« Métro, boulot, dodo »…
Le slogan familier serait-il en voie d’obsolescence programmée par le vicieux virus ? Comment le décliner désormais dans les contingences du travail ?
Boulot ? Oh que oui ! Dodo ? Peut-être perturbé… Métro ? De moins en moins…
Qu’en est-il de la nature du « bureau » ?
Qui reconnaîtrait dans ce nom si commun le sémantisme du feu et de sa couleur ? Le grec, *pur, pyr-, l’étrusque *purrus et le latin *burrus désignent ce qui est « rouge de feu », roux, rougeâtre. Et, en latin, *burra c’est la laine grossière, la bourre, tissu de couleur foncée, dont on se revêt pour porter le fourrage. Comme le grec *birros, le gaulois *birro conserve l’idée d’une courte cape à capuche, en tissu grossier. D’où, plus inattendu, le béret et même le burnous !
Et voici, au Moyen-Âge, la bure du moine – bourru, comme le rappelle Sganarelle à Don Juan…
Stigmatisé par sa fonction infamante, le bourreau se voit contraint de porter le vêtement grossier de couleur rousse. Et la métaphore s’applique au sbire, que son uniforme classe dans la catégorie des roux, d’éternelle mauvaise réputation. En argot, la police n’est-elle pas la rousse ?
Même dépréciation pour le burlingue, jusqu’à le taxer, par le biais de l’italien, de burlesque…
Le bureau donc. Le moine médiéval, frileusement emmitouflé dans la bure de son froc à capuche, est penché sur sa table de copiste dans le clair-obscur du scriptorium, dans un silence glacial et studieux. Le bureau, c’est d’abord la nappe de même étoffe qui protège sa table de travail, puis la table elle-même et la pièce où elle se trouve. Jusqu’à désigner le travail qu’il représente, dans la diversité des lieux de son exercice, étriqués, vastes, cloisonnés, ouverts, discrets ou confidentiels.
Ainsi, dès le 17e siècle, la nouveauté des maisons de café à Londres favorise l’émergence de lieux de travail originaux, où on lit les gazettes, où la Lloyd’s règle les questions d’assurances. Café-bureau,central dans la vie londonienne, préfiguration de la City.
Bureau, table où lire les tabloïds, et pourquoi pas sa tablette ?
Mais sait-on que du latin *tabella proviennent aussi, familièrement, la taule et son taulier ?
Nous y voilà ! La « prison » peut décidément prendre des aspects bien déconcertants.
D’abord, ce qui enserre, relie insidieusement. Au premier chef, la connexion.
L’idée en est le « lien », issu de l’indo-européen *negh-nedh. D’où le latin *nexus, ce qui enlace, attache. Annexe, connecter. *Nodus, le nœud, tel celui, gordien et fait d’une écorce de cornouiller, qu’Alexandre le Grand tranche sans vergogne en 334 av. JC. Le bâton noueux, le point nodal.
Et aussi *nassa, la nasse qui enferme sans échappatoire permis. Et par le biais de l’ancien parler germanique, le gotique *nati, qui désigne le filet, l’anglais propose le net, filet, réseau,en allemand Netz.
De quoi s’interroger sur les injonctions répétées « Restez connectés ! »…
Restez connectés
À toutes les époques, on a cherché à établir la communication à longue distance, surtout en relais stratégiques.
Un télé-phone, au sens propre ? Sait-on que ce « son au loin » fut utilisé par Alexandre le Grand au cours de sa conquête ? Dans son Anabase d’Alexandre, Arrien rapporte qu’une trompe géante enroulée comme un cor, suspendue à un trépied de quatre mètres de haut, permettait d’émettre des sons à une portée d’environ quatre kilomètres. En retour, ce cornet acoustique facilitait la localisation des sons en réponse.
L’inventeur du téléphone, Alexander Graham Bell (1847-1922), le 14 mars 1876, passe le premier appel depuis son propre bureau vers le bureau voisin de Watson. Grand moment, définitif, qui modifie à tout jamais la notion même de communication entre les individus.
« Le grand avantage qu’il présente, par rapport à tous les autres appareils électriques, c’est qu’aucune connaissance technique n’est nécessaire pour s’en servir », disait Bell. À l’origine, l’objet est perçu seulement comme un appareil propre à diffuser bulletins météo, informations boursières, alarmes d’incendie, musiques de divertissement et même berceuses pour bébés turbulents. En effet, papoter avec des gens qu’on voit régulièrement semblerait absurde ! Et on persiste à préférer le courrier postal. Le premier bureau de poste, justement, est installé par la Ferme Générale des Postes royales, rue des Poulies, aujourd’hui rue du Louvre (1er ), à côté des Halles.
Omniprésence, omnipotence des modes de connexion dans nos sociétés modernes, après le fil du téléphone, le fil à la patte…
Quand un virus s’invite méchamment au festin des communications, bien des comportements se voient remis en question, au premier rang desquels la relation au travail.
Isolez-vous, restez chez vous ! Et voici le travail à domicile.
Sémantisme signifiant qui est issu de l’idée immémoriale de « bâtir sa maison », assortie du pouvoir de domination de celui qui y règne en maître, parfois en despote. Et le domicile se fait donjon quand le confinement est imposé, la vie domestique prend drastiquement le pas sur la sociabilité extérieure et le *dominarium, le danger de claustration s’installe.
Travaillez chez vous, vous n’avez pas vraiment le choix d’ailleurs. C’est ça ou le chômage ! Une fois de plus, l’étymologie est facétieuse et caustique, quand on sait que l’origine du mot se trouve dans l’idée de brûlure. Du grec *kauma, brûlure du soleil, est issu le calme de la mer par temps très chaud. Chômer, au sens premier, c’est se reposer quand il fait trop chaud, donc cesser le travail…
Travail
Son étymologie indo-européenne, *pag- pak, le place dans le champ de ce qu’on fixe, enfonce solidement. Et on s’étonnera d’y trouver le mot paix. Eh oui, cette paix que l’on tente de ficher dans les esprits, par le geste consacré de fixer en terre le pieu qui manifeste tangiblement l’arrêt des hostilités entre clans adverses. Un pacte de non-agression. Une page qui se tourne peut-être dans l’ordinaire des conflits. Une paix qu’il va sans aucun doute falloir payer.
De ce très vaste sémantisme, émerge aussi le travail, *tripalium latin, triple pal dans lequel on entrave chevaux et bœufs pour ferrer leurs sabots. Pal, *paxillus, pieu, poteau de torture sur lequel on va empaler avec une extrême barbarie le résistant trop peu bavard. Cette torture médiévale s’est édulcorée pour ne garder que l’idée de douleur, celle de l’enfantement, de la femme entrée en travail, celle d’une tâche pénible.
Résumons le cheminement
Le moine, penché sur son bureau, par devoir de piété, copie les manuscrits, enlumine la parole divine. Il a fait vœu de silence, d’isolement volontaire et studieux, y cherchant la liberté de la réflexion et de la foi dans la claustration de l’état monastique. Un millénaire plus tard, nos sociétés barbotent dans les messages omniprésents, sans limites de temps, d’espace, de pudeur, en se persuadant que la liberté est inscrite dans leurs tablettes. Sans mesurer combien le réseau du Net les enserre, justifiant plus que jamais la nasse de ses origines. À prétendre s’affranchir des contraintes du corps physique et du contact social, n’a-t-on pas tissé un inextricable entrelacs de communications, dont il apparaît de plus en plus ardu de se déconnecter ? Contact virtuel, mais lieu favori de la surveillance à distance, insidieuse ou avérée, dont les frontières s’estompent dangereusement entre l’espace mental, privé, intime, et celui de la sur-sollicitation extérieure.
Faciliter la technologie des objets de la communication complique, de manière exponentielle, les échanges entre individus et obscurcit singulièrement leur nécessaire clarté. Trop de mots et d’images, trop vite lâchés, impossibles à rattraper ou nuancer par le regard et le geste. Nos divers écrans règnent désormais en despotes, en galvaudant les conditions du travail, et risquent fort de pervertir définitivement l’espace et le temps, qu’ils raccourcissent jusqu’à leur négation même.
Annick Drogou, Galilée.sp