou les médecins …
- C’est inadapté : David Askienazy a par exemple été appelé sur un projet où l’entreprise voulait réformer son système de gestion de la paie avec un progiciel anglo-saxon, pour des raisons de cohérence au sein d’un groupe de dimension internationale…. Sauf qu’en France, la paie obéit à des règles très complexes et que dans ces conditions le progiciel apparaissait comme n’étant pas l’outil le mieux adapté à la situation particulière de la gestion de la paie en France…
- Ça ne m’intéresse pas : l’implémentation d’un progiciel est encore un bon exemple. Il suscite des freins parce qu’il constitue une menace pour mon métier. Si je travaillais avant sur un tableur bureautique, le sentiment d’autonomie que j’avais disparaît et laisse la place à celui de soumission à un système imposé de l’extérieur ; autrement dit « je n’ai plus la main sur ce que je paramétrais moi-même ».
- Ce n’est pas pour faire ça que je suis là : ce frein est très présent lorsque les changements touchent aux valeurs de l’entreprise. C’est notamment le cas dans la fonction publique, le monde associatif, les ONG. David Askienazy cite l’exemple d’une association caritative, essentiellement financée par des dons, et dont les salariés faisaient un travail de militants, sur le terrain. Et un jour on leur dit : il faut sécuriser nos finances. Nous allons répondre à des appels d’offres des collectivités territoriales. On sera un peu moins sur le terrain, un peu plus dans les bureaux à faire du « commercial ». Les freins à ce changement ont été extrêmement forts.
- Ça me pose un problème personnel, lié à ma vie privée : je ne pourrai plus chercher mes enfants à l’école, mon temps de transport va être multiplié par deux, etc.
Le changement change le métier des gens
On se rend compte que la conduite du changement n’est pas quelque chose d’abstrait. On est dans la pratique, le concret.
Si l’on regarde bien ces 9 freins, on se rend compte qu’à l’exception du dernier, tous sont liés aux conditions d’exercice du métier. Nous trouvons là un levier très concret pour identifier des clés permettant de lever les résistances au changement.
Lorsque les gens sont rétifs au changement, dit David Askienazy, ce n’est pas par stupidité, entêtement ou incompréhension. C’est souvent parce que ce ou ces changements touchent à leur métier, et qu’ils ont le sentiment que ceux qui ont décidé du changement ne connaissent pas bien, précisément, la réalité de ce métier !
Il s’agit alors d’envisager la conduite du changement sous l’angle de l’évolution de la pratique du métier, et ce quel que soit le niveau de l’interlocuteur chargé de « faire bouger les lignes ». Le vocabulaire sera sans doute différent, mais les sujets seront les mêmes.
Maux et remèdes
Bien-être au travail et conduite du changement sont–ils compatibles ? Si rien n’est fait en terme d’accompagnement du changement, ces changements auront tout de même lieu …. Simplement, ça prendra beaucoup plus de temps, et ce sera forcément plus coûteux. Les risques sont grands de voir se développer le désengagement, l’absentéisme, le turn-over, voir se multiplier les erreurs, les gaspillages, les doublons dans le cas d’une fusion, pour aboutir à des situations de conflits qui peuvent déboucher sur des grèves.
Certains remèdes peuvent être envisagés en interne, notamment par la communication (powerpoints, vidéos) et/ou l’accompagnement par la formation. Mais c’est loin de suffire. De surcroît, les messages sont transmis par la direction et l’impact sur les équipes, les personnels n’est pas forcément positif… Tous les « ingrédients » ne sont pas réunis pour pouvoir avancer dans la voie du changement.
Le « cocktail » du changement
Il est alors utile et nécessaire d’analyser ce qu’il convient de mettre en plus pour que ça fonctionne. Et là, les « écoles du changement » ne sont pas en reste pour proposer des solutions.
On a ainsi plusieurs approches dont les deux ci-après :
- L’école psychologique et émotionnelle considère que le changement va générer chez l’individu un cheminement psychologique et naturel d’acceptation du changement demandé. Mais ce processus commence par un sentiment de perte, de peur et de déni (« courbe du changement » ou « courbe du deuil »). L’enjeu est alors d’accompagner les gens pour qu’ils franchissent le plus et le mieux possible cette période de deuil et de déni. Mais qui est l’accompagnateur dans cette situation ? Le manager ! Et même s’il est aidé par des consultants, des coachs, des DRH, le manager n’est pas un « psy », il n’est pas sur son terrain et il aura du mal à prendre en compte des situations de « deuil » vécues de manière très différente d’un individu à un autre… Le terrain est « glissant »…
- Les sociologues des organisations pensent qu’on ne peut pas changer les personnes, mais qu’on peut changer les enjeux des personnes. En touchant à l’organisation, on peut faire évoluer les comportements des individus. L’exemple est celui des équipes de vente face à un nouveau produit pas facile à vendre : si vous montez le « bonus » sur ce nouveau produit en le baissant sur le produit traditionnel, l’enjeu des commerciaux change et la motivation est là ! Mais pour de nombreux changements, la situation est beaucoup plus complexe. L’organisation est un système, ou « tout est dans tout ». Changer les enjeux des individus est en pratique extrêmement compliqué. Et le manager opérationnel n’a en général pas les leviers pour le faire à son niveau.
Pour se donner un maximum de chances de réussir le changement, il faut pouvoir rassurer l’individu concerné en lui montrant que le projet proposé s’adapte à sa réalité quotidienne. En agissant ainsi, on montre que l’on comprend son métier et que le projet a des chances de tenir la route.
Les travaux pratiques : la méthode du W
A ce stade de l’exposé de David Askienazy, celui-ci propose de passer aux travaux pratiques en faisant expérimenter aux participants de ce petit déjeuner la méthode dite du « W ». Cette méthode a pour but de gagner la confiance des équipes en établissant une interaction entre ceux qui décident du changement et ceux qui doivent l’appliquer sur le terrain.
La première étape est celle du cadrage, première étape du changement. Le projet doit être compréhensible pour les équipes qui vont avoir à le mettre en place en trouvant le bon dosage concernant la communication (ni trop, ni trop peu). Il doit être explicite : dire aux équipes ce qui est déjà décidé dans le changement, et ce qui ne l’est pas encore.
Deuxième étape : celle des propositions, présentées sur le/au terrain. Il s’agit d’une étape participative qui doit permettre aux personnes de s’approprier le projet et de commencer à travailler en mode collectif (groupes de travail, séminaires…).
Arrive la troisième étape, celle du « feed-back », phase au cours de laquelle les décideurs font un retour aux équipes sur leurs propositions en explicitant les décisions qui seront mises en application. Grâce à l’écoute et aux réponses données, les personnels constatent que leurs interrogations, leurs revendications sont prises en compte, la confiance est là, le processus peut se poursuivre. Tout ceci demande un énorme travail de préparation en amont.
La vidéo de présentation est disponible sur internet
On passe ensuite à la phase de test, afin de repérer tout ce qui n’était pas prévu, puis finalement à l’annonce des résultats. Cette dernière étape permet au(x) dirigeant(s) d’identifier le degré de réussite du projet et de le communiquer à nouveau au terrain pour montrer comment le travail collectif a porté ses fruits.
Vidéo complète disponible en suivant ce lien
En résumé, Le « W » permet d’actionner le changement parce que :
- Les équipes travaillent à des propositions et actions qui traitent de leurs propres enjeux de terrain, ce qui favorise leur adhésion au projet.
- Le management rappelle en permanence au terrain le cap à suivre et l’orientent en ce sens.
- Cette logique itérative du W favorise l’engagement des équipes dans le changement, en leur montrant que leurs propositions sont prises en compte et en valorisant le résultat des efforts accomplis.
Après avoir illustré cette méthode par un exemple d’intervention sur le terrain pour une entreprise publique (passage d’un horaire de travail de 2 X 8 en 3 X 8), David Askienazy s’est prêté volontiers au jeu des questions-réponses et à un échange nourri avec les participants à ce petit déjeuner.