Jacky LESUEUR a repéré un article d’ Emilie AGNOUX – co-fondatrice du Think Tank « Le Sens du Service Public » – paru dans la revue « Humanisme » et publié avant la dissolution de l’Assemblée Nationale. L’article conserve toute sa pertinence au moment de la constitution d’un nouveau gouvernement qui devra , à l’évidence, clarifier son approche des choses au regard des dossiers de réforme présentés par l’ancien Ministre de la Fonction Publique et qui avaient suscité les plus vives réactions syndicales… https://www.sens-du-service-public.fr/
VOICI LA REFLEXION
« Le projet de loi « pour l’efficacité de la fonction publique » porté par le Ministre Stanislas Guérini devait arriver dans le débat public au second semestre 2024. Celui-ci réactivait les clivages picrocholins sur le statut de la fonction publique et la carrière des fonctionnaires, en particulier la répartition en catégories A, B et C.
L’ambivalence du rapport des Françaises et des Français à l’égard de leurs agents publics en dit long sur les débats qui traversent la société française de longue date, sur la place des services publics dans notre contrat social, mais aussi sur l’acceptation de statuts dérogatoires au droit commun, censés pourtant garantir au moins autant les droits que les devoirs des serviteurs de la chose publique, et donc in fine protéger le citoyen et la démocratie.
Trop de fonctionnaires ?
Dans notre pays, le service public englobe aujourd’hui de nombreuses missions d’intérêt général, exercées par un acteur public ou déléguées à un acteur privé sous le contrôle de l’acteur public. S’il regroupe une grande diversité de missions et de statuts juridiques, le service public s’est consubstantiellement accompagné d’une expansion de l’emploi public dans le temps long.
Comme le développe avec beaucoup de précisions l’historien Emilien Ruiz dans son ouvrage intitulé « Trop de fonctionnaires ? histoire d’une obsession française (XIXe – XXIe siècle) », la question du nombre optimal de fonctionnaires est une antienne politique au moins aussi datée que l’édification de notre Etat moderne, avec le développement de son intervention pour la prise en charge de problèmes collectifs. La plupart des dernières campagnes présidentielles n’ont d’ailleurs pas manqué de se plier à cet exercice comptable, en esquivant régulièrement les questions de fond.
L’emploi public représente aujourd’hui 20% de l’emploi total, soit 1 emploi sur 5 (5,7 millions de personnes). Cette part tend à se stabiliser sur la période récente, ce qui peut d’ailleurs constituer un des facteurs d’explication des difficultés du secteur public, confronté à une hausse exponentielle des besoins de la population, a fortiori depuis la pandémie de Covid19.
Comme le relate désormais régulièrement notre débat public, les difficultés de nos services publics sont aujourd’hui largement dues aux problématiques de recrutement en entrée, qui se cumulent au départ de nombreux professionnels, soit du fait de démissions, soit du fait des départs en retraite. On estime ainsi par exemple que plus du tiers des secrétaires de mairie vont partir à la retraite à l’horizon 2030.
Si les conséquences sont bien identifiées et médiatisées en matière de santé ou d’éducation, la qualité et la continuité des services sont aujourd’hui rendues plus difficiles dans tous les pans du secteur public, ce qui questionne en retour la capacité du politique à tenir ses engagements, faute de disposer des leviers essentiels à la bonne mise en œuvre des politiques publiques.
Un statut à part pour une fonction publique au cœur de la société démocratique
Comme l’explique de manière limpide Charles Arambourou, l’émergence des services publics s’est accompagnée de règles dérogatoires, qui sont l’expression matérielle de la puissance publique. Parmi celles-ci, l’expansion du domaine du service public a conduit à l’édification de conditions de travail particulières, qui ont débouché sur l’élaboration de statuts de la fonction publique, conçus pour régir le recrutement et la carrière des fonctionnaires.
Formalisé en 1946 au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, en pleine reconstruction de notre pays, le véritable premier statut de la fonction publique a été pensé à la fois comme un pilier de notre modèle social, la condition de la confiance de la population mais aussi de l’efficacité de nos administrations, en partant du principe que le fonctionnaire accumule de l’expérience, des compétences et garantit la continuité du service public.
Le statut constitue un ensemble équilibré de droits et de devoirs qui bénéficient avant tout aux citoyens et à l’Etat, et non pas aux fonctionnaires eux-mêmes, contrairement aux idées reçues.
Ce sont notamment ces règles dérogatoires à celles du contrat de travail habituel qui font que les fonctionnaires sont astreints à des obligations de service, de mobilité, ou encore d’implantation géographique afin de garantir l’égalité d’accès aux services publics sur l’ensemble du territoire : enseignants, policiers, gendarmes, magistrats, militaires…
Ces règles restreignent aussi l’exercice de certains droits citoyens pour garantir la continuité de service (droit de grève) ou encore la neutralité et le bon fonctionnement du service public (devoir de réserve).
L’instauration d’une fonction publique de carrière, le fonctionnaire intégrant un corps ou un cadre d’emploi et évoluant en son sein tout au long de son parcours professionnel, doit également garantir la préservation des intérêts collectifs de long terme, en offrant une durabilité à la chose publique. La spécificité des métiers du public, des métiers du lien, justifie d’autant plus d’inscrire la relation de travail sur le temps long, pour gérer ce qui ne peut s’apprendre que « sur le tas », à savoir la relation humaine, la complexité des rapports et des situations.
Un autre avantage offert par le statut tient à la modération salariale et à la prévisibilité des dépenses qu’il permet, sur la base de critères de progression de carrière réglementés et à la main du politique. Cette modération salariale a longtemps été compensée par certains avantages progressivement étendus au reste de la société française (droits à congés, avantages sociaux, logement…), autant d’éléments qui ont été remis en cause par la logique économique dominante depuis plusieurs décennies.
Notons également que de plus en plus d’obligations déontologiques se sont imposées dernièrement afin de garantir l’impartialité et d’éviter les conflits d’intérêt, de moins en moins tolérés dans notre société démocratique.
Autant d’éléments qui affirment et garantissent que travailler pour le service public, ce n’est pas travailler pour n’importe quel employeur.
Un statut contesté et ébranlé
Le « statut général » auquel nous nous référons est celui de la loi du 13 juillet 1983, porté par le Ministre communiste Anicet Le Pors, et qui a été décliné à travers trois lois complémentaires pour les trois versants de la fonction publique : Etat, hôpital et collectivités locales. Contesté dès son adoption, ce statut, qui a fait le pari de la fonction publique de carrière, a survécu jusqu’à nos jours, connaissant plusieurs dizaines de réformes depuis plus de 40 ans.
Pourtant, nous assistons aujourd’hui à un renversement de perceptions et de valeurs. Si le statut a constamment été jalousé, dénoncé, caricaturé, il est désormais régulièrement présenté comme un problème, si ce n’est le problème, dont souffriraient nos services publics, ce qui justifierait pour certains d’aligner les conditions d’emploi à celles du secteur privé dans le but de satisfaire les besoins d’usagers-consommateurs tout en générant des économies substantielles.
D’autres pays en Europe ont fait un autre choix, réservant par exemple le statut de fonctionnaire aux seuls métiers régaliens et privilégiant la relation contractuelle pour les autres métiers du secteur public.
Le modèle français de fonction publique a lui aussi beaucoup évolué et donne une place croissante aux contractuels, qui représentent aujourd’hui plus d’un emploi public sur 5, avec une hausse continue et particulièrement marquée ces dernières années, facilitée notamment par la loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019, mais aussi par les profils et attentes des nouveaux entrants.
Nous aurions tort de considérer que le statut constitue en soi un problème. La crise d’attractivité et les départs puisent leurs sources dans de multiples explications : pénurie générale de main d’œuvre, concurrence du secteur privé, image dégradée des services publics, nouveaux rapports au travail, perte de sens, manque de moyens, déficit d’information sur les métiers et voies d’accès…
Dans son rapport annuel de 2022 sur l’état de la fonction publique, la Direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP)indique ainsi que le nombre moyen de candidats pour un poste offert est passé de 16 en 1997 à six dans la période récente.
La dévalorisation dont ont fait l’objet les agents publics de longue date, et jusqu’à nos jours, n’est pas sans lien avec la crise d’autorité, au sens où l’entend Hannah Arendt, et avec le sentiment d’impuissance de la puissance publique.
Toutes les DRH publiques le constatent également : nous assistons à un bouleversement des comportements individuels et collectifs, qui vient questionner le modèle de fonction publique à la française. Les Françaises et les Français, et pas seulement les nouvelles générations, ne veulent plus forcément faire le même métier toute leur vie ni être mutés n’importe où tous les 2 ou 3 ans et travailler loin de leurs attaches personnelles. Ils veulent en revanche pouvoir mieux concilier leur vie personnelle et leur vie professionnelle, se réaliser dans leur travail ou encore avoir une progression salariale plus rapide et personnalisée.
Autant de sujets qui relèvent de la gestion RH, du management, du dialogue social, du politique, ou encore des finances publiques, bien plus que de la loi et du droit…
Des services publics sans fonctionnaires ?
La notion de statut relève d’une double signification. Il y a bien évidemment le statut juridique que nous venons d’aborder, mais également le statut social, qui a probablement été encore plus mis à mal que le premier.
Il est regrettable que le débat public se concentre systématiquement sur ce statut, souvent méconnu, le nombre de fonctionnaires ou le pourcentage des dépenses publiques dans le PIB, sans jamais questionner ni débattre démocratiquement des besoins à prendre en charge collectivement ou du modèle de société dans lequel nous voulons vivre.
Comme nous l’avons évoqué au début de cet article, prendre un chiffre isolé n’a pas beaucoup de sens politique. Que le service public soit délivré par des acteurs publics ou privés, par des fonctionnaires statutaires, des agents contractuels de droit public ou des salariés de droit privé, la question est d’abord celle de la mise en commun par la puissance publique de manière organisée, concertée et contrôlée.
Pour autant, la question du statut du prestataire de service (public ou privé) et du statut des agents, n’est pas sans incidence sur les formes de l’intervention, le rapport au temps, aux principes démocratiques et à la redevabilité envers les citoyens comme nous l’avons également rappelé précédemment.
Il conviendrait au demeurant de réaliser un bilan objectif et complet des délégations de service public, en incluant le coût complet, mais aussi la qualité réelle et globale du service, la soutenabilité, l’égalité d’accès au service, le contrôle effectif par la puissance publique, ou encore la préservation de la souveraineté et des intérêts de long terme (entretien des infrastructures, réalisation des investissements, maintien de l’expertise publique, etc). Autant de critères d’appréciation qui pourraient être étendus à l’évaluation du recours accru à des contractuels de droit public pour pourvoir les postes vacants dans nos organisations publiques.
Il nous faut également rappeler que la prise en charge collective par des acteurs publics est venue soit combler une carence du marché, soit remplacer du travail gratuit, notamment le travail d’éducation et de soin prodigué par les femmes. Ne plus être en capacité de les assumer par des emplois dédiés reviendrait à questionner ces équilibres économiques, sociaux et sociétaux.
De fait, le périmètre du débat public est régulièrement biaisé et confus, puisque notre système est loin d’être aussi étatisé qu’il ne l’est présenté. Les récentes polémiques sur les écoles ou les maisons de retraite privées en attestent. Un grand nombre de besoins collectifs sont aujourd’hui pris en charge par le secteur privé lucratif ou associatif de manière plus ou moins satisfaisante. Les éléments déterminants pour apprécier ces services, qu’ils soient publics ou privés, reposent sur le projet porté par la structure, la qualité de la prise en charge, les moyens disponibles, la formation des professionnels et l’environnement de travail permettant de donner ou non le meilleur de soi.
Si le statut n’a pas la rigidité qui lui est souvent accolée, les agents publics pouvant effectuer diverses formes de mobilité (en détachement entre versants de la fonction publique, en interne au sein d’une même administration, en disponibilité auprès du secteur privé…), la porosité entre le secteur public et le secteur privé permet aussi des modes d’exercice hybrides. Des fonctionnaires en poste peuvent ainsi cumuler leurs fonctions avec des activités privées, en dehors de leurs heures de service et généralement sous réserve d’autorisation de leur employeur.
En conclusion
Qu’il s’agisse des missions de service public ou du statut des personnes qui y concourt, la forme hybride semble davantage caractériser le modèle français actuel que cela n’a été présenté jusqu’alors. C’est ce point d’équilibre qui semble aujourd’hui remis en cause par les tenants d’une plus forte libéralisation d’un côté, et ceux d’une plus forte reprise en main publique de l’autre côté.
Sans le dire, notre modèle de fonction publique de carrière cède néanmoins du terrain à la contractualisation des rapports entre l’Etat (au sens large) et ses agents. Les grands chamboulements qui ont affecté nos opérateurs historiques de réseaux (SNCF, EDF, La Poste) pourraient ainsi être perçus comme les prémisses des évolutions de fond qui auraient vocation, sous l’impulsion du politique, à se diffuser à la plupart des services publics. L’une des seules digues qui semble encore tenir réside dans la préservation des missions régaliennes, pour lesquelles il existe un relatif consensus sur la nécessité de disposer de fonctionnaires de statut.
Pourtant, qui peut aujourd’hui affirmer que la gestion des déchets, de l’eau, des sols, de l’alimentation, du numérique public et ne constituent pas des domaines stratégiques qu’il convient de préserver dans le giron de la puissance publique, à son contrôle et à sa maîtrise ? «