Sentir
Après moult hésitations, pas chassés et entrechats, chassés-croisés et revirements divers, voici la société tout entière astreinte au masque. Médical, bleu céleste ou blanc virginal, sombre noir, fleuri ou originalement décoré, le masque voile le nez, atténue l’odeur, il est l’obstacle ultime, semble-t-il, à l’invasion néfaste. Faute d’avoir mesuré l’ampleur pernicieuse du virus, dès les débuts de l’assaut, tant de victimes se sont vues privées de senteurs, bonnes ou mauvaises, et spoliées des charmes de la dégustation. Ne plus sentir, à peine toucher des yeux, entendre de loin.
Anosmie, agueusie. Ce double symptôme de la Covid19 nous fait prendre conscience que la hiérarchie implicitement acceptée des cinq sens est à remettre en cause. Certes, la vue jouit d’une hypertrophie que lui dispute l’ouïe. Ainsi, comme disait le grand violoniste Yehudi Menuhin, « on ne peut pas se protéger du bruit, parce que les oreilles n’ont pas de paupières ».
Paupière, nous y voilà. Le sémantisme indo-européen l’inscrit dans le champ du palpable et de l’impalpable. La paupière occulte la vue, mais permet de se frotter l’oeil. Ne pas voir, encore moins toucher. Tactile interdit ! Sombre période où on se voit interdire l’accès au corps de l’autre, à la caresse de sa peau, où faute d’embrassement on ne palpite plus. On peut fermer les yeux, se boucher les oreilles, refuser tout contact rapproché, le confinement y concourt. Mais comment respirer sans laisser libre accès aux narines ? Et l’olfactif et le gustatif s’avèrent inséparables.
Sans qu’on en ait vraiment conscience, tout est affaire d’odeur et de goût. L’ozone, dont la protection nous pose tant de soucis, participe du même champ sémantique que l’odorat ou l’olfactif. Et les âmes pieuses subodorent que le saint, avéré ou à venir, se reconnaît à sa bonne odeur, l’« euôdia Christou », l’odeur de sainteté du Christ qui déteint favorablement sur le canonisable. Certitude incontestable, l’âme pure entraîne le corps vers la sanctification, à la différence de l’odeur de l’ennemi, qu’on ne peut pas sentir socialement. Sentir bon ne peut qu’être synonyme de santé, parce qu’on a peur de l’odeur du mort, qu’on s’empresse de momifier pour assurer la santé de son âme enfuie. Eh oui, on renifle, on flaire le danger physique et moral, au point que, dès le 16e siècle, « être en bonne ou mauvaise odeur » désigne la bonne ou la mauvaise impression qu’on laisse, et nuance la réputation.
« Cette personne-là, je ne peux vraiment pas la sentir, elle me dégoûte ». Combien de fois n’avons-nous pas formulé, à haute voix ou in petto, cette expression d’un sentiment né d’une sensation implicite ? Le vocabulaire ainsi employé n’est pas usurpé quand on sait que, par le biais phonétique du gotique parlé par les anciens Germains, le choix s’inscrit aussi dans le champ du goût.
Avoir du flair, dans le vocabulaire latin de la chasse, c’est être *sagax ». D’où la sagacité, comme finesse des sens, qui laisse présager le danger comme l’heureuse prise.
Tout, dans l’existence, est donc affaire de sensation et de sentiment. De l’appréhension spontanée et involontaire de ce qui nous entoure par l’entremise des cinq sens, jusqu’à l’acceptation ou au refus que nous en manifestons. Nous consentons, donnons notre assentiment, ou au contraire nous refusons ce qui nous semble insensé, en contradiction avec ce que nous ressentons au plus profond de notre intimité, de notre sensualité. En effet, n’en déplaise à notre volonté de rationaliser, de conceptualiser notre rapport au monde, c’est le corps sensoriel qui prévaut. La sensibilité, au froid ou au chaud entre autres, induit le plaisir ou le désagrément. Et par là-même elle donne un sens, mental avant d’être intellectuel. Le sens, à la fois la direction, c’est-à-dire le cheminement logique, et la signification à lui conférer. Le forcené (*for-sené) n’est-il pas, au sens propre, celui qui est « hors de sens » ?
Ce champ lexical émane du seul latin. Le grec, en regard, élabore le vocabulaire de la sensation à partir de *pathos, au sens précis de ce qu’on ressent positivement ou douloureusement, mais toujours dans la passivité. Apathie, empathie, antipathie, sympathie, jusqu’au pathologique.
Le latin en infère la patience ou l’impatience, la compassion, l’impassibilité ou l’incompatibilité.
Les circonstances actuelles justifient pleinement la diversité de ce voyage étymologique, qui s’inaugure avec la privation de la sensation jusqu’à flirter dangereusement avec la folie individuelle et collective. Dans les espaces privés ou publics, où se croisent des visages dont le masque interdit la reconnaissance, le pire serait de s’accoutumer à ne plus pouvoir sentir l’autre, instinctivement perçu comme un danger potentiel, et de justifier que la victime du virus, qui n’est plus en mesure de flairer ou de déguster son entourage, soit reléguée et ostracisée. Le monde et la société humaine, réduits à une neutralité de façade hostile, y perdraient à coup sûr leur bon sens, devenus insensés, faute de se fier à la sage lucidité de la vigilance et de la solidarité.
Alors, bas les masques ? Certes non !
Le retour tant attendu, mais largement prématuré, à la liberté des sensations et des sentiments serait un heureux présage, n’est-ce pas ?
Annick Drogou, Galilée.sp, 2020