« Philopol » du 23 novembre 2016
Sécurité extérieure et intérieure de l’Etat républicain
Ce deuxième séminaire s’est déroulé dans l’enceinte de l’Ecole militaire en présence d’une cinquantaine de participants. Les trois intervenants de cette soirée étaient Eric Danon, Directeur Général adjoint pour les affaires politiques et de sécurité au Ministère des Affaires étrangères et du Développement International, Béatrice Brugère, ancienne juge anti-terroriste, Vice-procureur de la République au tribunal de grande instance de Paris et Secrétaire générale de FO-Magistrats, et Yannick Rineau, Conseil Affaires et Relations Sociales auprès de l’USP (Union des Entreprises de Sécurité privée).
Introduction par Gilbert Deleuil et rappel des objectifs de ce séminaire
Après avoir souhaité la bienvenue aux participants et présenté les intervenants, Gilbert Deleuil, Vice-Président de Galilée.sp, a rappelé les objectifs de ce séminaire :
- Sensibiliser les membres et sympathisants de Galilée.sp aux enjeux de sécurité ;
- Les sensibiliser aux menaces qui pèsent sur l’Etat républicain ;
- Décloisonner la vision des choses : interne/externe ; renseignement/police/ armée/justice ; public/privée…
- Remédier au sentiment « d’impuissance publique », de dévalorisation de l’Etat et du service public…
- Revaloriser, quitte à la redéfinir, la notion d’intérêt général…
- Voir comment l’Etat et le service public peuvent s’adapter aux enjeux contemporains et aux attentes des citoyens ;
- Enrichir le rapport de Galilée.sp sur la « Philosophie politique de l’Etat contemporain »
Intervention d’Eric Danon : Terrorisme et aspects internationaux de la sécurité de l’Etat républicain
Dans son introduction, Eric Danon rappelle que la réflexion sur la continuité entre sécurité extérieure et sécurité intérieure de l’Etat remonte au début des années 2000. Cette réflexion recouvre le continuum de la menace (menace intérieure – menace extérieure) et celui de la réponse de l’Etat à cette menace (le continuum sécurité – défense). Il apparaît au tournant du siècle que le terrorisme ou les trafics à grande échelle appellent des réponses mixtes qui combinent l’action des forces armées et celle des acteurs de la sécurité intérieure. Le continuum s’observe davantage encore dans le cyberespace, ce nouveau champ de conflictualité sans « champ de bataille » identifié.
La face noire de la mondialisation
La mondialisation s’est faite par le marché bien plus que par le droit. Le « retard du droit sur le marché » reste, entre autres, un élément déterminant dans la montée des phénomènes criminels contemporains.
L’insécurité est devenue un phénomène protéiforme : délinquance ordinaire mais aussi action de grandes organisations criminelles transnationales, offensives concurrentielles déloyales, espionnage industriel, terrorisme, cyber attaques…
Concernant ces dernières, le combat est géographiquement asymétrique : pour agir, le cyber criminel vous repère mais vous ne pouvez pas le repérer. Il rentre dans votre ordinateur tout en en restant loin géographiquement. Le cybercrime rapproche le criminel de sa cible et l’éloigne de son juge.
Terrorisme : d’abord, nommer l’ennemi…
Le concept de continuum sécurité – défense ne risque-t-il pas de mener à la confusion ? Alors que la France a été touchée par des terroristes français, le discours politique dominant affirme, comme une évidence qu’il serait inutile d’interroger, que « nous sommes en guerre », vocable qui relève d’un extérieur de la nation. C’est qu’en réalité, nous sommes confrontés à trois niveaux d’adversité de nature différente.
– C’est d’abord une idéologie, une vision du monde, celle de l’islamisme djihadiste extrémiste, radicalement opposée à notre conception du monde et dont elle appelle la destruction.
– C’est ensuite la myriade d’organisations militairement armées, vecteurs de ladite idéologie : Daech bien entendu, mais aussi Al-Qaïda ou ce qu’il en reste, le Fath el Sham (ex-front Al Nosra), Boko Haram, AQMI, AQPA, etc. Au passage, considérer Daech comme « ennemi », c’est tomber dans le piège d’avoir à le traiter d’égal à égal en le promouvant de facto comme un Etat de plein exercice. En conséquence, notre action extérieure relève-t-elle de la guerre ou d’une opération de police internationale menée avec des moyens militaires ?
– Enfin, ce sont, bien entendu, les terroristes qui ont frappé la France ou qui souhaitent le faire. Ceux-là relèvent, non du registre de l’ « ennemi » mais de celui du criminel. Eux se considèrent comme les combattants d’une armée. Mais il ne faut pas pour autant tomber dans un des pièges tendus par Daech, celui d’essayer de définir un « ennemi de l’intérieur », notion dont l’Histoire nous a appris la vacuité.
Donc le vocable de guerre est utilisé de facto pour englober ces trois niveaux d’adversité et mobiliser contre eux l’ensemble de la société. Mais il faut bien garder en tête les limites de ce mot – que d’autres pays (l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne…) se gardent bien d’utiliser, pour ne pas tomber dans le piège sémantique qu’il nous tend.
Quelle est la cause principale du terrorisme actuel ?
La réponse n’est pas évidente. Certains évoquent des affrontements de civilisations ou, à tout le moins, des incompatibilités culturelles ou religieuses ; d’autres, un nouveau grand jeu géostratégique impliquant entre autres, l’Arabie Saoudite, les pays du Golfe et l’Iran ; d’autres encore parlent de stratégies de la terreur visant à provoquer chaos et affrontements inter religieux ; d’autres encore, des multiples frustrations des candidats au djihad et notamment celles liées, chez nous, à la disparition de l’ascenseur social dans les « cités » ; d’autres enfin, de l’incapacité des parents des mêmes apprentis terroristes, à transmettre des valeurs à leurs enfants, etc.
Tout cela est vrai, mais pourtant insuffisant. Plusieurs grilles d’analyse sont possibles. Gardant à l’esprit le thème de la soirée (« intérieur / extérieur »), le choix d’une approche « géographique » permet de montrer que les racines du terrorisme sont désormais, à la fois, globales et locales.
Il est en effet commode de les représenter emboitées comme des poupées russes. La plus « englobante » correspondrait alors à certaines crises liées à la mondialisation : réactions de rejet de l’ « occidentalisation » de la planète, échecs de la gouvernance mondiale, explosion de l’économie criminelle… La poupée gigogne plus petite reflèterait les crises régionales : la cristallisation des antagonismes au Moyen Orient, le désarroi de l’Europe devant les afflux massifs de migrants… Puis, traversant la frontière, on descendra au niveau national, à commencer par la France : le doute identitaire, les coups portés à la laïcité, la désacralisation du politique dans notre pays… On se focalisera ensuite sur l’échelon local : la dégradation des ghettos urbains notamment, ou les discriminations communautaires… Et, pour finir, il faut chercher les ressorts ultimes du terrorisme dans la psychologie individuelle de ceux qui basculent dans l’action violente.
Aucune de ces causes (sociale, politique, religieuse, psychologique…) n’explique, à elle seule, les attentats récents. De fait, le plus déterminant s’avère être l’ensemble des interactions entre ces différents niveaux de causalité. Dans le grand chaudron de la mondialisation, les causes, mais aussi les effets, de la violence terroriste s’enchevêtrent à, et entre, tous les échelons : le terrorisme est devenu « systémique ».
De plus, les marqueurs territoriaux évoqués (continentaux, nationaux, régionaux, urbains,…) s’effacent progressivement au profit d’une « déterritorialisation » du terrorisme. Les frontières physiques n’ont pas disparu, mais elles n’ont aucun effet sur des organisations comme Daech qui se pensent transnationales par nature. Il n’y a plus de « fronts », mais infiltration, dissémination du terrorisme. On entend parfois dire que « l’ennemi est partout et nulle part » ; il s’agit d’une facilité de langage mais qui souligne, assez justement, que le prochain attentat peut survenir à tout moment et n’importe où.
Daech remet en cause le sens politique des frontières, en affichant une prétention à faire revivre un califat, en mettant en cause la démarcation entre la Syrie et l’Irak, en rappelant sans cesse l’absence de limites géographiques de l’Umma, la communauté musulmane.
Une spécificité de Daech restera ainsi d’avoir réussi à, simultanément, territorialiser un « Etat islamique » et déterritorialiser le terrorisme international. Une première historique.
Pourquoi l’Europe et la France en particulier sont-elles des cibles privilégiées du terrorisme islamiste ?
La stratégie de Daech consiste, entre autres, à frapper l’Europe, qualifiée de « ventre mou de l’Occident », à travers des actions de djihad de proximité. L’objectif est d’antagoniser la population contre les musulmans, afin de déclencher des mouvements de guerre civile.
Par rapport aux autres pays européens, la France est devenue le terrain le plus symbolique d’expérimentation de cette stratégie de Daech, pour plusieurs raisons tactiques dont quatre essentielles :
– elle est très engagée militairement contre le djihadisme (Libye, Mali, Irak) ;
– elle est le pays d’Europe où vivent le plus de jeunes issus de l’immigration post-coloniale ; pour Daech, ces jeunes sont supposés majoritairement mal intégrés et sensibles à un vocabulaire de radicalisation djihadiste ;
– comme d’autres pays européens, elle est sans cesse tiraillée par la question identitaire mais, contrairement à d’autres, elle n’a pas liquidé son « inconscient colonial », ce que les islamistes savent parfaitement.
– par-dessus tout, Paris représente, pour Daech, la capitale de tous les vices. Et le message que la France porte au monde, empreint de valeurs universalistes (liberté, égalité, fraternité, laïcité, état de droit, place de la femme dans la société…), mérite de susciter la haine des extrémistes de tout bord. C’est parce que la France est une « promesse au monde » que Daech l’attaque.
Mais la motivation des auteurs des attentats sur notre territoire semble radicalement différente de celle des commanditaires de Daech. Elle n’est pas liée à la manière dont la France est perçue à l’extérieur mais à leur manière de la vivre de l’intérieur. A les écouter : pas de liberté mais un enfermement dans les cités, pas d’égalité mais un monde de discriminations, pas de fraternité mais une France dont l’armée « frappe les musulmans », etc. Bref, une perception aux antipodes du « roman national » hugolien.
C’est une facette de la dialectique « extérieur / intérieur ». Pour les chefs de Daech, la France doit être attaquée parce qu’elle est une promesse au monde ; pour les terroristes nés ici, notre pays doit être frappé parce que, à leur égard, il n’a pas tenu cette promesse. Daech dénonce une mythification ; les terroristes, une mystification. Une même haine, mais basée sur des frustrations en miroir.
Reste l’essentiel : comment lutter contre ce terrorisme islamiste ?
D’abord le combat idéologique, base d’une stratégie de long terme. L’islam est déchiré entre attraction et répulsion vis-à-vis de la modernité. Nous devons savoir peser dans le sens de ce qui peut faire basculer le monde musulman « du bon côté ». Nous avons du mal à le faire – et ce n’est certainement pas la polémique autour du burkini cet été qui aura permis de faire avancer les choses dans le bon sens…
La question de la communication reste fondamentale ; ce n’est pas un exercice facile pour l’Etat qui est accusé d’en faire trop… ou pas assez !
Ensuite, il faut anticiper le devenir de Daech. Daech sera militairement vaincu mais ne disparaîtra pas pour autant. Plusieurs scenarii sont possibles :
- Clandestinisation dans le chaos irako-syrien des prochaines années (cf. ce qui s’est passé avec Al-Qaida) ;
- Relocalisation de la tête de Daech (Pakistan ? Yémen ? Afghanistan ? Afrique subsaharienne ?) ;
- Réseaux de groupes affiliés partout dans le monde (y compris Indonésie, Amérique du Sud…) ;
- Virtualisation sur le Web : Daech deviendrait le 1er Etat du cyber-monde en connectant, dans le dark web, idéologues, logisticiens, recruteurs, apprentis djihadistes prêts à passer à l’acte… Science-fiction ? Pas si sûr…
Quels moyens mettre en œuvre pour prévenir les actions et actes terroristes ?
Etre capable de détecter systématiquement des individus avant qu’ils ne passent à l’acte suppose un dispositif sophistiqué s’appuyant sur des piliers essentiels, comme le renseignement, la police, la justice, etc. Mais plus largement, la lutte antiterroriste peut être comparée à un râteau dont les dents doivent attraper toutes les feuilles. Aujourd’hui, certaines dents du râteau sont assez pointues, comme le repérage des individus suspects (l’établissement des fiches « S ») ; d’autres sont émoussées, comme le suivi des individus précédemment repérés ; d’autres sont manquantes, comme la prévention de la radicalisation en prison.
Pour être efficace, le râteau doit comporter entre cent et cent cinquante dents, qui représentent autant de mesures à prendre dans tous les domaines, de la justice à la police mais aussi de l’école à la culture, et de la lutte contre l’économie souterraine à la coopération internationale. Et non seulement ces mesures doivent être prises, mais il faut s’assurer qu’elles sont en permanence cohérentes entre elles (échanges d’informations entre services, continuité de la chaine judiciaire, etc.) En ce sens, le fait que la lutte anti-terroriste soit aujourd’hui éparpillée entre plus d’une vingtaine de directions et services constitue un handicap certain.
Un terrorisme « low cost »
En sus des menaces criminelles contemporaines, nous sommes entrés, depuis 2012, dans un nouveau cycle de terrorisme. Désormais, la menace sur notre territoire provient, d’une part, de groupes hybrides et opportunistes capables de transformations rapides et, d’autre part, d’individus plus isolés, « lumpen terroristes » agissant par impulsivité et avec les moyens du bord (le terrorisme « low cost »). Ces nouveaux opérateurs sont, pour la plupart, nés sur notre sol ; des terroristes enracinés ont, peu à peu, remplacé les habituels commandos envoyés de l’extérieur.
D’où viennent-ils ? De ces zones grises qui, chez nous et nos voisins, cumulent plusieurs handicaps : économie souterraine bien ancrée dans le territoire, trafics importants (armes, drogue, recel), fraudes (notamment aux prestations sociales), large déconnexion avec l’économie légale (chômage élevé, développement de systèmes de solidarité dont certains à base communautaire, économie en circuit fermé) et, bien souvent, une perméabilité à l’argent étranger (assorti d’un prosélytisme idéologique).
Le fait que la France ait été le premier pourvoyeur européen d’apprentis djihadistes ayant rejoint Daech a révélé certaines failles de notre société. Il oblige à repenser tant le fait politique que le fait religieux, la capacité de l’Etat à déconstruire l’ennemi, mais aussi à assurer la cohésion de notre société, en lui proposant un idéal qui la dépasse et un sens à notre désir de vivre ensemble.
Il reste à espérer que la voie choisie par la France rétablisse un consensus autour des questions de sécurité, et que soit restaurée la capacité de l’Etat à régler les problèmes qui ont amené à la situation présente. D’où l’on soutiendra que, selon une formule malheureusement galvaudée, c’est moins de l’état d’urgence dont nous avons besoin que d’une urgence de l’Etat.
Intervention de Béatrice Brugère : stratégie et moyens d’action internes.
Béatrice Brugère, deuxième intervenante de ce séminaire, souhaite lancer des pistes de réflexion à partir de l’exposé précédent et du rapport « philosophie politique de l’Etat contemporain », pour mieux cerner l’enjeu démocratique autour d’un mot-clé : l’EFFICACITE. Pour cela, il faut revenir à des notions fondamentales telles qu’intérêt général, bien public…
Accoler le mot efficacité à celui de justice représente un défi majeur. La police met souvent la justice « en accusation » pour son inefficacité. Au-delà des problèmes de moyens qui manquent réellement, il y a une vraie problématique de fond, un manque de méthodologie, de vision.
L’Etat de droit… L’état de notre droit
Notre Etat de droit est-il adapté à la menace ? A-t-il évolué ? Va-t-il évoluer ?
Pour ce qui est de l’Etat de droit, les réactions, les réflexions reviennent de façon régulière et incantatoire dès qu’on veut réformer notre législation pour savoir si l’état de notre droit est en « phase » avec les nouvelles menaces…
Pour ce qui est de l’impuissance publique, ce sujet est au cœur des problèmes liés au terrorisme. Que peut faire l’Etat contre ces nouvelles menaces ?
Béatrice Brugère partage les idées exprimées par Eric Danon dans son intervention quant au caractère systémique du terrorisme actuel, à la cybercriminalité, à l’émergence d’un cyber-Etat. Il faut rappeler qu’à chaque fois qu’il y a eu un attentat d’envergure, celui-ci a été systématiquement « doublé » d’une cyber-attaque contre des sites officiels.
En ce sens, on peut dire que le terrorisme actuel est totalement post-moderne. Les terroristes ont compris ce qu’était la post-modernité pendant que nous, de notre côté, nous sommes encore dans la « modernité » (celle qui a commencé au 16ème siècle) et que nous essayons de lutter avec des outils qui ne sont plus adaptés à cette nouvelle réalité. Il y a un véritable déphasage et une vraie difficulté pour comprendre ce qu’est « l’ADN », la nature de cette nouvelle forme de terrorisme.
Pour les magistrats, le terroriste « post-moderne » est un criminel, ce qui n’est pas si évident si l’on analyse la législation de la Cour de Cassation qui, jusqu’à un passé récent, considérait le terroriste comme un « politique », luttant contre un pouvoir qui opprime. Aujourd’hui, le djihadiste est d’abord un délinquant, un criminel.
Mais qu’est-ce-qu’un délinquant au regard de la justice ? Trop souvent, le délinquant est analysé sous un prisme médico-social qui le traite comme une victime, ou un peu fragile, psychologiquement « border line », voire fou. Toute cette typologie est régulièrement questionnée par les media, ce qui entretient une forme de déni total sur la réalité de ce terrorisme post-moderne qui n’a plus de frontières mais qui a des fronts : culturels et religieux avec remise en cause de notre société.
Du coup, si on analyse mal cette menace, l’Etat de droit est fragilisé et la démocratie qui est à nos yeux le modèle « idéal », peut se convertir en un modèle de faiblesse.
Une vision à développer
Pour Béatrice Brugère, une véritable réforme de la justice est nécessaire. En ce sens, la philosophie du « décloisonnement » lui convient parfaitement, car elle permet d’avoir une vision globale sur la réforme que chaque institution doit faire pour travailler ensemble par rapport à ces nouvelles menaces. Ce qui ne manque pas d’interroger le partage traditionnel et classique entre la police administrative et la police judiciaire. Il en va de même en ce qui concerne la frontière qui existe entre le renseignement et l’activité judiciaire, puisqu’actuellement les deux sont bien séparés… Ce système est aujourd’hui dépassé ; il devient urgent et nécessaire de passer d’une justice réactive à une justice « pro-active ». La question des moyens à mettre en œuvre est à nouveau posée, mais au-delà, cette réforme implique un changement de philosophie, de culture, et la nécessité d’une vision stratégique.
Actuellement, les magistrats sont sur du traitement de flux sur lequel ils n’ont aucune maîtrise. Il en résulte des situations de débordement par la masse. Le terrorisme « politique » qui faisait l’objet d’un contentieux « pointu », « individualisé », est devenu sous sa nouvelle forme un contentieux de masse.
Dans la nouvelle répartition des tâches entre armée, police, entre sécurité extérieure et sécurité intérieure, la justice a été mise de côté, elle est plutôt le «maillon faible », et son efficacité est remise en cause. Dans la lutte anti-terroriste, on a privilégié la police administrative – qui est une police de prévention – sur la police judiciaire. Cela peut se comprendre, néanmoins, au bout du compte, le terroriste reste un délinquant, un criminel, et là on a besoin de la justice !
Il y a deux méthodes, deux façons de voir les choses :
- Soit on fait le constat de l’inefficacité de la justice, de sa réactivité « faible » face aux nouvelles menaces, aux situations créées par l’état d’urgence,
- Soit on fait une véritable réforme « copernicienne » de ce que doit être la justice et à partir de là, on renforce l’action de la justice. Il faut pour cela aller pour cela vers le décloisonnement et une judiciarisation des procédures judiciaires (renseignement, activité administrative…).
Il ne faut pas oublier toutefois que si la justice s’inscrit dans le temps long, le politique lui, s’inscrit dans un temps court qui nécessite une réactivité rapide pour répondre à une urgence. Comment dans ces conditions, prendre le temps de repenser notre système ?
Béatrice Brugère prône la culture du renseignement, mais en rappelant que trop de renseignement peut tuer le renseignement (on compte actuellement entre 20 et 30 services qui font du renseignement). On assiste alors à des situations ubuesques où des coordinateurs sont nommés pour pouvoir se parler entre services. Et on retrouve le vieux travers de notre fonctionnement « à la française » : un problème/une loi, une question/un service… Autrement dit, une réactivité bureaucratique.
L’information, ce n’est pas du renseignement. Le renseignement, c’est de la stratégie. Et cette stratégie, pour être efficace, doit s’extraire des lourdeurs bureaucratiques.
Pour lutter efficacement contre les nouvelles formes de terrorisme, la justice doit devenir pro-active. Pour cela, il faut sortir d’un système hyper-centralisé. En situation de post-attentat, la justice, globalement, montre son efficacité. Mais comment la justice peut-elle être vraiment efficace avant un attentat ?
Normalement, le pénal est là pour réprimer. Mais dans les nouvelles situations liées à l’activité terroriste, on lui demande d’anticiper, donc de s’adapter à ces nouvelles menaces. Pour cela, il faut que le renseignement soit lui aussi efficace, décloisonné, apte à faire remonter les informations pertinentes à la justice. Dans ce sens, pour la justice, le renseignement pénitentiaire est capital pour intervenir en « amont » dans la chaîne.
Autre constat, celui de la porosité entre criminalité organisée et terrorisme : les terroristes recourent à toutes les formes de trafics (stupéfiants, faux-papiers, contre-façon, armes) en utilisant des bases arrière « bienveillantes » comme c’est le cas dans le trafic de stupéfiants à Molenbeek, même si tous les trafiquants ne sont pas des terroristes. Mais le constat ne suffit pas ; il faut « croiser », comme le font les italiens, le crime organisé et le terrorisme, si l’on veut devenir « pro-actif ».
La justice devrait disposer d’enquêtes judiciaires de terrain, sur tout le territoire, en reprenant le territoire sur la criminalité organisée. Ce qui constituerait une vraie révolution !
Il faut du qualitatif en lieu et place du quantitatif !
On poursuit tout, mais peu de choses viennent devant les tribunaux. Néanmoins, on reste submergé par cette masse, ce qui empêche d’avoir une vision et de reconcentrer nos moyens sur la qualité.
Cette réforme, voire cette révolution, est nécessaire si l’on veut s’adapter aux nouvelles menaces. L’Etat de droit doit comprendre ces nouvelles menaces pour y répondre. Il a déjà évolué en ce sens, mais doit poursuivre dans cette voie.
Enfin, il faut encore et toujours se poser la question de savoir si notre législation est adaptée ou si elle est un obstacle par rapport à ces nouvelles menaces. N’oublions pas que dans le camp des terroristes, nous avons affaire à de vrais stratèges qui disent ce qu’ils vont faire et…faire ce qu’ils disent ! A partir de ce constat, il s’agit de mener les « bonnes » analyses pour aider le politique à adapter ses réactions face à ces situations inédites.
Intervention de Yannick Rineau : effectifs globaux de sécurité et place de la sécurité privée.
L’intervention de Yannick Rineau avait pour but de répondre à la question de savoir pourquoi on faisait appel à la sécurité privée, de mieux situer la place et le rôle de la sécurité privée dans le « paysage » de la sécurité en général et de savoir s’il y avait concurrence ou complémentarité entre sécurité publique et privée.
Premier constat : face aux contraintes liées à la rigueur budgétaire mais aussi face aux menaces de toute nature qui ont été mentionnées par Eric Danon et Béatrice Brugère, l’Etat fait appel à la sécurité privée pour remédier à ce sentiment d’impuissance qui n’a cessé de croître au cours de ces dernières années.
Agents invisibles… ou transparents ?
Actuellement, on dispose des informations suivantes sur les chiffres et les missions dévolues aux agents de sécurité privée :
Le secteur de la sécurité privée rattrape les effectifs de police et de gendarmerie : 230.000 personnes pour environ 240.000 policiers et gendarmes. Avec un pourcentage de 85 % d’hommes et 15 % de femmes.
Les agents se répartissent comme suit :
170.000 personnes chargées de la sécurité « humaine »
10.000 agents pour les contrôles aux aéroports
9 à 10.000 dans la sécurité électronique
4.500 dans la télésurveillance
10.000 dans le transport de fonds
1000 agents de recherche « enquêteurs »
500 gardes du corps (personnalités politiques…)
La sécurité privée a un prix élevé. A titre d’exemple, pour s’assurer les services d’une société de sécurité privée du lundi matin au dimanche soir suivant, 24h/24, ce qui mobilisera 5 personnes ½ à temps plein et il en coûtera la « modique » somme de 200.000 euros… HT ! La sécurité privée est un luxe, mais un luxe qui reste malgré tout moins cher qu’une mission réalisée par le service public.
Les grandes sociétés de sécurité
les noms de certaines d’entre elles sont bien connus : Securitas, Brinks, Loomis, Prosegur.
Où sont les agents de sécurité ?
Dans les ports, les gares, les aérogares, les centres commerciaux, les zones d’activité, les stades, les salles de spectacle, les parcs d’attraction, les centrales nucléaires, les usines, les plateformes logistiques, la télésurveillance, les chantiers navals.
Yannick Rineau cite l’exemple d’un contrat de 500 agents de sécurité pour le groupe DCNS, leader européen du naval de défense. Sans oublier la sécurité des entreprises et des particuliers (alarmes, rondes…)
Le cadre législatif
La profession est à la fois très réglementée… et difficilement contrôlée ! La loi qui régit les activités de sécurité privée est celle du 12 juillet 1983. Les sociétés répertoriées dans ce secteur de la sécurité privée ne peuvent pas se livrer à d’autres activités que celles, exclusives, de la sécurité.
Du coup, en termes de « statut » et de mission, on se rapproche de ce qui est généralement considéré comme relevant du domaine régalien. Ce qui pose des problèmes de « frontières » entre les missions publiques et privées…
Depuis 2011, le secteur de la sécurité privée est doté d’un organisme de contrôle, le CNAPS, Conseil national des activités privées de sécurité, établissement public à caractère administratif sous tutelle du ministère de l’Intérieur, dont le président est Alain Bauer et le directeur actuel le préfet Jean-Paul Celet. Cet organisme délivre les habilitations nécessaires aux agents pour exercer leurs missions.
Il existe également un Délégué ministériel à la sécurité privée, devenu depuis peu Délégué aux coopérations de sécurité, le préfet Philip Alloncle, ainsi qu’un Délégué aux industries de sécurité et aux cyber-menaces, Thierry Delville.
Pourquoi recourir à la sécurité privée ?
Dans le public, le besoin est « estimé ». Dans le privé, ce même besoin est fixé par le client, calibré et à la fin, il est payé. La sécurité privée n’est pas concernée par les problèmes de sur-effectifs ou de sous-effectifs. Les agents sont occupés parce qu’ils ont une mission payée par le client. Le client achète le service dont il a besoin.
Une grande partie des prestations de sécurité est justifiée par des exigences assurantielles ou normatives (nationales et/ou internationales).
On a recours à la sécurité privée pour sécuriser les espaces privés sur lesquels l’Etat n’a pas à intervenir.
Enfin, on recourt à la sécurité privée parce qu’au final, c’est moins cher que la sécurité publique. En termes de coût, l’avantage va à la sécurité privée. Si l’on reprend l’exemple donné tout à l’heure pour assurer la sécurité d’une personne telle qu’un ancien Président de la République, le coût d’une mission réalisée par les agents du service public (policiers ou gendarmes) est 4 à 5 fois plus élevé que pour une prestation de sécurité privée.
L’évolution de la place de la sécurité privée
La place de la sécurité privée n’a cessé de croître au cours de ces dernières années, avec en parallèle une véritable professionnalisation des agents et des entreprises. Néanmoins, depuis 1994, date de la privatisation des activités aéroportuaires, peu de choses ont réellement « bougé » et le métier d’agent de sécurité n’a pas beaucoup évolué, notamment en matière de rémunération. Les salaires sont faibles et les entreprises gagnent difficilement leur vie. La rémunération d’une femme de ménage (à qui on confie également les clés des locaux) et celle d’un agent de sécurité sont sensiblement les mêmes…
Tout le monde reconnaît que l’activité des sociétés privées concourt à la fonction protectrice de la nation, mais une réelle reconnaissance de ce fait tarde à venir.
25 % de l’activité de la sécurité privée sont réalisés dans le cadre des marchés publics. L’Etat est à la fois législateur et client, mais vu depuis les entreprises de sécurité privée, celui-ci est un mauvais législateur et un mauvais client…. Parce que mauvais payeur…
Complémentarité ou concurrence entre sécurité publique et sécurité privée
Pour Yannick Rineau, il n’y a pas de concurrence, puisque la sécurité privée n’intervient que dans les espaces privés. Le costume d’agent de sécurité privé ne confère ni privilège ni droit particuliers. Il agit avec les mêmes droits et devoirs qu’un citoyen « lambda ».
La sécurité privée ne cherche pas à « mordre » sur le domaine régalien. C’est à l’Etat de fixer les règles et le périmètre de ce qu’il estime relever du domaine du régalien.
Si l’Etat fait appel à la sécurité privée, les entreprises de ce secteur répondent aux appels d’offre… Point !
Pour ce qui est du débat sur l’éventuel port d’arme pour les agents de sécurité, Yannick Rineau pense qu’on est loin d’une telle décision que la profession ne souhaite pas (sauf pour une part marginale du marché). Il suffit pour s’en convaincre de regarder du côté de ce qui se passe (ou plutôt ne se passe pas…) pour les policiers municipaux…
Reste qu’à l’exemple de pays étrangers, l’Etat peut à tout moment choisir d’externaliser ou non certaines missions qui actuellement relèvent toujours des prérogatives régaliennes.
En ce qui concerne la question de la complémentarité, il existe une loi du 21 janvier 1995 qui stipule que « la sécurité privée concourt à la sécurité de la nation ». C’est une belle déclaration, mais qui ne trouve pas de réelle application dans réalité. Néanmoins, la sécurité privée est de fait partenaire de la sécurité publique. Elle intervient en appui de la force publique et sa complémentarité est actée.
Le syndicat USP (Union des entreprises de sécurité privée) a publié en septembre 2016 un livre blanc intitulé « Sécurité privée et nation : le pacte de confiance renouvelé ». Ce document indique notamment que « la nation menacée exige une sécurité performante » et que la nation peut compter sur la sécurité privée pour atteindre cet objectif et remédier au sentiment d’impuissance évoqué à plusieurs reprises au cours de ce séminaire. Pour Yannick Rineau, la sécurité privée n’est pas une source de problèmes, mais plutôt une source de solutions pour une efficacité et une motivation retrouvées.
Un débat a suivi ces trois interventions denses et très appréciées des participants.
Un cocktail a permis de poursuivre les échanges et a clôturé cette soirée.
Rendez-vous pour le prochain séminaire qui se déroulera le mercredi 18 janvier 2017 de 18h à 20h30 dans les locaux de l’OCIRP, 17, rue de Marignan 75008 PARIS et qui aura pour thème
« L’action publique dans l’économie ».
Inscriptions auprès de Gilbert Deleuil