Le président de la Mutualité Française, Éric CHENUT, en appelle à repenser les protections sociales durables dont nous avons besoin.
Dans le cadre de l’UPR[1] Economie sociale et solidaire de Galilée.sp, nous reprenons, avec son accord, un article paru dans MIROIR SOCIAL et que nous a signalé Jacky Lesueur, membre de cette UPR et membre du Conseil d’orientation de Galilée.sp.
Alors que les réflexions de toutes sortes sont menées sur notre système de santé ainsi que sur la place et le rôle des organismes complémentaires de santé, le nouveau Président de la Mutualité Française, Eric Chenut, a bien voulu répondre aux questions de Miroir Social …
Le HCCAM, à la demande du Ministre de la santé et des solidarités, Olivier Véran, travaille actuellement sur un nouveau rôle pour les complémentaires santé, et a particulièrement instruit un scénario dites de « grande sécu ». En tant que Président de la Mutualité Française qu’en pensez-vous ?
Je m’interroge : le débat qui s’est déroulé ces dernières semaines n’est-il pas un écran de fumée pour masquer les vraies questions ? En effet, quand on regarde attentivement la loi de financement de la Sécurité Sociale votée par le Parlement, on ne peut être que très surpris du niveau de déficit de l’assurance maladie obligatoire, notoirement sous financée pour faire face aux besoins. Alors que l’emploi retrouve son niveau d’avant crise sanitaire, et que le PIB va remonter l’an prochain au niveau de 2019, le déficit de l’AMO (Assurance Maladie Obligatoire) reste abyssal. Pire, dans les annexes du PLFSS (Projet de Loi de Financement de la Sécurité Sociale) le niveau de déficit restera au-delà de 2023 structurellement au-dessus de 15 Milliards d’euros.
Cela devrait mériter un large débat dans l’opinion et dans les médias. Quels moyens devons-nous nous donner collectivement pour faire face aux besoins en santé pour notre pays ?
La Sécu n’a aujourd’hui plus les moyens de sa promesse originelle : chacun contribue selon ses moyens et reçoit selon ses besoins. Avant de s’interroger sur une modification du périmètre de l’assurance maladie, encore faudrait-il déjà lui donner les moyens nécessaires à sa mission. Une partie des difficultés que nous constatons en matière d’accès effectif aux soins, de problématique de démographie médicale, proviennent de ce manque de ressources pour l’assurance maladie…
Lorsque je me déplace dans les territoires, lorsque je rencontre des assurés sociaux, des patients ou des professionnels de santé, ce dont ils me parlent avant tout ce sont des déserts médicaux qui s’étendent et touchent plus de 7 millions de personnes aujourd’hui. Ce qui est pointé par nombre de nos concitoyens, ce sont les délais pour accéder à certaines spécialités qui ne cessent de se rallonger.
Comment garantir l’accès effectif aux soins ? Comment faire reculer les inégalités territoriales, économiques, sociales et numériques dans l’accès aux soins ?
Pour autant, de nombreuses personnes rencontrent des difficultés pour acquitter la cotisation de leur mutuelle. Pourquoi celles-ci augmentent-elles chaque année ?
Aujourd’hui, grâce à la sécurité sociale et aux mutuelles, nous avons le reste à charge moyen par personne le plus bas d’Europe. Notre système mixte permet au plus grand nombre de pouvoir se soigner indépendamment de sa capacité contributive par une socialisation large assurée par l’assurance maladie et une mutualisation des complémentaires.
Il est vrai cependant que les coûts en santé augmentent chaque année. En 20 ans, les dépenses de santé dans notre pays ont presque doublé, passant de 110 milliards d’euros à 208 milliards, soit une croissance de +3,3 % par an en moyenne, plus rapide que celle de la richesse nationale. L’effort collectif et individuel est plus important car on se soigne plus et mieux. Cette augmentation est liée à un triple effet : le vieillissement de la population, l’explosion du nombre de personnes atteintes de pathologies chroniques et aux progrès médicaux, tant techniques que thérapeutiques. Il est illusoire de faire croire aux gens que cela peut se faire à coûts constants. Les cotisations sociales, comme les cotisations des complémentaires, augmentent.
Nous sommes d’ailleurs très soucieux de n’augmenter ces cotisations que de ce qui est strictement nécessaire pour équilibrer les comptes. Nous n’avons d’ailleurs pas le droit de gérer les mutuelles en déficit. Nous ne pouvons pas reporter les dépenses de santé d’aujourd’hui sur les générations futures par le recours à la dette. Ce serait d’ailleurs injuste et irresponsable car nous savons que les dépenses ne vont cesser de progresser.
Les dirigeants des mutuelles étant des représentants élus par les adhérents, ils sont attentifs au pouvoir d’achat de ceux-ci et n’acceptent que les augmentations indispensables. Par ailleurs, la concurrence entre complémentaires est telle qu’un opérateur qui augmenterait trop ses cotisations verrait ses adhérents le quitter pour un autre acteur.
Est-ce à dire qu’il ne faut rien changer que tout est parfait aujourd’hui ?
Non, nous ne sommes pas favorables au statu quo. Nous disons nous-mêmes que compte tenu des insuffisances du système de santé, il y a nécessité de travailler en associant toutes les parties prenantes pour faire des propositions, lancer des expérimentations apportant des réponses concrètes en proximité dans les territoires.
Globalement, les solidarités au sein de l’ensemble de la société ont été percutées par les couvertures collectives mises en œuvre pour les salariés. Il faut, tout en confortant cette avancée pour eux, repenser les solidarités, intergénérationnelles notamment.
Le niveau de fiscalité qui est appliqué actuellement aux couvertures santé doit être réinterrogé, car les taux n’ont cessé d’augmenter, renforçant encore l’impact de l’augmentation des dépenses de santé. On est passé d’un taux de 1,75% en 2000 à plus de 15% aujourd’hui : est-ce normal ? Cette assiette fiscale est-elle juste ? Plus une personne paye de cotisations, plus elle paye de taxes. Ne faudrait-il pas substituer les 15% de taxe sur les couvertures santé par 0,5% de CSG qui s’appliquerait alors à tous les revenus ? Cela ne serait-il pas préférable ?
Certains pays européens ne taxent pas du tout les couvertures santé et les pays qui y appliquent une fiscalité ne le font qu’à hauteur des biens et services essentiels. Il est donc totalement singulier que dans notre pays la santé soit trois fois plus taxée que le hamburger.
Par ailleurs, comme je l’ai dit, la question des déserts médicaux, de la raréfaction du temps médical, me semblent être des questions bien plus urgentes que la répartition des flux de financement entre sécu et complémentaires dans le quotidien des Français.
Qu’en est-il des frais de gestion dont vous ne parlez pas, et qui sont mis à l’index dans ce débat ?
De quels coûts de gestion parle-t-on ?
Ceux-ci sont de trois natures différentes : les coûts d’acquisition, les coûts de gestion administrative et les coûts liés aux services aux adhérents. Ces derniers créent de la valeur et du service pour les adhérents (exemple : les actions de prévention), mais sont classés réglementairement en coûts de gestion. Nos entreprises les interrogent régulièrement, des efforts sont effectués pour les réduire.
Par ailleurs, l’essentiel de ces coûts représentent des emplois en France ; vouloir les supprimer aura une incidence sociale. Enfin, les coûts d’achats publicitaires sont très bas pour les complémentaires santé, contrairement aux fakes news que je peux lire ici ou là.
Que souhaiteriez-vous, puisque vous ne pensez pas que le statu quo soit souhaitable ?
Au-delà de la fausse promesse d’une « Grande Sécu » qui pourrait renforcer les inégalités et qui ne règle en rien les difficultés constatées, le HCAAM instruit trois autres scénarii.
Le premier est un scénario de statu quo. Il est le moins impactant par rapport à l’existant mais il nous semble insuffisant à date car il ne permet pas de dégager les moyens nécessaires pour que l’assurance maladie puisse avoir les moyens de tenir sa promesse.
Le scénario 3 aboutit quant à lui à un encadrement total des complémentaires devenues obligatoires. Il a l’inconvénient de ne pas laisser de marge de manœuvre aux mutuelles. Or, c’est grâce à l’innovation que nous avons apporté que le tiers payant s’est développé, que la téléconsultation a pu être mise en place malgré, à l’époque, les blocages de l’AMO. Ce sont encore, par exemple, les mutuelles qui développent des prises en charge actuellement en matière de sport santé.
Pour finir, le dernier scenario aboutirait à un « décroisement », certaines dépenses étant totalement prises en charge par l’assurance maladie obligatoire, et d’autres par les complémentaires, avec pour chaque acte un payeur unique ; simplification et efficience apparentes, mais libéralisation du marché accentuée.
A date, et à l’aune des hypothèses connues dans le pré-rapport du HCAAM, aucun des quatre scénarii ne semble correspondre aux enjeux, aux besoins, et garantir à la sécurité sociale des ressources suffisantes pour assurer ses missions actuelles et futures.
Il est nécessaire de réinscrire les protections sociales dans le temps long. On ne peut raisonner les sécurités sociales à l’aune d’une loi de financement de la sécu, ni même à l’échelle d’une législature. Si des adaptations profondes doivent être engagées et compte tenu des transitions multiples auxquelles notre société a à faire face, il apparaît indispensable de s’accorder sur un nouveau compromis. Mais si nous voulons réussir, il faut une méthode et du temps pour nous accorder sur ce que nous voulons protéger, accompagner, en associant toutes les parties prenantes. Une fois cela défini, nous pourrons alors déterminer la manière de répartir l’effort en fonction des ressources que nous consentons collectivement d’y allouer.
Notre société doit affronter une transition écologique, qui va impacter les modes de production et de consommation sur lesquels sont assujettis certains flux de financement de la protection sociale, au-delà des impacts environnementaux de la santé ; nous devons les anticiper.
Nous sommes confrontés à une transition démographique : 4 générations, bientôt 5, cohabitent. Cela a des conséquences importantes quant à la répartition des richesses, à la transmission des patrimoines, et cela engendre des dépenses en santé, et davantage d’accompagnements sociaux. Nous avons intérêt à soutenir les aidants si nous ne voulons pas devoir assumer des dépenses sociales insoutenables. Tout ne pourra relever de la financiarisation des protections sociales.
Nous sommes par ailleurs engagés dans une transition numérique qui impacte tous les compartiments de nos vies, notamment la santé, dans l’organisation, le recours aux datas, l’intelligence artificielle. Ces évolutions doivent être accompagnées pour se traduire en progrès partagés et utiles à tous, pour permettre une meilleure personnalisation de la prévention et des accompagnements. Nous devons en revanche refuser l’individualisation du risque qui serait mortifère pour les solidarités et la cohésion sociale.
C’est pourquoi j’en appelle à repenser les protections sociales durables dont nous avons besoin, afin de réinscrire ces protections dans la confiance en réinterrogeant leur périmètre – santé, prévoyance, retraite, dépendance, prévention –, en réintroduisant dans le temps long leur financement et en rendant acteurs les assurés sociaux.
Article paru dans Miroir social
[1] UPR : Unité de Partenariat et de Recherche