« Vers un nouveau référentiel de l’information et de la communication scientifiques afin de gérer la crise actuelle…. et mieux faire face aux suivantes »
Après un premier petit-déjeuner « ZOOM » avec Roland Gori le 16 avril dernier, l’invité de Galilée pour ce petit déjeuner virtuel du 22 avril était Gilles Cohen-Tannoudji, physicien, spécialiste de physique quantique, passionné de cosmologie, et de philosophie des sciences, qui a développé son activité au sein du CEA (Commissariat à l’Energie Atomique et aux énergies alternatives. Gilles Cohen-Tannoudji était intervenu lors d’un précédent petit déjeuner de Galilée.sp en septembre2018 pour évoquer la figure du mathématicien et philosophe Ferdinand Gonseth et la notion de « référentiel ».
Pour ce petit déjeuner virtuel en « mode confiné », Gilles Cohen-Tannoudji avait choisi d’aborder à nouveau ce concept en faisant le lien avec la situation actuelle, d’où le titre choisi pour son intervention : « Vers un nouveau référentiel de l’information et de la communication scientifiques afin de gérer la crise actuelle…. et mieux faire face aux suivantes». Ceci suppose d’observer, d’analyser pour prendre de nouveaux repères, en suscitant/en renforçant des coopérations interdisciplinaires et internationales.
L’observation, les constats
A partir de la situation de stress créée par le confinement, de nombreuses questions surgissent, des constats sont établis.
Au plan positif, ce qu’on a pu observer, ce sont la solidarité manifestée à l’égard des soignants, les hommages qui leur ont été rendus tous les soirs, et ce, dans le monde entier. Les gens ont compris l’importance des soignants.
A cette occasion, Ils ont pris conscience de nos « limites humaines », de notre vulnérabilité et constaté les limites des connaissances scientifiques face à un virus « insaisissable », à l‘origine d’un véritable séisme multiforme.
Analogies ? Des périodes de reconstruction, de reconstitution scientifique
Pour Gilles Cohen-Tannoudji, la situation que nous connaissons offre quelques analogies avec la fin de la seconde guerre mondiale, notamment lors de la création d’un organisme européen à vocation internationale, le CERN (Centre européen de recherche nucléaire), après l’utilisation de l’arme atomique à Hiroshima et Nagasaki (août 1945).
12 États membres ont contribué à la création du CERN en 1953/1954. Ils ont été rejoints par des pays de l’ancien « Bloc de l’Est » dans les années 90.
Après les destructions de la seconde guerre mondiale, il s’agissait de reconstituer une communauté scientifique dédiée à la recherche fondamentale et déconnectée des aspects militaires et économiques. Pour rappel, le CERN est l’organisme de recherche qui exploite le plus grand laboratoire de physique des particules au monde. « La fonction principale du CERN est de fournir les accélérateurs de particules et autres infrastructures nécessaires à la recherche en physique des hautes énergies – en conséquence, de nombreuses expériences ont été construites au CERN grâce à des collaborations internationales ».
La question de la gouvernance… La « coopétition » et ses résultats
L’élément clé du mode de fonctionnement d’une organisation telle que le CERN, c’est un traité international qui prévoit les contributions des pays membres à proportion de leur PIB pour un but tourné uniquement vers la recherche fondamentale (et non vers la recherche appliquée). Cette forme de gouvernance crée une forme de référentiel pour la communauté scientifique, proche de l’autogestion. Les scientifiques sont responsables de la partie des projets qu’ils gèrent. Ils travaillent à budget constant. Selon les projets, on sera en présence d’équipes importantes ou au contraire d’équipes restreintes. L’essentiel, c’est que les moyens soient en accord avec les besoins !
En matière de recherche sur les particules élémentaires, l’une des découvertes significatives réalisée dans ce cadre bien spécifique est celle du Boson de Higgs, grâce à un travail fondé non sur la compétition, la concurrence, mais bien sur la coopération et l’émulation.
À partir de ces termes, Gilles Cohen-Tannoudji et Michel Spiro ont créé le concept de « coopétition », lequel s’est révélé être d’une réelle efficacité.
On trouvera ci-après, à titre d’illustration, un extrait d’un article de la revue Science et Avenir consacré à cette découverte :
« En juillet 2012 le Cern annonçait la découverte du « boson de Higgs », une particule dont l’existence avait été supposée en 1964 par trois chercheurs, deux Belges François Englert et Robert Brout, et puis indépendamment par l’Ecossais Peter Higgs, même si l’histoire n’a retenu que le nom de ce dernier.
Pour résumer sa fonction, il a souvent été dit que » Le boson de Higgs est responsable de la masse de tout ce qui nous entoure « , un raccourci qui nécessite d’être décrypté. Si les objets qui nous entourent ont une masse, c’est parce que les particules qui les composent, ont interagi, dans un passé lointain avec le champ de Higgs : les électrons, mais aussi les quarks qui rentrent dans la composition des nucléons – proton et neutron. Cela ne nous surprend plus car nous sommes très habitués à ce que les objets qui nous entourent possèdent une masse.
(…)
La découverte du BEH (pour Brout, Englerts, Higgs) annoncée en juillet 2012 permet de valider l’ensemble du modèle standard. Selon ce modèle, aujourd’hui dans l’Univers tous les phénomènes qui nous entourent, sont l’œuvre de quatre interactions fondamentales : la gravité explique la chute des corps et la ronde des planètes, la force électromagnétique est à l’origine de la lumière et de l’aimantation, l’interaction faible explique la radioactivité de certains noyaux atomique tandis que l’interaction forte explique la cohésion même du noyau de l’atome. Pourquoi quatre forces ? Les physiciens ne le savent pas encore, mais pour bon nombre d’entre eux, dans les toutes premières fractions de seconde de l’Univers, une seule et même force régissait l’Univers tout entier. C’est la Théorie du tout que certains cherchent à reconstituer.
(…)
Le Cern a donc trouvé la recette du boson.. Reste encore à déterminer minutieusement ses propriétés … C’est à cette tâche que vont s’atteler les physiciens maintenant ».
World Wide Web et écrans tactiles
Dans un autre domaine, le CERN est à l’origine du « WEB » avec les travaux de Tim Berners-Lee.
Une vidéo de 3 minutes disponible sur le site du CERN (« A brief history of the World Wide Web) brosse une brève histoire de ce système qui a constitué une véritable révolution technologique aux innombrables répercussions dans nos vies, quotidiennes, dans notre travail, nos relations…
En 1971, le Dr Sam Hurst, alors professeur à l’université du Kentucky, réalise son premier capteur tactile appelé Elograph. En 1974, Sam Hurst toujours, crée le premier véritable écran tactile incluant une surface transparente. C’est aussi à cette époque qu’est introduit le nom écran tactile. Enfin, en 1977, le premier écran tactile capacitif apparaît au CERN.
Analogie(s), suite…
Cette crise du coronavirus, par sa soudaineté et sa « virulence », nous a tous littéralement « sidérés ».
Au cœur de cette crise, il y a la faiblesse des moyens dont disposent les gens qui seraient en mesure d’apporter des solutions, notamment les soignants. Cela, le monde entier l’a compris. Le monde entier a compris que les gouvernants, quels qu’ils soient, ont négligé les moyens industriels et humains qui permettent normalement de garantir la santé physique et mentale des populations (exemple de la crise des masques).
Les gens ont manifesté une grande solidarité à l’égard des soignants. Peut-être est-ce à partir de cette solidarité qu’on peut envisager une issue à la crise.
Gilles Cohen-Tannoudji verrait assez bien se mettre en œuvre une structure et une méthodologie analogues à ce qui s’est fait lors de la création du CERN. Cela pourrait prendre la forme d’une instance internationale, rattachée à l’OMS, par exemple, avec des moyens financiers et un statut de fonctionnaire international pour ses membres, sachant que la motivation des soignants comme celle des chercheurs est intrinsèque, axée sur le bien commun, sur leur implication dans l’exercice de leur métier. Il nous faut des innovations, mais pas uniquement sur le plan technique, mais aussi sur le plan social et politique : à l’image de la création du CNRS https://histoire.cnrs.fr/ (en 1939, juste avant la guerre) donnant aux chercheurs un statut d’indépendance, un salaire et un travail à temps plein.
Quid du financement d’un tel projet ?
La santé est un bien public, tout comme l’est la connaissance. Comme au sortir de la Seconde guerre mondiale, où le danger nucléaire était bien présent, aujourd’hui, c’est la santé qui est le défi majeur à relever, et ce sur le plan mondial. Dès lors, comme pour le CERN à sa création, la question du financement d’un « CERN de la santé » se pose. Et là se pose aussi une question essentielle : le système financier mondial pourrait-il s’auto-réguler ? Comme s’était auto-régulé le politique après la guerre, du fait des idéologies alors à l’œuvre, avec la mise en place de contre-pouvoirs…
Mais aujourd’hui, la question est de savoir s’il sera(it) possible de limiter le pouvoir des financiers pour réorienter les ressources vers un tel projet…
Car depuis les années 80, et plus particulièrement depuis les dernières mandatures, nous avons assisté au détricotage de tout ce qui a été fait pendant les trente glorieuses : réduction de moyens sur le service de santé, sur la prévention, la désindustrialisation progressive, la montée en puissance du capitalisme financier…
Ceci interroge un autre aspect de cette crise sanitaire : son aspect politique, avec la crise des institutions, à tous les niveaux, national, européen et international.
Changeons de logiciel, et avançons vers le référentiel !
Cette crise représente-t-elle un MOMENT – au sens de conjoncture favorable –propice à la mise en œuvre d’un nouveau référentiel permettant à la fois une meilleure information scientifique et davantage de régulation ? Il s’agit de donner les moyens aux chercheurs de mener leurs travaux : moyens financiers, mais aussi humains et techniques, en ayant présent à l’esprit ce qu’a représenté, en termes d’innovation, la création de la sécurité sociale, avec l’accès totalement gratuit à la santé ! Une avancée que Gilles Cohen-Tannoudji n’hésite pas à qualifier de révolutionnaire.
Pourquoi de telles avancées ne seraient-elles pas possibles aujourd’hui ? Sur le plan humain, une nouvelle révolution est nécessaire pour sortir de la concurrence, pour aller vers plus de coopération et d’émulation.
« L’utopie est la vérité de demain » (Victor Hugo)
En observant le mode de fonctionnement du système dans lequel nous vivons, il est difficile d’imaginer « le monde scientifique d’après »… Gilles Cohen-Tannoudji, sans être d’un optimisme exagéré, pense que ce qui paraît utopique aujourd’hui peut devenir réalité, et que plus encore « nous avons besoin d’utopie » (sic), en particulier en période de crise.
À ce stade de réflexion, Gilles Cohen-Tannoudji revient sur la tribune du milliardaire-philanthrope Bill Gates publiée par le journal le Monde le 12 avril dernier, tribune dans laquelle ce dernier plaide pour une action concertée au niveau mondial et une stratégie s’articulant autour de 3 mesures phares :
- « Tout d’abord, nos dirigeants « doivent s’assurer que le matériel destiné à combattre la pandémie, comme les masques, les gants et les tests de diagnostic, soit alloué efficacement à l’échelle de toute la planète. » Et pas question pour le milliardaire de voir des surenchères entre pays pour des fournitures vitales car « la maladie ferait alors encore plus de victimes ».
- La deuxième mesure à prendre par les dirigeants, est de »fournir le financement nécessaire au développement d’un vaccin ». : « Les chercheurs qui travaillent déjà au moins actuellement à huit vaccins potentiels contre le Covid-19, sont convaincus qu’un d’entre eux sera mis au point dans les 18 mois qui viennent. […] Cette échéance ne sera respectée que si le financement suit en suffisance. »
- La troisième mesure concerne l’importance de prendre en compte le coût engendré par ce vaccin. « Les entreprises privées qui sont prêtes à produire le vaccin ne devraient pas le faire à perte. Cela étant, chaque vaccin contre le Covid-19 devra être considéré comme un ‘bien public mondial’[3] et donc rester abordable et accessible pour tout le monde ».
Et le milliardaire américain de conclure: « Les êtres qui forment notre humanité ne sont pas seulement reliés par nos valeurs communes et des liens sociaux. Nous sommes également connectés les uns les autres à travers un réseau microscopique de germes pathogènes qui relie la santé d’une personne à la santé de toutes les autres. Dans cette pandémie, nous sommes tous reliés aux uns et aux autres. Dans notre réaction, nous devons l’être aussi ».(Extraits disponibles sur le site du journal belge « la libre Belgique ».
Pour mener à bien ces actions, il faudra mettre en place une organisation mondiale de la santé dotée de véritables pouvoirs. Et ce pouvoir, c’est celui des personnels et non celui des gouvernements ou des institutions quelles qu’elles soient. Ce pouvoir, c’est aussi celui d’une méthodologie scientifique, qui débouchera sur un référentiel. Si la gouvernance d’une telle organisation est basée sur un tel référentiel, alors, dit Gilles Cohen-Tannoudji, elle devient « irrésistible » (sic).
On assisterait alors à une transformation radicale de la situation, dans le sens de la solidarité, de cette « coopétition » évoquée au début du propos de notre intervenant et dont on a pu voir quelques applications notables, à l’occasion par exemple des transferts de malades infectés par la covid-19, soit dans d’autres hôpitaux de l’Hexagone, soit dans des pays frontaliers (Allemagne, Suisse, Luxembourg…). Il faut aussi s’appuyer sur les possibilités que nous avons au fond de nous de porter secours à nos « frères humains », de pratiquer la solidarité.
Pour ce qui concerne la mise en place d’un référentiel, les choses prennent évidemment beaucoup plus de temps. Ce que l’on peut constater en fonction du référentiel de la communauté scientifique actuel pour la recherche fondamentale, c’est que ça fonctionne plutôt bien (avec quelques différences en fonction des disciplines). Pour la santé, l’opération peut se révéler complexe, et certains n’hésitent pas à bafouer des règles pourtant extrêmement précises qui existent tant en matière de recherche médicale ou clinique.
Le travail scientifique se fait dans le cadre du temps long, de la vision, mais aussi de la prudence, de la validation des hypothèses, et fait appel à l’éthique et à la déontologie, ce qui existe par exemple au sein de l’AP-HP : « Une commission d’orientation de la démarche éthique à l’AP-HP – CODE – a ainsi été créée en mai 2017. Elle a pour objectif de coordonner et de faire connaître les différentes structures éthiques de l’AP-HP et de promouvoir cette réflexion au sein de l’institution. Elle travaille sur l’éthique dans le soin, axe prioritaire ; l’éthique dans la recherche et l’éthique dans les organisations et le management ».
Reste qu’en matière de communication scientifique, la logique « marchande » a pris beaucoup de place au cours de ces dernières décennies et du coup, avec la diffusion croissante et insuffisamment contrôlée des publications, notamment électroniques, les règles d’éthique et de déontologie ne sont pas toujours bien appliquées… Et les propositions de « type commercial » ou « mutualisées » ont tendance à se multiplier !
En 2010, le CERN a été confronté à ce genre de situation et de pratique, avec l’expérience OPERA, un « épisode » scientifique important concernant les « neutrinos » » et qui remettait notamment en cause les travaux menés par Einstein sur ce sujet. Un débat a eu lieu entre scientifiques au sein du CERN et il en est ressorti qu’un biais expérimental avait faussé l’expérimentation. Transposé à la situation actuelle de lutte contre le coronavirus, on prend mieux conscience de la nécessité de s’en tenir à des règles d’éthique et de déontologie rigoureuses pour ne pas alimenter le marché florissant des « infox » !
Cependant, pour Gilles Cohen-Tannoudji, une information « de vulgarisation » bien menée sur des sujets particulièrement « délicats » reste utile et nécessaire !
Suite à son intervention, Gilles Cohen-Tannoudji a échangé avec les participants à ce petit-déjeuner en se prêtant très volontiers au jeu des questions-réponses.