Petit déjeuner Galilée.sp du 9 novembre 201
Michel Derdevet, « Passeur d’énergie »
Michel Derdevet était l’invité du petit déjeuner de Galilée.sp de ce lundi 9 novembre.
Secrétaire général d’ERDF, il est l’auteur de nombreux essais sur les questions d’énergie et plus récemment du rapport « RapportDERDEVET février 2015 Energie l’Europe en réseaux » remis en février 2015 au Président de la République.
Au-delà d’une vision engagée en faveur d’une vraie politique européenne de l’énergie, ce rapport avance 12 propositions concrètes visant à renforcer les infrastructures énergétiques ; elles s’articulent autour de 3 axes :
– rénover la sécurité d’approvisionnement et la coopération entre les différents acteurs,
– renforcer la coordination des régulations et les leviers de financement pour maîtriser le
coût des infrastructures,
– promouvoir l’Europe en « leader » de l’innovation énergétique.
Pour ce petit déjeuner, Michel Derdevet avait choisi de faire le point sur l’actualité du dossier énergie dans ses 3 dimensions : technique, économique, politique, en évoquant successivement 3 espaces géographiques et géopolitiques : le niveau global, le niveau européen et le niveau national.
- Monde : « se désintoxiquer du fossile »…
Au niveau global, il s’agit pour les responsables politiques, comme pour les experts, de ne pas se tromper de sujet, de bien identifier les priorités pour diffuser un message coordonné et clair en direction des citoyens-consommateurs :
- Dépasser les égoïsmes nationaux et prendre les distances voulues vis-à-vis des lobbies,
- Sortir impérativement, et à court-moyen terme des ressources fossiles,
- Prendre en compte les questions démographiques et géopolitiques (crise environnementale, migrants climatiques, déséquilibres énergétiques nord/sud…).
Les défis sont immenses, d’autant que pour nombre de politiques, ce « dossier » ne constitue pas forcément LA priorité, et que chacun continue à « prêcher pour sa paroisse »…
Les travaux menés par l’économiste britannique Nicholas Stern, dans le cadre d’un rapport sur l’économie du changement climatique publié en 2006, et sa participation à la Commission Stiglitz en 2008-2009 sur la mesure de la performance économique et du progrès social, n’ont pas réussi à infléchir la réflexion sur la nécessité d’élaborer de nouveaux indicateurs de richesse et à préparer «l’après pétrole»…
Même s’il est responsable de plus de 40 % des émissions de CO 2 de la planète, le charbon reste à l’heure actuelle la deuxième ressource énergétique mondiale et la transition énergétique ne se fera pas d’un simple claquement de doigt, au vu des enjeux socio-économiques qu’il représente.
A ce sujet, Michel Derdevet a rappelé qu’aux Etats-Unis, le charbon fait non seulement « consensus » entre Républicains et Démocrates, mais aussi auprès des syndicats américains, du fait de nombreux emplois liés à l’industrie charbonnière. Sans parler de la Chine, de l’Allemagne ou de la Pologne. D’après M. Derdevet, le charbon restera très présent jusqu’en 2030, au moins.
La nécessaire décarbonation de l’énergie
Elle se fait, mais de façon très, trop lente. A court terme, il faudrait une tarification « CO2 » pour créer des incitatifs.
Et la COP 21 ?
Selon Michel Derdevet, cette conférence mondiale sur le climat pourrait voir se coaliser la Chine, les Etats-Unis et l’Union européenne qui représentent à eux seuls 56 % des énergies au niveau mondial.
Dans ce cas de figure, on peut espérer voir quelques résultats tangibles en matière de lutte contre le dérèglement climatique, mais aussi de lutte en faveur de la transition énergétique et du développement durable… Si aucun « grain de sable » ne vient gripper le processus… Et à condition que les grands pays, ou grands blocs de pays tiennent leurs promesses de mobiliser 100 milliards de dollars par an à partir de 2020 pour soutenir les pays du sud dans leur lutte contre le dérèglement climatique.
« Le changement de paradigme est nécessaire ».
A ce stade, les gouvernements doivent innover dans une logique de « verdissement » de la fiscalité. A ce propos, Michel Derdevet a cité les travaux et actions menés par l’économiste Christian De Perthuis, auteur du livre « Le capital vert »
qui milite pour la mise en place d’outils économiques et fiscaux dissuasifs ou incitatifs, « socialement efficaces ».
De leur côté, les chinois ont « réactivé » le concept de « civilisation écologique » sur une base idéologique pour tenter d’avancer dans la recherche de solutions durables à ces défis démographiques, économiques et sociaux (cf. document PDF Promouvoir énergiquement le développement d’une civilisation écologique extraits discours Hu Jintao)
- Europe : construire la coopération énergétique entre Etats membres
Pour Michel Derdevet, c’est l’un des objectifs prioritaires à atteindre, mais le chemin pour y parvenir est semé d’embûches.
Le premier obstacle – et non le moindre – à surmonter est de nature sémantique : on emploie apparemment les mêmes mots, mais les Etats membres ne mettent pas les mêmes choses derrière…
Deuxième difficulté : les intérêts nationaux priment sur les bienfaits supposés ou réels de la coopération.
Enfin, La sécurité d’approvisionnement constitue un point extrêmement sensible, source toujours possible d’affrontements.
Il faudrait revenir aux « fondamentaux » de la construction européenne, par exemple en mettant en place une Communauté européenne de l’énergie, et retrouver ainsi les ressorts d’un véritable partenariat, d’une vraie solidarité entre pays membres. C’est l’une des thèses développées par notre intervenant dans son livre « l’Europe en panne d’énergie« .
Macro, micro, réseaux et flux
Sur ces thèmes essentiels, la complexité est au rendez-vous !, En fin pédagogue et…. « Passeur d’énergie », Michel Derdevet a néanmoins contribué à « éclairer nos lanternes » sur les mutations en cours, sur les changements de vision que cela implique aussi bien pour les experts que pour les politiques et les citoyens. La question du transport de l’énergie à l’intérieur de chaque pays, mais aussi au niveau européen, est cruciale : il s’agit de conjuguer efficacement les niveaux « micro » (auto-production, tentation autarcique) et « macro » (redistribution d’électricité d’une région ou d’un pays qui ne consomment pas tout ce qu’ils produisent vers d’autres qui en ont besoin). Si la complexité est au rendez-vous, la solidarité devrait l’être aussi !
Or, la transition énergétique est aussi porteuse de changements sociaux et sociétaux considérables et dans ce cadre, la dimension citoyenne et une réflexion sur l’avenir des démocraties devraient être au cœur du débat.
Le retour du citoyen ?
En mettant en lumière le lien existant entre ressources énergétiques et classes sociales, Timothy Mitchell, sociologue américain, auteur de « carbon democracy », cité par notre intervenant, a montré comment « le passage du charbon au pétrole au cours du XXe siècle a érodé le potentiel de mobilisation de la classe ouvrière et consacré le pouvoir des experts ».
Ces considérations invitent à se poser les « bonnes » questions : dans les nouveaux modèles, quelle place pour le citoyen ? Sur le plan territorial, quid de la péréquation ? De la solidarité entre territoires ? Michel Derdevet met en garde contre le déclassement social et le développement d’une société à plusieurs vitesses et souligne avec force que le réseau est facteur de LIEN entre espaces urbains et ruraux, de COHESION. A ce stade, le réseau électrique ne véhicule pas seulement de l’énergie, il est aussi porteur de VALEURS.
- France : à la croisée des chemins…
Ce 3ème volet de la présentation a été l’occasion d’un échange nourri entre Michel Derdevet et les participants à ce petit déjeuner pour tenter de comprendre la « nouvelle donne » énergétique, les nouveaux enjeux, en partant cette fois-ci du niveau national pour remonter aux niveaux européen et mondial.
Existe-t-il un modèle français ? Si oui, est-il adapté aux nouveaux enjeux ? Quid de l’auto-production ? Comment passer du nucléaire aux énergies renouvelables ? Quels rôles pour les élus, les « financeurs » (ou financiers ?), les citoyens ? Que deviennent le concept et la pratique de la péréquation ?
Quelle communication en matière d’énergie dès lors qu’il s’agit d’un secteur stratégique ? Quid de la numérisation, de la protection des données ? Quelles menaces ou quelles opportunités ? Comment revenir au niveau de l’Humain en évitant les phénomènes de déclassement et de relégation pour certaines classes de citoyens ?
Les « réseaux intelligents » (« smart grids »)
Qu’entend-on par « smart grids » ? « L’intégration des nouvelles technologies de l’information et de la communication aux réseaux les rendra communicants et permettra de prendre en compte les actions des acteurs du système électrique, tout en assurant une livraison d’électricité plus efficace, économiquement viable et sûre ». (…) [l’idée est de] « faire évoluer le système actuel, où l’équilibre en temps réel est assuré en adaptant la production à la consommation, vers un système où l’ajustement se fera davantage par la demande, faisant ainsi du consommateur un véritable acteur ». (d’après site CRE)
« We are stuck in the middle » (« nous sommes au milieu du gué »)…
En France, le modèle « public/public » répond-il aux défis actuels ? Le modèle « libéral » ne risque-t-il pas d’ouvrir la porte à des financiers en « embuscade » prêts à « fondre » sur les citoyens-consommateurs ? Des alternatives sont-elles possibles ?
Les modèles énergétiques, tout comme les modèles politiques et sociaux évoluent. Mais ces mutations sont souvent chaotiques, difficiles à vivre et à « gérer »…
Des défis économiques, écologiques… et politiques
Les projets innovants ne manquent pas, tel l’exemple de ce concept de route solaire mis au point et commercialisé par l’entreprise Colas : « Et si on tenait là une de ces « innovations de rupture » apte à faire changer d’ère énergétique l’humanité toute entière? Le constructeur de routes Colas (…) est en tout cas persuadé d’avoir inventé, avec Wattway rien moins qu’une « route solaire » qui ne serve pas uniquement à se déplacer, mais aussi à produire une électricité propre et inépuisable » (article de la revue Science et Avenir du 15/10/15).
Michel Derdevet, tout en saluant ce type de projet, rappelle aussi que nous avons un besoin urgent de NORMES au niveau européen pour harmoniser, réguler et surtout pour ne pas laisser le champ industriel libre à d’autres grandes puissances mondiales et au développement de sociétés de plus en plus inégalitaires en matière d’accès à l’énergie.
Un rêve… et une vision pluri-dimensionnelle
Avant de conclure son intervention, Michel Derdevet nous a fait part de son rêve de pouvoir créer un Collège européen de l’énergie où l’on formerait… des formateurs pour que ceux-ci deviennent à leur tour des diffuseurs, des « passeurs d’énergie ».
Reprenant la parole après les applaudissements nourris des participants, Gilbert Deleuil a remercié « un intervenant habité par son sujet » (sic).
En privilégiant une vision pluri-dimensionnelle du thème abordé, Michel Derdevet a captivé son auditoire et donné un sens particulier à cette phrase de Voltaire selon laquelle « Plus les hommes seront éclairés, plus ils seront libres ».
23 novembre 2015 : Actualité de dernière minute : reprenant l’une des 12 propositions du rapport de Michel Derdevet, « un groupe de travail franco-espagnol-portugais officialise une initiative visant à implanter à l’horizon de 2019-2020 les «premiers corridors de mobilité électrique entre la France, l’Espagne et le Portugal sur des axes de grande circulation, empruntés par quelque 60 millions d’usagers de toutes nationalités». (in Le Figaro du 23/11/15)