Ce 12 mars 2021, Gilles Cohen-Tannoudji, Conseiller scientifique auprès du Directeur du Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) était l’invité de Galilée.sp pour une intervention sur un thème en lien avec la situation de pandémie que nous vivons depuis maintenant un an.
A cette occasion, une vingtaine de participants avaient rejoint Gilles Cohen-Tannoudji par écrans interposés pour suivre son exposé.
Une citation de Christophe André pour « planter le décor »…
« La dépendance s’inscrit dans le cadre plus vaste de l’interdépendance. Tout est à double sens, et notre vie n’est qu’une histoire de dépendances réciproques avec les autres humains, avec le monde qui nous entoure ». (Christophe André sur France culture )
… et comprendre ce que recouvrent les termes « résilience/résilient »
Une illustration trouvée sur le site Innovation managériale.com vient fort à propos donner quelques réponses en la matière :
Une interdépendance dans un monde plus résilient…
En faisant référence simultanément à ces deux termes d’interdépendance et de résilience, le physicien qu’est Gilles Cohen-Tannoudji fait le lien entre les deux domaines de la physique et de la psychologie en développant la notion d’interdisciplinarité.
En temps de pandémie, selon lui, cette interdépendance atteint un niveau paroxystique, à mettre en parallèle avec la mondialisation et à ses crises.
Lors de ce « petit-déjeuner ZOOM » et à partir de son expérience personnelle, Gilles Cohen-Tannoudji a développé 3 aspects de l’interdépendance :
· L’interdépendance disciplinaire /interdisciplinarité
· L’interdépendance professionnelle : interdépendance entre les différents métiers : ceux qui sont concernés par la gouvernance, la gestion de crise, avec l’aspect du « lien » entre recherche et industrie
· L’interdépendance générationnelle : aspect mis particulièrement « en lumière » avec la crise actuelle. On a d’abord choisi de protéger les personnes les plus vulnérables (personnes âgées), mais on s’est aussi rendu compte des conséquences dramatiques des confinements sur les populations plus jeunes. En tant que père de 5 enfants et grand-père de 9 petits enfants, Gilles Cohen-Tannoudji se sent particulièrement concerné par cet aspect du problème.
Entre ces 3 formes d’interdépendance, un point commun : la relation à la culture
Pour évoquer ces formes d’interdépendance et leur relation à la science, à la recherche, à l’industrie et à la culture, Gilles Cohen-Tannoudji s’appuie sur un article de Michel Callon [1] publié en 1996 « Les enjeux économiques de la recherche publique », qui conserve toute son actualité dans le monde de 2021. Ci-dessous, un extrait de ce texte de 23 pages qui peut être consulté en suivant le lien PDF :
La science est donc censée produire des connaissances qui se présentent sous 2 formes :
Des connaissances codifiées (résultats des travaux publiés) informations sur la loi de la gravitation par exemple ; ce sont des éléments d’un bien public ni appropriables, ni rivales (cf. Michel Callon)
Des connaissances incorporées : ces connaissances sont incorporées dans des individus, des techniques, des machines. Elles sont appropriables et rivales et constituent des éléments d’un bien privé : « les connaissances tacites (incorporées) apparaissent comme fortement subjectives, intrinsèques aux individus, complexes et étendues (Anne Mayère, 1997, p. 134) 4. Ikujiro Nonaka et Hirotaka Takeuchi (1997, p. 26) soulignent que les connaissances tacites sont « profondément enracinées dans l’action et l’expérience d’un individu autant que dans ses idéaux, ses valeurs et ses émotions » et qu’elles possèdent une dimension technique (habiletés et aptitudes concrètes) mais également une importante dimension cognitive (« schémas, modèles mentaux, croyances et perceptions qui sont si enracinés qu’on les considère comme allant de soi »). La subjectivité des connaissances renvoie moins à un niveau individuel qu’au niveau des multiples groupes sociaux auxquels appartient l’individu et qui influencent son action : « ce que nous ne pouvons pas articuler, nous le savons à travers la manière dont nous agissons ». (p. 5 document DU TRAITEMENT AUTOMATIQUE DE L’INFORMATION AUX CARACTERISTIQUES DES LOGICIELS )
Le modèle standard de la recherche scientifique selon Michel Callon c’est celui selon lequel ce qui est un bien public relève de la puissance publique à l’inverse d’un bien privé. Transposé au domaine de l’environnement et de la biodiversité, cela pourrait s’illustrer de la manière suivante :
Public…Privé… Et le marché…
Dès la fin des années 80, ce modèle ne fonctionne pas avec la réalité, car les industries et les entreprises publient des travaux et cela finit par atteindre 10 à 15 % des publications scientifiques à caractère industriel. Les publications des chercheurs « publics » en font les frais.
Cela provient des défaillances du marché à gérer ces biens et dans un moment de crise comme celui de la pandémie, cela devient patent ! Et là, on se rend compte à quel point la recherche mondiale met en lumière les phénomènes d’interdépendance.
Normalement, quand un bien est public, il n’y a pas de brevets, de licences…
Modèle standard et modèle en réseaux
Pour mIchel Callon, le modèle standard est de plus en plus remplacé par le modèle en réseaux. La recherche publique naît « privée » et ne devient publique qu’à coups d’investissements très coûteux. Ce qui produit la science, ce sont des réseaux logistiques : savoir-faire des individus : chercheurs, enseignants, techniciens, ingénieurs qui constituent de fait l’utilité du réseau social de la recherche. C’est là qu’on voit apparaître les éléments des différents types d’interdépendance : disciplinaire, professionnelle, générationnelle et culturelle.
Les nœuds de ce réseau sont les personnes elles-mêmes qui produisent la recherche.
Du disciplinaire à l’interdisciplinaire
En France, plusieurs institutions ou organismes permettent ce « passage » du disciplinaire à l’interdisciplinaire
Aspects interdisciplinaires. Rôle d’organismes ou institutions tels que CNRS (1936), Ecole Normale Supérieure (ENS), Collège de France, Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) (ce dernier moins pluridisciplinaire, mais avec certains avantages en relation avec les aspects professionnels de l’interdépendance).
Le CEA : forme à tous les métiers de la recherche. Compétences professionnelles. Fécondation, recherche/application scientifiques.
Le CNRS permet aux chercheurs d’exercer leurs métiers à temps plein en tant que salariés sans avoir à chercher des ressources. Il recouvre tant le champ des sciences dures (physique, chimie, biologie, mathématiques…) que celui des sciences humaines (sociologie, psychologie…).Mais paupérisation de la recherche en France.
L’ENS : mêle scientifiques et littéraires
Le Collège de France : réservé à l’élite de l’élite, il a un caractère entièrement pluridisciplinaire qui apporte une exigence de renouvellement de l’enseignement chaque année. Cet enseignement n’est pas sanctionné par des diplômes puisque tout le monde peut venir suivre les cours. Claude Cohen-Tannoudji, le frère de Gilles, Prix Nobel de Physique s’est livré à cet exercice pendant près de 30 ans tout en renouvelant son enseignement chaque année.
Le CEA et l’interdépendance professionnelle
Le CEA a été créé il y a 70 ans. Gilles Cohen-Tannoudji y est entré en 1962, après Polytechnique et 2 ans de service militaire, en tant que physicien théoricien dans le domaine de la physique des particules. C’est un organisme nettement moins pluridisciplinaire que les institutions précédentes, mais il a un avantage énorme : il met bien en œuvre l’aspect professionnel de l’interdépendance. C’est un organisme de recherche (de la recherche fondamentale jusqu’à la recherche développement de l’industrie) et il forme à TOUS les métiers, ce qui permet à celui qui travaille au sein du CEA de « naviguer » dans différents types de compétence professionnelle, qui débouche sur une qualification polyvalente.
La recherche de base est ciblée vers une certaine application, en l’occurrence, l’application nucléaire.
Au CEA, pas de sciences humaines, du moins au début…
Puis, dans les années 80, on a découvert les bosons intermédiaires de l’interaction faible et https://www.cairn.info/l-unite-de-la-physique–9782130505853-page-147.htm?contenu=resume. On a alors eu l’impression que le travail de recherche était arrivé à son terme. Mais Gilles Cohen-Tannoudji avait une autre idée : il est allé chez les « expérimentateurs » pour voir comment ceux-ci travaillaient sur la physique des particules au niveau expérimental, ce qui lui a permis de constater qu’on était loin d’en avoir terminé avec les particules.
Années 90 : Réorganisation du CEA en 2 pôles, malgré des résistances « dures » de la part des instances du CEA, avec intervention du ministre de la recherche Hubert Curien et ouverture d’une négociation. Celle-ci débouche sur l’organisation suivante : un pôle scientifique sur la physique des particules et un pôle technique et création d’un grand département pluridisciplinaire, avec 3 disciplines liées à la physique des particules :
· La physique des hautes énergies
· La physique nucléaire (à plus basse énergie)
· L’astro-physique
+ le cryomagnétisme, l’informatique, l’électronique qui servaient à faire les instruments
Cette expérience de regroupement faisait l’objet d’une évaluation tous les 2 ans par un comité scientifique international de très haut niveau et donnait lieu à la publication d’un rapport. Ce département existe toujours mais sous le nom d’institut Institut de Recherche sur les lois Fondamentales de l’Univers (IRFU).
Nombre de conséquences bénéfiques de la symbiose engendrée par la mise en commun entre la recherche scientifique et la technologie ont pu être constatées, notamment avec le résultat « probant » du cryomagnétisme et le neurospin IRM installé à Saclay qui permet d’étudier en temps réel le fonctionnement du cerveau et http://irfu.cea.fr/dphp/Phocea/Vie_des_labos/Ast/ast_sstheme.php?id_ast=4436
Autre réussite du CEA en lien avec le CNRS : le synchrotron soleil pour étudier les structures biologiques, par exemple l’ADN peut être étudié expérimentalement avec le synchrotron
Autre retombée dans le domaine de la recherche médicale, en radiothérapie, qui permet de soigner voire de détruire certaines tumeurs cancéreuses tout en limitant les dégâts provoqués par la radiothérapie. A Saclay, on étudie les sciences de la matière et les sciences du vivant.
Le CEA a participé à la découverte du prion, du rôle des prions dans la maladie de la vache folle
On assiste alors à la fécondation entre recherche scientifique de base et retombées techniques.
Interdépendance et interactions générationnelles
Il est totalement faux de dire qu’un chercheur n’est vraiment productif que dans sa jeunesse. Plus la carrière est longue, et ce dans des conditions de sécurité d’emploi, plus le chercheur peut déployer ses activités et plus la formation polyvalente acquise va être utile.
Cette interdépendance générationnelle est dans l’encadrement, l’enseignement que les chercheurs peuvent faire
L’interaction générationnelle a bien été mise en lumière par Claude Cohen Tannoudji [2] dans son ouvrage autobiographique « Sous le signe de la lumière Itinéraire d’un physicien dans un monde quantique »
La relation existante entre le chercheur qui encadre un doctorant et le doctorant va dans les deux sens. Le doctorant devient plus compétent que son directeur de recherche, ce qui n’est pas étonnant, car le chercheur encadrant ne s’occupe pas que d’un seul sujet alors que le doctorant lui se consacre entièrement au thème de sa thèse. Cela aboutit le plus souvent à ce que ce soit le doctorant qui forme son encadrant.
La formation à la recherche est aussi une formation PAR la recherche. C’est là le ferment de la pluridisciplinarité, de l’interdépendance professionnelle, culturelle ET générationnelle.
Le « sort » fait aux « Bac + 10 »
Un jeune avec un bac + 10 galère comme pas possible et se retrouve le plus souvent dans la précarité
Quelles preuves doit faire un jeune bac + 10 pour montrer qu’il est apte à faire son métier, alors même qu’on a besoin de centaines de millions de gens formés A et PAR la recherche ? Si rien n’est fait dans le sens d’une insertion complète de ces nouvelles générations de chercheurs, on se prépare des lendemains pour le moins difficiles…
Pour ce qui le concerne, au cours de ses 60 années passées au CEA, Gilles Cohen-Tannoudji a encadré une dizaine de thèses. La plupart des doctorants n’ont pas été embauchés au CEA. Par contre, tous ont trouvé un emploi. Sur ces 10 thésards, il y avait des français, des marocains, des brésiliens et un algérien.
A la fin des années 90, Gilles Cohen-Tannoudji a exercé un autre métier en « mettant les mains dans le cambouis » (sic) : il s’est occupé de la gestion de la recherche en devenant l’adjoint du directeur des sciences de la matière (direction des sciences fondamentales).
3 tâches lui incombaient :
· La formation par la recherche (gestion de 50 candidatures/an)
· La communication (diffusion culturelle de la science, organisations et animations d’événements culturels)
· Les relations internationales (participation à des rencontres, comme par exemple avec des scientifiques russes quelques années après la chute de l’URSS en 1997 sur les questions de démilitarisation des accords sur le nucléaire et d’utilisation d’uranium ultra-enrichi à des fins non militaires).
Les sciences humaines rentrent au CEA…
Il part en retraite en 1998, mais continue de travailler avec un contrat de conseiller scientifique auprès de la direction du CEA, contrat renouvelé tous les ans.
Gilles Cohen-Tannoudji réussit à convaincre la direction d’avoir une activité de sciences humaines au sein du CEA.
Création du Laboratoire de Recherches sur les Sciences de la Matière (LARSIM) dirigé par Etienne Klein et embauche de Vincent Bontems, philosophe (invité de Galilée.sp en juin 2019
Il faut qu’au sein de nos institutions scientifiques on reconnaisse l’importance et la nécessité de diffuser la connaissance scientifique, partie intégrante de la culture. Cette culture est pratiquée actuellement par des associations (ONG) qui reposent pour l’essentiel sur le bénévolat des retraités, du fait que ceux-ci disposent du TEMPS que des chercheurs en activité n’ont pas.
Pour Gilles Cohen-Tannoudji, les décideurs doivent soutenir cette activité de diffusion.
Des activités multiples
Gilles Cohen-Tannoudji consacre une bonne partie de son temps de retraité à la recherche sur la philosophie de la physique, car il pense qu’il existe bien une interdépendance entre la science et la philosophie des sciences. Tout ceci se fait au sein de plusieurs organismes ou associations :
· La Société français de physique
· L’Académie européenne interdisciplinaire des sciences (présence sur ZOOM de 2 collègues de GCT Jean Smets et Victor Marcangelo) séance tous les mois avec un orateur invité pour une conférence sur tous les sujets permettant d’accroître notre culture dans des domaines dans lesquels nous ne sommes pas spécialistes. Les sujets bien que souvent assez « pointus » mais peuvent être suivis par toutes et tous. Ces conférences précèdent des colloques qui pour l’instant ne peuvent pas être organisés, puisqu’ils « fonctionnent » sur le mode présentiel tous les 2 ans et qu’ils donnent normalement lieu à la publication d’un ouvrage.
Quelques exemples de thèmes abordés lors des colloques organisés au cours de ces dernières années :
· Les conditions de l’apparition de la vie / les exoplanètes en 2014 (pour en savoir plus sur les exoplanètes)
· Ondes, matière, Univers en 2016
· Les signatures neurobiologiques de la conscience en 2018
· Les signatures des états mésoscopiques de la matière en octobre 2020 (finalement annulé à cause de la pandémie). GCT regrette vraiment que ce colloque n’ait pas pu avoir lieu car le sujet était directement en relation avec la pandémie que nous traversons, car l’échelle du virus est exactement l’échelle intermédiaire entre les échelles ultra-macroscopiques de la cosmologie et les échelles ultra-microscopiques de la théorie des particules.
Pour renouer avec les « traditions » de Galilée.sp, à l’issue de l’intervention, le dialogue s’est engagé avec les participants qui ont pu poser leurs questions à Gilles Cohen-Tannoudji.
Vous pourrez aussi retrouver les articles consacrés à Gilles Cohen-Tannoudi lors de 2 précédents « petits déjeuners » (en présentiel…. C’était dans le « monde d’avant !!) en suivant les liens ci-après :
· Petit déjeuner du 12/09/2018
· Petit déjeuner du 22/04/2020
[1] Michel Callon sociologue et ingénieur français. Professeur à Mines ParisTech et chercheur au Centre de sociologie de l’innovation (CSI). Son principal domaine de recherches concerne les études des sciences et technologies https://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Callon.
[2] Claude Cohen-Tannoudji est physicien. Ancien élève d’Alfred Kastler et de Jean Brossel à l’École normale supérieure, il est professeur émérite au Collège de France et membre de l’Académie des sciences. Il a obtenu le prix Nobel de physique en 1997.